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13 février 2015 5 13 /02 /février /2015 09:48



 Je ne suis pas Jérôme Bel, spectacle présenté le 19 février 2015

à la Maison des Arts (Université Bordeaux Montaigne)

Article rédigé par : Marine Auther, Emila Gilly-Grellier, Emeline Hervé, Perrine Thomas et Sarah Tourtelot

 

 

 

 

Le spectacle de Laurent Falguiéras, par son titre, se place en distinction voire en opposition avec le chorégraphe Jérôme Bel. Cette distinction ou opposition avec le chorégraphe « star » constitue une façon de se définir en tant qu'artiste et de se positionner dans le champ de la danse, et semble signifier que Laurent Falguiéras se distingue voire s'oppose à un courant tout entier : celui de la « non-danse », dont Jérôme Bel est souvent considéré comme l’un des chefs de file. Le choix d'un tel titre suppose une certaine connivence avec le spectateur, supposé connaître le chorégraphe dont il est question, ainsi que le courant auquel on le rattache, afin de comprendre (peut-être) en quoi Laurent Falguiéras n'est pas Jérôme Bel. Mais c'est aussi plus simplement une façon de se définir en tant qu'individu, « je ne suis pas un autre… puisque je suis moi » ; car bien entendu, d'un point de vue purement pragmatique, l'un ne peut être l'autre, et vice versa.

 

Partant de ce titre et de ses présupposés, il s'agit donc pour nous de redéfinir des bases communes afin d’aider, peut-être, à la réception du spectacle de Laurent Falguiéras. Pour ce faire, après avoir présenté l’artiste, sa compagnie et son spectacle puis livré une description synthétique de celui-ci, nous dresserons un portrait de Jérôme Bel, puis nous traiterons plus largement du mouvement (ou de l’étiquette) de la « non-danse ».

 

 

 

I- PRESENTATION DU SPECTACLE, DE L’ARTISTE ET DE SA COMPAGNIE

 

 

Le spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel a été chorégraphié et est interprété par le danseur/chorégraphe Laurent Falguiéras, qui possède un parcours atypique. Jeune, il débute le sport avec le rugby, qu'il pratiquera pendant douze ans. Puis, à vingt ans, il se tourne vers la danse et se rapproche du milieu artistique. Il se forme au Conservatoire de Poitiers en danse contemporaine auprès d’Odile Azagury, dont il deviendra l'un des interprètes dans les années 2000. Par la suite, il collaborera avec Claude Magne, Nathalie Pernette et Denis Plassard. En vingt ans, il se sera formé physiquement et psychologiquement à la technique chorégraphique ; il aura développé la danse engagée qu’il prône, une danse qui requiert un investissement corporel total, et aura chercher à pousser son art à son paroxysme en s'emparant de l'espace public pour y réaliser des performances.

 

En 2001, il fonde la compagnie Pic La Poule avec Barbara Blanchet, une danseuse interprète qu’il a rencontrée au Conservatoire de Poitiers, et qui s'intéresse depuis quinze ans à la création comme à l'enseignement. Les deux artistes s'entendent sur une volonté : mettre en avant le mouvement dansé, « défendre la danse "en mouvement" » (par opposition à ce que certains ont nommé « non-danse »), tout en se questionnant à son sujet : « Aujourd’hui que signifie le mouvement ? Qu’est-ce qu’un espace chorégraphique et ses limites ? Qu’ai-je à vous dire ? S’engager, oui, mais comment ? »[1]. Mais ils n'en oublient pas pour le moins le sensible, et travaillent pour ce faire avec de nombreux intervenants extérieurs ; des amateurs comme des professionnels tels que les chorégraphes Claude Magne, Odile Azagury ou la performeuse Claire Servant et les élèves du département STAPS de l'Université de Limoges.

 

Revenons au spectacle qui nous occupe ici : Je ne suis pas Jérôme Bel, la dernière production de la compagnie, créée en 2013, s'inscrit dans la lignée des créations de la compagnie, parmi lesquelles figurent notamment Scène, Perlimpinpin, Déjà vu et Mutations. Laurent Falguiéras poursuit ici ce qu’il avait mis en œuvre dans ses autres spectacles : la recherche d'un mouvement libre, la quête d'un geste engagé et le questionnement de la place du spectateur vis-à-vis de la création artistique[2].

 

A travers ce solo de sa création, Laurent Falguiéras  met au centre du plateau son parcours et sa libération par la danse. En cela, Je ne suis pas Jérôme Bel constitue une œuvre autobiographique et le fruit d’un retour aux sources, d’une réflexion de l’artiste sur sa métamorphose (celle d'un sportif de haut niveau en un danseur et chorégraphe accompli). Mais elle découle aussi de l’envie, qu’avait Laurent Falguiéras, de travailler sur le trouble et les changements d’humeurs ou de facettes des individus. Le titre lui-même entend créer du trouble puisque Laurent Falguiéras y définit son identité, par la négative, en prenant pour référence le chorégraphe contemporain Jérôme Bel. On se demande pourquoi, au premier abord... On se rappelle (éventuellement) que Bel a nommé certains de ses soli par son nom ou ceux de ses danseurs (citons, par ordre chronologique de création, Jérôme Bel, Véronique Doisneau, Pichet Klunchun and myself, Isabel Torres, Lutz Förster et Cédric Andrieux). On rattache (ou pas) ce nom et cette figure à l’esthétique de la non-danse (ou de la danse conceptuelle) et à la question de la célébrité. Et on observe (ou non) que, contrairement à Jérôme Bel, Laurent Falguiéras n'est pas un chorégraphe reconnu, mais que le titre de son solo, qui le positionne en distinction, valorise sa singularité d'artiste et donne éventuellement une petite idée de ses orientations esthétiques.

 

Mais voyons, à présent, à travers une description synthétique du spectacle, comment se présent Je ne suis pas Jérôme Bel, dans le concret du plateau.

 

 

 

Laurent Falguiéras traversant la foule de mannequins de Je ne suis pas Jérôme Bel

 

 

 

II- DESCRIPTION DU SPECTACLE

 

 

C’est dans un univers mi-onirique mi-psychédélique que le spectacle plonge ses spectateurs dès leur entrée en salle. Le plateau est recouvert d'un tapis de danse en linoléum bleu et une épaisse fumée embrume des mannequins d’hommes et d'enfants, qui ont été peints dans le même bleu, électrique, que le tapis et disposés en trois demi-cercles concentriques, entre le milieu et le fond de la scène, constituant comme une petite foule en marche vers l’avant-scène.

 

Laurent Falguiéras, vêtu d'un mini-short en jean, de chaussons roses très voyants et d'une veste bleue électrique, entre en scène, ou plutôt s’avance vers le public en sortant de l’épaisse fumée qui se répand du fond du plateau vers la salle. Le danseur entame une suite de mouvements chorégraphiés en utilisant tout l'espace du plateau, sur une bande-son électro assez répétitive. Déambulant entre les mannequins, il répète sa phrase chorégraphique à des rythmes et avec des qualités de corps variables, allant de la fluidité jusqu'à la saccade. Suite à cela, Laurent Falguiéras retire par séquences plusieurs couches de tee-shirts, en se livrant dans les intervalles à des exercices d’entraînement sportif.

 

L'univers visuel et chorégraphique évolue par la suite, notamment à l’occasion de deux noirs plateau durant lesquels la scénographie se transforme : les mannequins sont déplacés et posés autour ou au-dessus de l'espace scénique, la fumée libère peu à peu le plateau et se distinguent des mannequins suspendus dans les airs. Au retour de la lumière et de la musique, Laurent Falguiéras entre dans une nouvelle phase de son solo : le corps se voit détaché de toute contrainte spatiale dans une ambiance de boite de nuit et le danseur, entre amusement et mise en dérision, joue avec les codes de la danse de discothèque, en connivence avec les spectateurs, sur la musique de Kid Cudi, Pursuit Of Happiness.

 

Après cette chorégraphie trépidante, l'atmosphère se calme, marquant l’entrée dans un nouveau tableau, qui contraste avec le reste du spectacle en faisant entrer les spectateurs dans l'intimité du danseur, qui se met à nu devant le public, dévoilant une nouvelle facette de son autoportrait chorégraphique : sont exposés côté cour une chaise et face à elle un portant à vêtements, sur lequel sont accrochés différents costumes (robes, chemise, pantalon...) ; cet espace s'éclaire lorsque le danseur s'y dirige et il entame une séance d'essayages, sur une musique de chant lyrique, entrecoupés de passages dansés, ici ou là, dans l’espace scénique. Le spectacle se termine sur un moment de silence, en avant-scène, face public, lorsque l'interprète, qui s’est patiemment et élégamment vêtu d’un costume trois pièces et de chaussures vernies, vient saluer et remercier le public.

 

 

A présent et comme annoncé en début d'article, voyons qui est ce Jérôme Bel chorégraphe, que Laurent Falguiéras utilise comme figure de référence, d'idenfication ou de distinction, pour son solo. Retraçons les principales étapes de sa vie d'artiste, les grandes lignes de sa pensée esthétique (de la représentation, du plateau, du corps du danseur et du spectateur) ainsi que les traits marquants de la réception de ses spectacles.

 

 

 

III- MAIS QUI EST DONC JEROME BEL ? 

 

 

1- Eléments biographiques

       

Jérôme Bel est un danseur et chorégraphe français né en 1964. Il entre au Centre National de Danse Contemporaine d'Angers à l'âge de vingt ans. Jugeant ce cursus dénué d'expériences difficiles, il quitte le CNDC seulement un an après y être entré.

 

Il commence alors sa carrière en tant que danseur interprète et danse pour de nombreux chorégraphes tels que Joëlle Bouvier, Régis Obadia, Daniel Larrieu et Caterina Sagna. Par ailleurs, en 1992, il assiste Philippe Découflé pour les cérémonies des Jeux Olympiques d'hiver d'Albertville. Certains de ces partenariats ont été pour lui des expériences marquantes et décisives pour le reste de sa carrière de chorégraphe. Par exemple, de son travail avec Caterina Sagna naît chez lui une réflexion sur le rapport entre le texte, le langage et la danse, le mouvement. Il créé sa première pièce en 1994 et l'intitule Nom donné par l'auteur. D'autres pièces s'ensuivent jusqu'à aujourd'hui. Certaines sont des échecs tandis que d'autres connaissent un franc succès : des pièces telles que Jérôme Bel (1995), Le Dernier spectacle (1998) ou encore The Show must go on (2004) ont permis de faire de Jérôme Bel un artiste reconnu internationalement, entre autres par les critiques et ses pairs.

 

A partir de 2004, il modifie sa démarche artistique pour explorer les dialogues qui naissent lorsque travaillent avec lui des danseurs issus de milieux artistiques extrêmement différents de son univers esthétique. Il a entre autres travaillé avec la danseuse classique Véronique Doisneau dans la pièce éponyme (Véronique Doisneau, 2004) et avec Pichet Klunchun, danseur traditionnel thaïlandais dans Pichet Klunchun and myself (2005).

 

Enfin, au début des années 2010, il continue d'explorer cette démarche, en allant du côté de ce que l’on considère majoritairement comme du théâtre. Il met tout d’abord en scène, en 2012, Disabled Theater, avec des acteurs professionnels handicapés mentaux, de la troupe Theater Hora. Puis dans Cour d'honneur, qu’il crée au Festival d'Avignon en 2013, il met en scène quatorze spectateurs qui relatent leurs expériences personnelles de spectacles données, à un moment ou un autre de l’histoire du Festival, dans la Cour d’honneur du palais des Papes[3]

 

 

 

2- Esthétique minimaliste, esthétique de la « non-danse »

 

Les chorégraphies qu'il compose sont reliées par nombre de commentateurs au mouvement de la « non-danse » (sur cette catégorie ou cette étiquette, voir la quatrième partie de l’article ci-après). Il est d'ailleurs devenu l’un des plus grands représentants de ce mouvement ou de cette tendance chorégraphique.

 

L’esthétique qui caractérise le travail chorégraphique de Jérôme Bel a souvent été qualifiée de « minimaliste ». Il veut ramener l'auteur à sa signature, notamment en donnant pour titre à sa pièce de 1995 son prénom et son nom : le chorégraphe signe le spectacle puisque l'acte de mise en scène est le sien (alors que l'acte de mouvement, le geste, propre à chaque danseur ou acteur, est l’œuvre singulière de chaque interprète). Il désire ramener la danse à ses conditions de possibilité, à son état le plus simple (pour lui, l'essence de la danse, c'est la lumière, la musique et les corps). Il n'y a aucune surenchère dans le travail de Jérôme Bel. Et par ce langage minimaliste qu’il utilise, ou plutôt qu’il élabore, il remet en question les idées reçues que l’on peut avoir sur la danse ou le théâtre, par exemple l'idée que le théâtre, c'est l'illusion, ou que la danse, c'est la profusion de mouvements virtuoses et techniques[4]. Plus exactement, il procède à une déconstruction du corps comme de la représentation, du corps en représentation, et le confronte au réel[5]. Rosita Boisseau, journaliste et critique de danse, parle dans « Jérôme Bel à la recherche de lui-même » d'une « démolition de la mythologie du spectacle. Pas de décors, de costumes, de lumières, pas de musique. »[6] A travers Jérôme Bel, par exemple, le chorégraphe voulait créer une « pièce vide » pour questionner le corps, le plateau et la représentation. Il cherche aussi à débarrasser les corps et la danse de toute virtuosité technique et à supprimer les codes qui régissent nos gestes. Il ne fait pas danser les corps, mais en dresse une cartographie ; il répertorie sur scène le corps du danseur, lui fait explorer l'élasticité de sa peau, sa morphologie, la dureté de sa chair, la manière dont il est composé, bref toutes les particularités physiques qui lui sont propres. Ainsi, dans Jérôme Bel, les interprètes sont nus, et par un mouvement « non-dansé », ils découvrent leur corps et les effets que leurs gestes ont sur ce dernier, comme s’il leur était inconnu. Il explore l'émotion d'un acte unique, simple, radical, dénué de tous les codes spectaculaires usuels. Il s'éloigne de toute forme de connotation : les mouvements sont premiers, les corps sont simplement nus et la lumière n'est émise que par une ampoule dans Jérôme Bel (1995), la musique est chantonnée en live dans The Show must go on (2001) [7].

 

Ce minimalisme correspond à la recherche de ce que Jérôme Bel nomme, après d’autres, le « degré zéro ». Le chorégraphe reprend le terme et la théorie que Roland Barthes, critique et sémiologue français du 20ème siècle, a exposés dans l'essai Le Degré zéro de l'écriture, publié en 1953. Roland Barthes y donne des outils pour pratiquer ce qu'il appelle « l'écriture blanche » : de la littérature qui « n'essaierait pas d'être littéraire », une littérature débarrassée de tout exercice stylistique, une littérature que l'on pourrait qualifier de « neutre »[8]. Cette théorie, Jérôme Bel l'applique à la danse. Il retourne à ce qu'il y a de plus « basique », de plus neutre dans les éléments scéniques. Par exemple, la lumière est ramenée à l'émanation de l’ampoule, inventée par Thomas Edison ; donc dans certains de ses spectacles – entre autres Jérôme Bel –, c'est une actrice qui porte l'ampoule et qui ne fait que ça. De même, la musique se passe d’enceintes et d’enregistrement, c'est simplement un acteur qui chantonne sur scène. Les corps sont nus, banals, pas surentraînés ni spectaculaires. Ainsi en appliquant ce principe du degré zéro, en réduisant tous les éléments scéniques à des « unités minimales de représentation »[9], Jérôme Bel construit une esthétique minimaliste, s'éloigne de conceptions superficielles qui se sont sédimentées dans l’histoire de la discipline chorégraphique, et fait briller la danse par son absence (ou du moins sa réduction maximale)[10].

 

 

 

Jérôme Bel (1995) de Jérôme Bel © jeromebel.fr

L'interprète explore l'élasticité de sa peau dans un tableau de Jérôme Bel.

 

 

3- Le rapport aux spectateurs : activité et réflexivité

 

Jérôme Bel considère l'art comme un objet de recherche et ses pièces comme des réflexions sur l'art vivant. Il questionne sans cesse le plateau, que ce soit sa forme, ses enjeux ou son rapport aux spectateurs et à la représentation. Il interroge le plateau, les attentes que peuvent avoir les spectateurs vis-à-vis de ce dernier ; il propose une réflexion sur le plateau par l’utilisation qu’il en fait. Avant tout, lui qui condamne l'illusion théâtrale veut que ses spectacles révèlent la réalité ; il essaie de faire apparaître la vérité, ou une vérité. Sa démarche est mue par l'idée de « je vais vous montrer ».[11] Il veut montrer au spectateur mais aussi susciter de la réflexion chez lui. Et pour ce faire, il intègre des éléments du quotidien du spectateur à ses spectacles : en utilisant des thèmes, des situations, des objets du quotidien, il amène le spectateur à se questionner sur lui-même. De plus, il fait sans cesse des références à la classe ou à la culture populaire, que ce soit par la représentation de situations quotidiennes et banales (ainsi, dans Nom donné par l'auteur (1994), les interprètes se passent des objets du quotidien, ou versent du sel), la musique pop (dans The Show must go on (2001), les interprètes chantent des chansons que presque tous peuvent reconnaître) ou encore le style vestimentaire, que l'on pourrait qualifier de « populaire » (dans Shirtologie (1997), l'interprète enlève une série de T-shirts comportant des logos ou slogans qui peuvent faire écho dans la mémoire de chaque spectateur). Il questionne ainsi le rapport entre le langage populaire et le langage artistique et poétique. Ces emprunts à la culture populaire ou à la culture de masse ont aussi la particularité de déclencher le rire de par l’incongruité de certaines situations : par exemple, dans Shirtologie, l'interprète arbore à un moment donné un T-shirt avec pour slogan « ONE T-SHIRT for the life », alors qu'il vient déjà d'en enlever plusieurs et qu’il lui en reste d’autres à enlever.  

 

 

 

Shirtologie (1997) de Jérôme Bel © jeromebel.fr

L'interprète vient d'enlever un T-shirt et en arbore un autre, avec la mention « Dance or die », dans Shirtologie.

 

 

Depuis quelques années, Jérôme Bel dit réaliser un travail « ethnologique », un travail de recherche qu’il entreprend toujours dans le but de créer une réflexion sur le spectacle vivant. Il créé ainsi, au milieu des années 2000, les pièces Véronique Doisneau, Pichet Klunchun and myself et Cédric Andrieux[12], les noms de ces spectacles étant ceux des trois danseurs que Jérôme Bel a invités à raconter sur scène leur parcours d’interprète. Ces trois productions s'appuient sur l'expérience et le savoir des interprètes qu’elles mettent en scène ; tous inscrits dans des pratiques de danses bien différentes, respectivement le ballet classique, la danse classique Thaï, et la Modern Dance américaine. A travers cette série, Jérôme Bel analyse l'aliénation des danseurs par leur pratique artistique ; il cherche à comprendre et à montrer en quoi une esthétique peut participer à l'aliénation ou au contraire à l'émancipation des artistes[13]. Il se plaît à faire dialoguer, dans cette série, les pratiques artistiques des trois danseurs et ce malgré le gouffre culturel qui les sépare.

 

Si le chorégraphe a fait de l’émancipation des interprètes l’un de ses sujets de recherche, il en est de même pour l'émancipation des spectateurs. Ainsi, il questionne le spectateur d’art vivant (surtout l’habitué ou le « connaisseur ») et sa réception, sa position face au spectacle en général (ou à certains spectacles), dans Cour d'honneur, création présentée au palais des Papes, lors du Festival d’Avignon 2013[14]. Le titre fait référence à l'espace où se déroule la représentation (et pour lequel a été créé le spectacle) ; il vient faire miroir aux souvenirs, aux sentiments éprouvés par chacun des quatorze spectateurs mis en scène, à l’occasion d’un (ou de plusieurs) spectacle(s) vu(s) à la Cour d’honneur du palais des Papes, dont ils rendent compte par des prises de parole successives.

 

Jérôme Bel pense que le spectateur doit faire partie de la représentation, qu'il ne doit pas être relégué au dernier rang : il est pour lui aussi important que le metteur en scène et l'acteur. Car en fin de compte, selon lui, « il n'y a rien à comprendre »[15] dans son travail et c'est le spectateur qui doit faire vivre la pièce. Jérôme Bel dit ne rien faire interpréter aux spectateurs, il « organise seulement leur objectivité »[16] ; il compte sur chacun pour combler les vides et faire ses propres projections, grâce aux thèmes, situations ou objets banals, issus du quotidien, qu’il reconnaît aisément. Ainsi, regarder les autres sur scène, pour Bel, c'est déjà être actif, c'est participer à l'espace créatif de la représentation, cela va au-delà de l'échange : « Le public de mes spectacles doit bosser, je dis toujours que mes pièces sont coproduites par le public, j'ai besoin de l'interprétation du public de mes pièces. Le public me répond, il parachève le travail, il voit ce que moi je ne peux plus voir. »[17] Toujours dans un souci expérimental et ethnologique, il se confronte à de nouveaux publics, notamment en proposant Véronique Doisneau à l'Opéra national de Paris. Il explore le milieu dans lequel se déroulent ses représentations, et dans le cas de l'Opéra national de Paris, c'est un nouveau milieu social et esthétique qu'il explore donc, et un autre type de public qu’il découvre. Mais si Jérôme Bel dit mettre l'accent sur l'échange et la participation du public, il ne fait pas pour autant l'unanimité après des spectateurs.

 

 

 

4- La réception des spectacles de Jérôme Bel : un public divisé

 

Jérôme Bel est un chorégraphe controversé, notamment par le public. L'artiste étant connu internationalement, entre autres en Europe, au Brésil, au Japon et en Israël, la réception critique de ses pièces est vaste et globalement partagée. En effet, le public est en partie partagé quant à la présence des corps nus. Jérôme Bel s'explique à ce propos dans l'entretien « C'est Jérôme », paru dans Les Inrockuptibles en juin 1999, en relevant les différences culturelles des publics qu'il côtoie, ce qui concorde avec le caractère ethnologique de sa recherche artistique : « En Italie, par exemple, il nous est pratiquement impossible de la  montrer [la pièce Jérôme Bel] parce que les spectateurs n'y voient que des corps nus, ils ne peuvent pas s'abstraire de cette première perception et lire le spectacle. En revanche aux Pays-Bas, les spectateurs se foutent totalement de la nudité en tant que telle, ils se concentrent donc immédiatement sur le spectacle en lui-même »[18]. Précisons que certains spectateurs ont des réactions agressives vis-à-vis des œuvres de Jérôme Bel, se disent scandalisés voire demandent à être remboursés[19] ; certains considèrent le travail de Jérôme Bel comme provocateur, même si le chorégraphe s'en défend : « Je rajouterais que je ne considère pas mes spectacles provoquants, que la provocation ne m’intéresse pas le moins du monde. Et ce qui s'est passé au théâtre des Abbesses et de la Ville ne m’intéresse pas du tout. "Choquer le bourgeois" est le dernier de mes soucis. »[20] 

 

Mais ce n'est pas seulement sa façon de bousculer les esthétiques et les mœurs qui divise les spectateurs : certains ressentent un mépris du chorégraphe pour son public. Pourtant, Bel dit vouloir « responsabiliser le public, donner aux spectateurs la possibilité de réfléchir et de se positionner intellectuellement face à certaines problématiques... »[21]. Cependant, la relation entre la scène et la salle que le chorégraphe cherche à créer et expérimenter ne semble pas être bien perçue par tous. Lorsque Jérôme Bel reprend Jérôme Bel, dans le cadre du Festival d'Automne, au CDN d'Aubervilliers, en septembre 2014, certains spectateurs sont scandalisés. Une spectatrice déclare : « Ce n'est pas scandaleux que les corps soient nus, ce n'est pas scandaleux qu'ils urinent sur scène, ce n'est pas scandaleux qu'il ne se passe rien. Ce qui est scandaleux, c'est que les danseurs ne fassent rien pour le public. En somme, que les acteurs ne passent pas la rampe, qu'ils ne viennent pas nous chercher. Il y avait même cette femme allongée tout le long, dos à nous. Dos à nous ! C'est bien qu'ils nous méprisent ?! »[22]. Le rapport que Jérôme Bel semble vouloir entretenir avec le spectateur est complexe mais semble aussi paradoxal. En effet, malgré l'écriture minimaliste qu'il met en place et les recherches « ethnologiques » qu'il effectue pour susciter la réflexion, la participation intellectuelle et la responsabilisation du public, Jérôme Bel donne l'impression à certains qu'il méprise les attentes des spectateurs vis-à-vis du plateau. Ses rencontres avec de nouveaux publics sont souvent de l'ordre de la confrontation, Jérôme Bel ne cherchant pas à s'adapter aux attentes des spectateurs. Les pièces qu'il propose semblent faites pour un public averti et initié. Le paradoxe que l'on peut noter concernant Jérôme Bel réside dans la réaction qu'il a face à l'incompréhension émise par certains spectateurs. Jérôme Bel semble en effet plus dénigrer certains spectateurs que les responsabiliser : « "Choquer le bourgeois" est le dernier de mes soucis. Je ne veux rien avoir à faire avec eux, qu'ils aillent voir Roméo et Juliette ou Les Dix commandements au Palais des Congrès, ça ne me dérange pas du tout, mais qu'ils ne viennent pas voir mes spectacles, ou en tout cas qu'ils la ferment pendant le spectacle au moins [...] »[23]. Il revendique une démarche ethnologique où représentation et publics divers dialoguent ; et pourtant, un sentiment d'exclusion habite nombre de spectateurs, qui se sentent méprisés par le chorégraphe. On peut donc se poser la question de l'accessibilité de ses spectacles : les pièces qu'il propose ne sont-elles faites que pour un public initié et averti ? Sinon, quels facteurs, du côté de la scène et/ou du côté de la salle, pourraient expliquer la réception critique très contrastée de ses spectacles ? La suite de l'article apportera quelques éléments de réponse ; la poursuite des lectures sur le cas Jérôme Bel et le visionnage de captations de ses spectacles par chacun la complètera.

 

 

Le travail de Jérôme Bel est avant tout un travail de chercheur pour qui il s'agit de requestionner la pratique de la danse et plus largement la pratique de la représentation scénique. Il remet tout en question, des corps aux décors, et déplace la danse, en parle plutôt que de la faire ou de la montrer. Que devient la danse si l'on ne danse plus, ou pas comme on devrait ?

 

Nous avons rapidement traité du rapport de Jérôme Bel à la « non-danse », dans la partie qui s’achève, mais n’avons pas défini dans tous ces détails cette catégorie esthétique – catégorie que Bel, avec d’autres artistes affiliés à la non-danse, considère comme une non-catégorie factice, définie par la négation, et dans laquelle il ne se reconnaît pas. Nous tâcherons donc dans cette deuxième partie de comprendre à qui et à quoi renvoie cette appellation de « non-danse ».

 

 

 

IV- MAIS QU'EST-CE DONC QUE LA "NON-DANSE" ? 

 

 

Les années 1980 sont marquées en France par ce que certains nomment un « boom chorégraphique »[24], un renouveau remarquable de cet art du mouvement qui verra naître en son sein un courant nommé « nouvelle danse française », rapidement remis en question par « des danseurs et des chorégraphes regroupés au sein de mouvements informels » et formant un autre courant « qu'on appelle désormais la non-danse »[25]. Avant d’aborder en détail ce qu’est ou ce que désigne la « non-danse » – que l’on abordera en quatre temps, de son héritage à ses critiques en passant par sa nature « indisciplinaire » et par le caractère problématique de sa définition comme de son appellation – , livrons-en la présentation synthétique qu’en fait la journaliste et critique Dominique Frétard, dans l’ouvrage qu’elle y a consacré :

 

« Apparu dans le courant des années 1990, ce nouveau champ de l'art chorégraphique a suscité des discours et inauguré des manières complètement radicales d'être en scène. Il ne s'agit pas d'opposer cette non-danse à la danse, mais de comprendre la démarche complexe d'artistes qui rejettent les codes habituels du mouvement et de l'espace. Ces chorégraphes axent leurs recherches autour du corps, de la chair, de la peau et des os, jusqu'à jouir de la lenteur, de l'immobilité, jusqu'à atteindre même la disparition du corps. Ils se nourrissent des inventions des arts plastiques et des nouvelles technologies, se les approprient pour créer un territoire commun dans lequel le corps est une matière première, expérimentale. »[26]

 

 

 

1- Une pratique héritière des années 80

 

La non-danse se situe dans la continuité des mouvements dits « postmoderne » et de la « nouvelle danse française », dont les chorégraphes emblématiques sont notamment Trisha Brown et Steve Paxton, d’une part, Jean-Claude Gallotta et Carolyn Carson, d’autre part. Des mouvements qui souhaitent se détacher du ballet classique et de la danse moderne, dont ils reprochent l'élitisme, ceci en dissociant le contenu narratif de la forme, qu’ils vont privilégier et rendre plus libre[27].

 

Ainsi, les chorégraphes de la non-danse ont-ils d’abord été les danseurs des chorégraphes postmodernes. Ils ont hérité de leur volonté d’aller à l’encontre des esthétiques du beau, du virtuose et de l’exceptionnel, qui étaient plébiscitées par la danse classique et la danse moderne. Une phrase d’Alain Buffard, danseur et chorégraphe affilié à la non-danse, illustre parfaitement cette idée : « J’en ai eu assez de sauter comme un cabri »[28]. Cette lassitude du geste virtuose a conduit ces chorégraphes à une interrogation, une recherche, et les a donc amenés, dans les années 1990, à transformer les codes de leur danse, la danse contemporaine, dans la continuité de ce qu’avaient fait leurs aînés quelque dix années plus tôt.

 

Outre Alain Buffard, divers chorégraphes associés à la non-danse comme Jérôme Bel, Boris Charmatz, Xavier le Roy ou Wayn Traub, veulent se libérer de l’esthétique du corps beau, du geste fluide et de l’agréable. Le corps du danseur était jusqu’alors magnifié, l’important était sa beauté, sa souplesse, sa grâce – une esthétique héritée de la danse classique. Les chorégraphes de la non-danse, opposés à cette esthétique, souhaitent désormais montrer le corps tel qu’il est, sans artifices, d’où un usage de la nudité assez fréquent ; créer avec pour seul outil le corps et se débarrasser du décor, des accessoires voire des costumes ; enfin placer le corps dans des positions considérées comme inesthétiques ou inhabituelles, et permettre ainsi au spectateur comme au danseur de concevoir un nouveau rapport au corps et d’explorer ses possibilités (le spectacle de Xavier le Roy Self-Unfinished en fournit un bon exemple – voir la photo ci-dessous).[29] Ainsi, « ils conçoivent leur corps comme une entité plastique à construire et à déconstruire »[30], et non plus comme un objet de contemplation ou d’expression virtuose.

 

 

Xavier le Roy se met en scène marchant sur les mains, la tête remplacée par son postérieur,

dans Self-Unfinished (1998)

 

 

Les chorégraphes de la non-danse sont tant expérimentateurs que chercheurs et théoriciens : leurs recherches ne se font pas seulement sur le plateau, mais aussi dans les ouvrages. De plus, ils ne séparent pas la recherche et l’expérimentation du spectacle, i.e. du rendu final ; le travail de chercheur qu’ils effectuent trouve toujours son pendant sur le plateau, lequel est parfois une étape de travail. Cependant, il ne s’agit pas pour eux de mettre en scène une théorie ou des idées philosophiques, mais de présenter, à partir des recherches chorégraphiques qu'ils ont menées, leur propre interprétation de cette théorie ou de ces idées. Ils les transforment, se les réapproprient et les digèrent. Ainsi, ils se revendiquent pour beaucoup de Gilles Deleuze, Michel Foucault ou encore Roland Barthes, trois philosophes qui ont travaillé, entre autres choses, sur la danse et les arts du spectacle. Et cet abandon progressif, dont nous avons traité plus haut, du signifiant, de l’histoire, au profit de la forme chorégraphique pure trouve son origine ou son incitation dans des écrits philosophiques, comme Mille plateaux, dans lequel Deleuze, avec Guattari, prônait d’« expérimente[r] au lieu de signifier et d’interpréter »[31].

 

 

 

2- Une pratique à la croisée des arts

 

S’il est assez difficile de dire absolument en quoi consiste la non-danse, étant donné la diversité qui la constitue (elle est plus un regroupement de mouvements qu’un courant, comme nous l’avons dit en introduction), l’un des points communs entre les différents chorégraphes associés au mouvement est la pluridisciplinarité et le mélange des genres qu’ils pratiquent. Théâtre, musique, arts plastiques, cinéma, installations, conférences sont associés à la danse et parfois la remplacent, si l’on peut dire, pour constituer une performance, terme qui est souvent employé pour qualifier les spectacles de non-danse et souligner leur interdisciplinarité ou leur aspect expérimental.

 

Ainsi, pour son spectacle The Show must go on (2001), le chorégraphe Jérôme Bel demande à des acteurs de monter sur scène. Il n’y a pas de chorégraphie au sens classique du terme : par exemple, à un moment du spectacle, les acteurs sont munis de baladeurs mp3 et de casques audio ; ils chantent par moments le refrain de la musique qu’ils écoutent (des musiques pop comme I will always love you de Whitney Houston ou encore Satisfaction des Rolling Stones) et se dandinent légèrement sans que l'on puisse considérer ces mouvements comme chorégraphiés au sens strict du terme.

 

Autre exemple : Wayn Traub, lui, avec Maria-Magdalena, créé en 2009 au Théâtre des Abbesses à Paris, a mobilisé cinquante-sept acteurs et danseurs et une quarantaine de figurants qu’il a filmés. Mais sur scène, le chorégraphe est le seul présent ; il interprète une performance solo et chante devant le film qu’il a réalisé, il effectue les transitions entre les différentes images, musiques, vidéos, évoquant un monde en constante perdition, constituant ainsi un spectacle qui mêle de façon polyphonique théâtre, cinéma, musique et danse. 

 

L’autre élément qui revient régulièrement chez les artistes rattachés à la non-danse est le questionnement sur le geste chorégraphique, sur le mouvement. Ils veulent interroger leurs pratiques de spectateur, de danseur et de chorégraphe. En proposant des démarches relativement inédites ou des rapports au public différents, ils veulent changer la perception que le public a du spectacle et amener les spectateurs à de nouvelles interrogations : comment regarder un spectacle ? Comment y participer ? Pour reprendre l'exemple du spectacle The Show must go on de Jérôme Bel, les spectateurs n'entendent pas la musique que les acteurs écoutent : des informations sont donc retirées au public, ou ne lui sont fournies que par bribes (quand les acteurs chantent un refrain, ou qu'ils fredonnent la mélodie). Cela remet en question l'idée que le public est roi, qu'il doit disposer de toutes les informations, et crée chez lui un manque, une certaine frustration. Au début de la séquence, par exemple, les spectateurs n'ont aucune idée de ce qui fait bouger les danseurs.

 

 

 

3- Une définition et un terme problématiques

 

On le voit, il est compliqué de trouver une définition de ce courant ou une caractérisation commune de ces pratiques. De plus, cela a été (et c’est encore) une volonté ou un choix des journalistes et des programmateurs que de qualifier ces spectacles par le terme de « non-danse » – terme employé pour la première fois par Dominique Frétard, journaliste du Monde, en 2003, soit une dizaine d’années après l’apparition des spectacles et chorégraphes qu’il concerne[32]. C’est donc dans une perspective englobante que cette catégorie est née, et à l’insu des artistes qu’elle assemble. Les artistes affiliés à ce mouvement sont souvent en désaccord avec le terme. Et à côté des artistes, certains critiques, théoriciens ou professionnels de la culture, comme Jacques Blanc (ancien directeur du Quartz de Brest), se proposent de la qualifier d’ « indisciplinaire »[33] ou simplement de « création contemporaine », plutôt que de « non-danse ».

 

De fait, l’appellation de « non-danse » pose un problème à cause de son étymologie : le terme induit une opposition, un rejet par rapport à la danse, alors qu’en réalité, il s’agit plus exactement d’une transformation de celle-ci. Qualifier ce mouvement chorégraphique de « non-danse », c’est le définir par une négation, c’est nier son appartenance à la danse et sa qualité chorégraphique. Or, pour Gilles Jobin, danseur et chorégraphe de cet univers esthétique, « le refus du mouvement dansé n’est pas une absence de mouvement » et la « non-danse » ne devrait donc pas être nommée ainsi. Pour lui, cette confusion dans le terme a eu lieu lorsqu’en opposition avec ce qu’il appelle « les danses au kilomètre des années 80 », les chorégraphes ont préféré ne pas bouger[34]. Ces « danses au kilomètre » auxquelles Gilles Jobin fait référence étaient des danses assez virtuoses, qui prônaient la beauté du geste (dont nous parlions plus haut) ou qui ne rompaient pas assez nettement avec l’esthétique classique ou moderne ; et ce sont elles qui ont conduit les chorégraphes de la non-danse à entrer en résistance. En réalité, donc, il ne s’agissait pas pour les artistes en question de détruire ou de sortir de la danse, ils souhaitaient seulement réévaluer sa définition, jouer avec ses limites, ses non-dits et ses zones inexplorées[35].

 

 

 

4- Critiques faites à la non-danse

                                                                                                                      

Certaines critiques sont souvent faites aux chorégraphes et aux spectacles rattachés à la non-danse, en particulier celles concernant son élitisme voire son snobisme. Selon Dominique Simonnet, auteur d’ouvrages de « vulgarisation des arts » et chroniqueur de danse[36], ce nouveau courant de la danse contemporaine « refuse l’esthétique, raille l’émotion, rejette le mouvement, revendiquant une "non-danse" qui se proclame d’avant-garde mais se traduit souvent par un conformisme affligeant ou, chez certains, par une surenchère de provocations vulgaires : on se roule par terre en sous-vêtements, on projette des liquides divers – eau, sang, urine, sperme, tout est bon. Comme les précieuses ridicules, les non-chorégraphes accompagnent leurs "créations" d’un propos ésotérique et pédant et taxent d’emblée de réactionnaire toute critique qui leur est adressée. »[37] Une critique qui évoque donc le désœuvrement et l’incompréhension que certains spectateurs peuvent ressentir face à ces formes, qu'ils percoivent comme inaccessibles.

 

 

La non-danse, courant difficile à définir s'il en est, est donc née d'une volonté de mettre un mot sur une pratique nouvelle et problématique ou « questionnante » ; un mot qui, on l’a vu, est loin de faire consensus et gêne certains artistes, qui ne se reconnaissent pas dans cette appellation, notamment parce qu’elle ne rend pas compte de la pluridisciplinarité de leurs œuvres, ainsi que de la difficulté de les classifier.

           

           

 

POUR CONCLURE

 

Ainsi les critiques et professionnels du spectacle qualifient son travail de non-danse, comme s'il n'était plus  question de danse, comme si la danse était figée dans une définition précise qui ne pourrait évoluer. Le travail du Jérôme Bel et des différents chorégraphes de la non-danse a, entre autres, été taxé d'élitisme. Considéré comme n'étant accessible qu'à des spécialistes. Ou encore considéré comme étant méprisant vis-à-vis du public. Le travail de Laurent Falguiéras quant à lui, ne peut-il pas aussi, finalement, tomber dans cet écueil ? Puisqu'il nécessite dès le titre une référence précise. Ou ne s'adresse-t-il en définitive qu'à des spécialistes ?

 

Lors de ce krinomen, nous débattrons de la manière dont le spectacle, qui est un solo autobiographique, construit (ou non) un univers esthétique singulier et de la manière dont il offre (ou non) au spectateur d’y entrer ; puis nous nous interrogerons ensuite sur la matière dansée et « non-dansée » dans le spectacle (autrement dit nous chercherons à analyser où et comment le mouvement peut se traduire s'il n'est pas dansé). Et pour ce faire, nous amènerons des éléments d’information et de réflexion sur Jérôme Bel, et sur les notions d’ « empathie kinesthésique » et de « non-danse ».

 

 

SOURCES :

 

- Sur Laurent Falguiéras, la compagnie Pic La Poule et le spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel

 

Site Internet de la compagnie Pic La Poule, http://www.piclapoule.org/, notamment les rubriques « La compagnie » et « Je ne suis pas Jérôme Bel »

 

Page Vimeo de la compagnie Pic La Poule, comportant des teasers et captations de spectacles de la compagnie, créée le 24 février 2012, consultée le 3 février 2015, URL de référence : http://vimeo.com/channels/296301

 

S.n., « Je ne suis pas Jérôme Bel », présentation du spectacle mise en ligne sur le blog Lycéens au théâtre, consulté le 3 février 2015, URL de référence : http://blogs.crdp-limousin.fr/lat/2014/07/13/je-ne-suis-pas-jerome-bel/

 

Muriel Mingau, « “Je ne suis pas Jérôme Bel” solo créé pour Danse Emoi », article mis en ligne sur le site Internet du Populaire, le 13 février 2014, consulté le 3 février 2015, URL de référence : http://www.lepopulaire.fr/limoges/2014/02/13/je-ne-suis-pas-jerome-bel-solo-cree-pour-danse-emoi_1871732.html

 

Muriel Mingau, « “Je ne suis pas Jérôme Bel” solo créé à Limoges le 11 février », article mis en ligne sur le site Internet du Populaire, le 10 février 2014, consulté le 6 février 2015, URL de référence : http://www.lepopulaire.fr/limousin/actualite/departement/haute-vienne/2014/02/10/je-ne-suis-pas-jerome-bel-cree-a-limoges-le-11-fevrier_1866809.html

 

S.n., « Laurent Falguiéras danse avec les Staps », article mis en ligne sur le site Internet du Populaire, le 16 avril 2014, consulté le 3 février 2015, URL de référence : http://www.lepopulaire.fr/limousin/actualite/departement/haute-vienne/haute-vienne-local/2014/04/25/laurent-falguieras-danse-avec-les-staps_1968381.html

 

Marie-Agnès Joubert, « Laurent Falguiéras, danseur atypique », L’Affût – Le Magazine de l’agence culturelle du Poitou-Charentes, janvier-mars 2014, p. 6.

 

 

 

- Sur Jérôme Bel

 

 

Articles et entretiens :

 

Jérôme Bel, « C'est Jérôme », propos recueillis par Pierre Hivernat, in Les Inrockuptibles, spécial Montpellier danse 1999, supplément du n°201, 2 juin 1999.

 

Jérôme Bel, « Crypter/décrypter : entretien avec Jérôme Bel », propos recueillis par Fabienne Arvers, in Les Inrockuptibles, n°466, 3 novembre 2004.

 

Jérôme Bel, « Entretien – Jérôme Bel », propos recueillis par Gilles Amalvi, in Dossier de presse danse du Festival d'Automne à Paris, septembre-décembre 2014.

 

Jérôme Bel, « Jérôme Bel par Jérôme Bel », propos recueillis par Fabienne Arvers, in Les Inrockuptibles, 31 janvier 2001.

 

Jérôme Bel, « Les délices de Jérôme Bel », propos recueillis par Irène Filiberti, in Mouvement, n°5, juin-septembre 1999, p. 26.

 

Rosita Boisseau, « Jérôme Bel à la recherche de lui-même », in Le Monde, 10 juillet 1999.

 

 

Ouvrages :

 

Philippe Le Moal, Dictionnaire de la Danse, Paris, Larousse, ANNEE DE PARUTION A INDIQUER

 

Sylviane Pages et Isabelle Launey (dir.), Mémoires et histoire en danse, Mobiles, n°2, Paris L'Harmattan, 2011.

 

 

Ressources électroniques :

 

Guy Belzane, « LE DEGRE ZERO DE L’ECRITURE, livre de Roland Barthes », publié sur le site Internet d’Encyclopaedia Universalis, consulté le 15 février 2015, URL de référence : http://www.universalis.fr/encyclopedie/le-degre-zero-de-l-ecriture/.

 

S.n., « Bel, Jérôme », présentation publiée sur le site Internet de la médiathèque du Centre National de la Danse, consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://thot.cnd.fr/site/print?id=/content/artiste/1046769242966.xml&profil=profil1.

 

S.n., « Cédric Andrieux (2009) », présentation publiée sur le site officiel de Jérôme Bel, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.jeromebel.fr/spectacles/presentation?spectacle=C%C3%A9dric%20Andrieux.

 

S.n., biographie publiée sur le site officiel de Jérôme Bel www.jeromebel.fr, consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.jeromebel.fr/biographie/details2.

 

S.n., « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du Festival d'Automne, consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.festival-automne.com/edition-2014/jerom-bel-jerom-bel.

 

S. n., « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du CDN de La Commune, consulté le 11 février 1995, URL de référence : http://lacommune-aubervilliers.fr/jerome-bel.

 

S.n., « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du Théâtre Oracle, consulté le 11 février 2015, URL de référence :  http://www.theatreoracle.com/content/index.php?mact=CGBlog,cntnt01,detail,0&cntnt01articleid=46&cntnt01returnid=57.

 

S.n., extraits des captations de Jérôme Bel (1995), Shirtologie (1997), The Show must go on (2001) et Cour d'honneur (2013), publiés sur le site officiel de Jérôme Bel, consultés le 17 février 2015, URLs de référence : http://www.jeromebel.fr/spectacles/videos?spectacle=J%C3%A9r%C3%B4me%20Bel, http://www.jeromebel.fr/spectacles/videos?spectacle=Shirtologie, http://www.jeromebel.fr/spectacles/videos?spectacle=The%20show%20must%20go%20on et http://www.jeromebel.fr/spectacles/videos?spectacle=Cour%20d%27honneur.

 

S.n., « Véronique Doisneau (2004) partie 1 », France 5/Opéra national de Paris/Telmondis, vidéo publiée sur le site Internet YouTube, le 11 avril 2009, consulté le 17 février 2015, URL de référence : https://www.youtube.com/watch?v=OIuWY5PInFs.

 

Vous pouvez retrouver presque l'intégralité des captations des spectacles de Jérôme Bel sur son site officiel, www.jeromebel.fr.

 

 

 

- Sur la "non-danse"

 

 

Articles et entretien :

 

Jean-Marc Adolphe et Gérard Mayen, « La "non-danse" danse encore », in Mouvement, 1er mai 2004.

 

Rosita Boisseau, « Dans beaucoup de spectacles de danse on ne danse plus »,  in Le Monde, 25 avril 2009.

 

Eric Demey, « Du pas de danse au pas de danse », in La Terrasse, n° hors-série, « Etats des lieux de la danse en France », 30 novembre 2011.

 

Gérard Mayen, « Déroutes : la non non-danse de présences en marche », in Rue Descartes 2/ 2004 (n° 44), p. 116-120.

 

Céline Roux, propos recueillis par Nathalie Yokel , « Le virage des années 90 : un nouveau positionnement esthétique et politique », in La Terrasse, n° hors-série, « Etats des lieux de la danse en France », 30 novembre 2011.

 

Dominique Simmonet, « Les précieux ridicules de la danse », in Le Monde, 11 décembre 2007.

 

 

Ouvrages :

 

Dominique Frétard, Danse contemporaine : danse et non-danse, vingt-cinq ans d’histoire, Paris, Cercle d’art, 2004

 

Roland Huesca, Danse, art et modernité - Au mépris des usages, Paris, Presses Universitaires de France, 2012

 

 

Ressources électroniques :

 

Gilles Jobin, propos recueillis par François Cossu le 21 octobre 2010, entretien publié sur le site Internet de Gilles Jobin, consulté le 15 février 2015, URL de référence :

http://www.gillesjobin.com/spip.php?article950.

 

Page de présentation de Maria Magdalena, site Internet du Toneelhuis, consultée le 20 février 2015, URL de référence : http://toneelhuis.be/#!/fr/production/maria-magdalena

 

Page de présentation de Self-Unfinished, site Internet de Xavier le Roy, consultée le 20 février 2015, URL de référence :

http://www.xavierleroy.com/page.php?pho=d22f5301fc93b61aedfc31f0c3c53a88e553d8be&lg=fr.

 

 

 

ANNEXE : entretien avec Laurent Falguiéras autour du spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel, le jeudi 19 février 2015 à la Maison des Arts, Université Bordeaux Montaigne, par Ivana Raibaud et Adrien Poisblaud

 

 

Ivana Raibaud : Étant donné votre parcours atypique, la première chose que nous nous sommes demandée à votre sujet est ce qui vous a amené à la danse. Comment êtes-vous entré en lien avec celle-ci, qu'est-ce qui vous a lié elle ?

 

Laurent Falguiéras : C'était pendant mes études. J'ai fait l'UFR STAPS et il y avait danse obligatoire – j'espère d'ailleurs qu'il y a encore au moins une année de danse obligatoire aujourd'hui. Et ça a été une vraie découverte de la danse pour moi (je n'avais fait que du rugby). Notre professeur à l'UFR STAPS mettait tous les élèves de première année sur scène pendant un festival, qui s’appelait « A Corps » et il faut savoir juste qu'à l'époque, quand j'étais à cette UFR, il y avait un concours d'entrée qui était assez dur, donc c'était des promotions qui étaient assez serrées (on était des promotions de maximum 100). Du coup, notre professeur pouvait se permettre de mettre tout le monde sur scène et c'est vrai que, à ce moment là, ça été un espèce de coup de foudre parce que je retrouvais l'adrénaline, l'espèce d’excitation de monter sur scène, etc. Pourtant, je n'avais avant aucun contact avec le monde artistique. Puis ils cherchaient des garçons au Conservatoire de Poitiers pour porter des jeunes demoiselles, pour un ballet néo-classique, et avec trois amis à moi, ça nous plaisait beaucoup d'aller porter des jeunes demoiselles au Conservatoire (rires). Ça a été une entrée en matière comme ça et très vite, une vraie passion qui s'est affirmée.

 

I.R. : Quel(s) genre(s) de danse avez vous pratiqué à l'UFR STAPS ? Exclusivement de la danse contemporaine ou d'autres danses ?

 

L.F. : C'était exclusivement de la danse contemporaine. C'était de l'expression corporelle qui nous amenait vers de la danse contemporaine et ce qui était intéressant, c'est que notre professeur nous mettait dans une situation d'écriture pour faire un spectacle pour ensuite aller sur scène. J'ai commencé à exprimer un goût pour la scène, avec l'exploration de comment on peut écrire, comment on peut exprimer quelque chose avec son corps, etc.

 

Adrien Poisblaud : Qu'est-ce qui vous a amené à nommer votre spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel ? Pourquoi lui et pas un autre chorégraphe contemporain connu et reconnu ? Avez-vous un lien, d'une nature ou d'une autre, avec lui ? A-t-il été une source d'inspiration pour vous, ou au contraire un « contre-modèle » ?

 

L.F. : Alors, ce qui est marrant autour de ce spectacle – d'ailleurs j'ai plutôt envie de l'arrêter que de le continuer pour être très honnête – ça a été toute la polémique et tout le cheminement de ce spectacle-là. Il y avait dès le départ cette relation au titre, parce que, effectivement, ce n'est pas un titre anodin : c'est un titre pour les « cultureux » de la danse contemporaine ; et c’est un titre fort dans le sens où Jérôme Bel est un chorégraphe français qui est extrêmement reconnu, qui représente la France dans le monde entier, qui a créé dans les années 85 un style de danse, qu'on a appelé la « non-danse ». Cette danse était très conceptuelle : il prônait tout d'un coup une danse et une chorégraphie où il n'y avait pas de danse. Une fois que j'ai dit ça, « pourquoi ce titre-là ? » : pour plusieurs raisons. Ce n'est ni un pamphlet ni un hommage. J'aime son travail, ce n'est pas le travail que je pourrais mettre sur un plateau, mais j'y suis sensible. Voilà la première chose. Ce solo que je danse est un peu autobiographique, il est sur un certain parcours, une certaine approche dans mon parcours avec la danse et avant la danse, le rugby, Toulouse, la danse, Poitiers... donc une espèce de dichotomie dans ma vie « 20 ans/20 ans ». Il y aussi une féminité qui s'est affirmée, en tout cas qui s'est assumée.

Donc je me suis posé plusieurs questions : « Je ne suis pas mon voisin mais qui je suis, moi ? ». Par exemple, si je dis « je ne suis pas le Général de Gaulle », à travers ça on se pose la question : « Je suis qui, moi ? », donc il y a toute cette partie-là. Ensuite, par rapport à Jérôme Bel, il y a aussi de l'ordre de l'humour. Ça n'a pas été pris comme ça par le milieu chorégraphique, mais en tout cas, pour moi, c'est de l'humour ; c'est plutôt grinçant mais je trouve ça léger, au bout du compte. Je m'explique : Jérôme Bel a fait un spectacle en 1995 qui s'appelait Jérôme Bel par Jérôme Bel. Ensuite, il a fait un spectacle qui s'intitulait Jérôme Bel 95 ; et ensuite, il a fait des spectacles pour deux danseurs et le spectacle avait le nom des danseurs pour qui il avait fait les solos. Tout ça m'amusait bien. Je trouve que ça dénote un certain ego, je crois (rires). Et j'espère, avec humilité, ne pas avoir l'ego qu'il a. Je n'aurais jamais osé appeler un spectacle Laurent Falguiéras, ça me paraîtrait complètement décalé. Donc ça m’amusait bien d'appeler ce spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel. Effectivement, il y a un côté grinçant, mais c'est aussi surtout une question sur « Qui je suis en tant que danseur ? Quel est mon parcours de vie ? Qu'est-ce que j'ai envie de mettre sur un plateau ? ».

Quand j'ai défendu mon projet auprès des institutions et des diffuseurs, il y avait aussi le fait, c'est un heureux hasard, que mon voisin s’appelait Jérôme Bel et je ne suis pas mon voisin, ça je peux vous l'assurer. Et donc qui est Jérôme Bel ? Est-ce que c'est forcement celui-là ? Même si je fais de la danse, même si je suis dans le milieu chorégraphique, que je fais une pièce, pourquoi pour tout le monde, Je ne suis pas Jérôme Bel, c'est celui-là, Jérôme Bel ? Pourquoi, pour moi et pour tout le monde, pourquoi est-ce que c'est ce Jérôme Bel-là ? Ça peut tout à fait être mon voisin. Alors je ne suis pas dupe, je sais bien qu'on va avoir cette référence-là, mais c'était pour jouer avec ça, aussi. Je ne suis pas Marc Lacourbe, mon ami : voilà, c'est tout, c'est aussi simple que ça. Mais ça n'a pas été pris comme ça, je peux vous l'assurer.

 

I.R. : Est-ce la première fois que vous chorégraphiez un spectacle que vous dansez vous-même (et que vous dansez seul) ? Vous arrive-t-il d'être seulement metteur en scène ou être seulement dirigé ?

 

L.F. : Ça faisait longtemps que je n'avais pas fait de solo ; le dernier remonte au début de la compagnie, donc 12 ans avant. C'était la deuxième pièce de la compagnie Pic la Poule, et ce solo s'appelait A qui mieux mieux ; et c'est vrai que ce solo-là a permis de faire éclore la compagnie. Ce solo a bien marché, c'était un solo assez burlesque, et je n'avais pas fait de solo depuis, en tout cas avec la compagnie. Tout d'abord car je n'en avais pas la nécessité ; et puis c'est très dur un solo : il faut aller se chercher, rentrer dans la salle tout seul pour répéter, chercher des choses... On est toujours face à soi, c'est assez compliqué. Je ne trouvais pas la nécessité avant, puis j'arrivais à 40 ans. Ça m'était nécessaire de regarder derrière et de dire : « qu'est-ce que j'ai fait ? Où j'en suis ? ». Et ces questions, il faut se les poser tout seul, et donc, effectivement, il y a un côté autobiographique ou, en tout cas, un questionnement très personnel.

Je ne fais pas que ça, j'ai aussi un parcours d'interprète, c'est-à-dire que je danse avec d'autres chorégraphes, et j'y tiens. Dans mon emploi du temps sur une saison, j'ai au moins la moitié du temps pour la compagnie et le reste pour d'autres compagnies. Pour moi, c'est capital, parce que c'est hyper-reposant (rires). On n’a pas à prendre en charge, à tout porter. Mais au-delà de ça, c'est très riche car on est devant quelqu'un qui a un autre univers, qui nous dirige différemment et ça j'y tiens vraiment.

Pour finir, j'ai beaucoup de mal à ne pas danser dans les pièces, c'est vrai. Je trouve ça très dur de n'être qu'à l'extérieur et de regarder le spectacle, de ronger son frein, de stresser pour ceux qui sont sur scène ; je ne l'ai fait qu'une fois pour l'instant. Après, ça ne veut pas dire qu'en création, je ne me mets pas à l'extérieur, je m'y mets régulièrement.

 

A.P. : Vous parliez tout à l'heure de la « non-danse », que signifie pour vous ce terme ?  Comment définiriez vous votre art, votre manière de chorégraphier et de danser ?

 

L.F. : Très mal ! (rires) C'est la question la plus difficile et la plus pernicieuse. On se dit souvent avec Marc : la danse est un jeu et il faut que ça reste un jeu – et d'ailleurs l'art en général. Le jeu ne veut pas dire forcement s'amuser, c'est sérieux un jeu, dans tous les jeux il y a un défini : l’excitation. Mais il ne faut pas oublier ce côté jeu. C'est très important. C'est référencé par des personnes que j'aime bien. Bagoué disait qu'il ne travaillait pas avec des danseurs, mais il travaille avec des gens qui dansent et j'aime bien cette idée-là, aussi : travailler avec des gens qui dansent, pas forcement avec des danseurs. La nuance paraît rien mais elle est énorme.

 

I.R. : Comment avez-vous été mis en relation avec le pôle culture & vie étudiante ? Est-ce la première fois que vous vous représentez devant un public composé majoritairement d'étudiants ? Est-ce que cela a pour vous un sens ou un enjeu particulier de représenter votre spectacle devant ce type de public ?

 

L.F. : Tout d'abord, la relation avec Bordeaux s'est fait avec une amie, Pascale Etcheto qui est professeur à la fac ici. En fait, il y a un festival à Poitiers qui s'appelle « A Corps », qui est un festival qui mélange les universitaires et les professionnels. Ça dure une semaine, il y a une programmation assez pointue de spectacles : danse, danse-théâtre, danse-performance ; et il y a des étudiants français et étrangers qui viennent avec un travail qu'ils ont monté et pendant cette semaine-là présentent leurs travaux au public éventuel, aux autres universités, etc. Et donc je sais que Pascale Etcheto amène toujours un groupe d'étudiants participer à ce festival-là. Donc elle a vu mon spectacle dans le cadre du festival et avec Pascale, on se connaissait du temps où je donnais des cours à Bordeaux, il y a une dizaine d'années, pendant 3 ans.

Pour passer aux autres questions, non, il n'y a pas d'enjeu particulier pour moi ; que ce soit un public d'étudiants, un public « cultureux » ou un public lambda, il y a toujours un enjeu. C'est un public ! Alors oui, j'aurai le trac comme à chaque fois, en tout cas ce soir, il n'y aura pas plus d'enjeu que d'habitude. Ça m'est arrivé souvent de travailler avec des étudiants en atelier ou en master class justement avec ce public-là ; j'ai travaillé avec l'UFR STAPS de Poitiers, de Bordeaux, de Limoges, d'Orléans... Oui, forcément, car c'est mon parcours, ça intéresse aussi le corps professoral dans ces cadres-là pour les options danse, pour leurs dire : oui, c'est possible de changer de voie, de faire ce métier-là après, etc. Et puis le festival « A Corps », je l'ai fait deux fois à Poitiers, qui est quand même le plus gros festival européen de rencontres universitaires et professionnelles. Donc ce public-là, je l'ai plutôt pas mal rencontré et je l'aime bien ! Je donne des cours chaque année à l'université sur des master class, tout ça ; c'est un public que j'aime bien, c'est un public vivant.

 

 

 


[1] S.n., « La compagnie », présentation publiée sur le site Internet de la compagnie Pic La Poule, consultée le 3 février 2015, URL de référence : http://www.piclapoule.org/la-compagnie.

[2] Ibid.

[3] Biographie issue des trois sources suivantes : S.n., « Bel, Jérôme », présentation publiée sur le site Internet de la médiathèque du Centre National de la Danse, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://thot.cnd.fr/site/print?id=/content/artiste/1046769242966.xml&profil=profil1 ; S.n., biographie publiée sur le site officiel de Jérôme Bel, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.jeromebel.fr/biographie/details2 ; S.n., « Jérôme Bel », in Philippe le Moal (dir.), Dictionnaire de la Danse, Paris, Larousse, 1999, p. 47.

[4] S.n., « Bel, Jérôme », présentation publiée sur le site Internet de la médiathèque du Centre National de la Danse, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://thot.cnd.fr/site/print?id=/content/artiste/1046769242966.xml&profil=profil1.

[5] S.n., « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du Festival d'Automne, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.festival-automne.com/edition-2014/jerom-bel-jerom-bel.

[6] Rosita Boisseau, « Jérôme Bel à la recherche de lui-même », in Le Monde, 10 juillet 1999.

[7] S.n., « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du CDN de La Commune, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://lacommune-aubervilliers.fr/jerome-bel.

[8] Guy Belzane, « LE DEGRE ZERO DE L’ECRITURE, livre de Roland Barthes », publié sur le site Internet d’Encyclopaedia Universalis, s.d., consulté le 15 février 2015, URL de référence : http://www.universalis.fr/encyclopedie/le-degre-zero-de-l-ecriture/.

[9] Irène Filiberti, in Programme du Théâtre de la Ville, décembre 2000.

[10] S.n., « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du Théâtre Oracle, s.d, consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.theatreoracle.com/content/index.php?mact=CGBlog,cntnt01,detail,0&cntnt01articleid=46&cntnt01returnid=57.

[11] Jérôme Bel, « Entretien – Jérôme Bel », propos recueillis par Gilles Amalvi, in Dossier de presse danse du Festival d'Automne à Paris, septembre-décembre 2014.

[12] S.n., « Bel, Jérôme », présentation publiée sur le site Internet de la médiathèque du Centre National de la Danse, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://thot.cnd.fr/site/print?id=/content/artiste/1046769242966.xml&profil=profil1.

[13] S.n., « Cédric Andrieux (2009) », présentation publiée sur le site officiel de Jérôme Bel, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.jeromebel.fr/spectacles/presentation?spectacle=C%C3%A9dric%20Andrieux.

[14] S.n., biographie publiée sur le site officiel de Jérôme Bel, s.d., consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.jeromebel.fr/biographie/details2.

[15] Jérôme Bel, propos recueillis par Yves Chapuis à propos de The Show must go on, in « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du Théâtre Oracle, s.d, consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.theatreoracle.com/content/index.php?mact=CGBlog,cntnt01,detail,0&cntnt01articleid=46&cntnt01returnid=57.

[16] Jérôme Bel, « Les délices de Jérôme Bel », propos recueillis par Irène Filiberti, in Mouvement, n°5, juin-septembre 1999, p. 26.

[17] Jérôme Bel, « Crypter/décrypter : entretien avec Jérôme Bel », propos recueillis par Fabienne Arvers, in Les Inrockuptibles, n°466, 3 novembre 2004.

[18] Jérôme Bel, « C'est Jérôme », propos recueillis par Pierre Hivernat, in Les Inrockuptibles, spécial Montpellier danse 1999, supplément du n°201, 2 juin 1999.

[19] Jérôme Bel, « Jérôme Bel par Jérôme Bel », propos recueillis par Fabienne Arvers, in Les Inrockuptibles, 31 janvier 2001.

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] Une spectatrice de Jérôme Bel au Festival d'Automne, citée par s.n., « Jérôme Bel », présentation publiée sur le site Internet du Théâtre Oracle, s.d, consulté le 11 février 2015, URL de référence : http://www.theatreoracle.com/content/index.php?mact=CGBlog,cntnt01,detail,0&cntnt01articleid=46&cntnt01returnid=57.

[23] Jérôme Bel, « Jérôme Bel par Jérôme Bel », propos recueillis par Fabienne Arvers, in Les Inrockuptibles, 31 janvier 2001.

[24] Dominique Frétard, Danse contemporaine : danse et non-danse, vingt-cinq ans d’histoire, Paris, Cercle d’art, 2004, quatrième de couverture.

[25] Ibid.

[26] Ibid.

[27] Claudie Servian, Différentes conceptions de la danse américaine du début à la fin du XXème siècle, Paris, PubliBook, 2006, p. 149.

[28] Eric Demey, « Du pas de danse au pas de danse », in La Terrasse, n° hors-série, « Etats des lieux de la danse en France », 30 novembre 2011.

[29] Roland Huesca, Danse, art et modernité - Au mépris des usages, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 215-219.  

[30] Id., p. 220.

[31] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 173.

[32]  Dominique Frétard, « La fin annoncée de la non-danse », in Le Monde, 6 mai 2003.

[33] Jacques Blanc, cité par Rosita Boisseau, « Dans beaucoup de spectacles de danse, on ne danse plus », in Le Monde, 25 avril 2009.

[34] Gilles Jobin, propos recueillis par François Cossu, le 21 octobre 2010, entretien publié sur le site Internet de Gilles Jobin, consulté le 8 mars 2015, URL de référence :  http://www.gillesjobin.com/spip.php?article950.

[35] Céline Roux, « Le virage des années 90 : un nouveau positionnement esthétique et politique », in La Terrasse, 30 novembre 2011.

[36] Site Internet de Dominique Simonet, consulté le 20 février 2015, URL de référence : http://www.droledeplanete.com/dominiquesimonne.html.

[37] Dominique Simonnet, « Les précieux ridicules de la danse », in Le Monde, 11 décembre 2007.

 

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