Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Article rédigé par : Romann Slöan Dartron, Jeanne Laffargue, Théo Laisement, Adrien Poisblaud.
Le Butô ou la danse des ténèbres
Le butô est une danse d’après-guerre qui date du Japon Underground[1] après la Seconde Guerre Mondiale. Créée dans les années 60 par Tatsumi Hijikata et Kazuo Ono, elle s’inspire originellement du traumatisme vécu par les Japonais suite à la défaite de 1945. En effet, dans les années qui suivent la seconde guerre mondiale, les Américains s’implantent au Japon. Dès lors, l’île est soumise à l’américanisation économique, industrielle et médiatisée ce qui permet au géant américain de contrôler les richesses et le mode de vie, notamment à travers les médias.[2] Aussi, pour s’opposer à ce nouveau géant, de nombreuses formes d’arts éclosent, dont le butô. Tatsumi va prendre comme essence de cette danse la violence de la guerre, la volonté du Japon de renouer avec ses racines traditionnelles et de retrouver son indépendance, de recommencer. C’est pourquoi, le butô est avant tout représenté par les ténèbres japonaises, l’obscurité. Corporellement, cette envie de revenir aux sources s’exprime par une poudre blanche recouvrant entièrement le corps (pour la pureté mais aussi le retour aux sources à une certaine neutralité du corps du danseur[3]), un mouvement ralenti (qui s’oppose au rythme imposé par le géant américain) et un jeu près du sol, empli de torsions, d’une forte expression de chacun des membres (exprimant le retour aux entrailles, à la source même de chacun, la souffrance).[4]
Carlotta Ikeda a dit « Quand je danse, il y a deux “moi” qui cohabitent : l’un qui ne se contrôle plus, en état de transe, et l’autre qui regarde avec lucidité le premier. Parfois ces deux « moi » coïncident et engendrent une sorte de folie blanche proche de l’extase. C’est cet état que doit chercher le danseur de Butô. Je danse pour ce moment privilégié. »
Cet état de transe est clairement exprimé dans les photos qui suivent. Sur la première image, on retrouve le rapport au sol, à la terre, tandis que les deux autres reflètent plutôt une expression de douleur, de tension intérieure. On reconnaît sur les trois photos la torsion musculaire du corps recroquevillé et la blancheur de celui-ci, tantôt, peint en blanc et couvert par une simple nudité, pour se détacher de toute frivolité, tantôt avec un costume massif mais précautionneux.
D’années en années et de générations en générations (actuellement, les danseurs de butô font partie de la cinquième génération), le butô a évolué, s’est mêlé à d’autres genres dansés, à une musique plus occidentale.
Naomi Mutoh fait partie des danseuses butô de cette génération qui cherchent à établir un lien entre traditionnel et contemporain. Elle a concrétisé cette volonté à travers ses nombreuses créations. Elle a notamment fondé la compagnie Medulla avec le groupe Electro-Rock-Indus et associe les codes butô cités précédemment à une musique plus moderne et en décalage avec la musique traditionnelle japonaise, plus attendue en danse butô. De la même manière, Naomi Mutoh a souligné que la danse butô reste constante évolution avec son époque[5]. C’est pourquoi on ne peut dire que le butô d’aujourd’hui est le même que celui de 1950 ou même 1990. Il se nourrit des changements de la société et des sentiments, et vécu de chacun.
De nos jours, le butô reste une danse peu pratiqué en Occident. La compagnie Ariadone est l’une des plus connues en France. C’est pourquoi des ateliers d’initiation étaient dirigés par Carlotta Ikeda, ses danseuses mais aussi Naomi Mutoh, afin de sensibiliser plus de personnes à cette forme dansée peu côtoyée.
La Compagnie Ariadone
En co-création, Carlotta Ikeda et Kô Murobushi montent la compagnie Ariadone en 1974. Cette dernière se consacre entièrement à l'art de la danse Butô, en féminisant sa pratique. Cette compagnie composée majoritairement de danseuses monte son premier spectacle Le dernier Eden en 1978 à Paris. Elle se fait connaître en 1981 en Europe avec le célèbre solo de Carlotta Ikeda : UTT dès lors interprété par Maï Ishiwata sous une nouvelle forme.
Ikeda a aussi la volonté de partager et de faire évoluer sa propre pratique de l'art Butô. Pour ce faire, elle met en place différents ateliers dont des ateliers dits « de recherche » dans lesquels elle invite des artistes à discuter d'un projet de création et encourager une démarche d'exploration de sa danse. Elle organise également des ateliers de rencontres, de transmission ou d'initiation mis en place avec d'autres professionnels pour confronter deux univers avec des amateurs inscrits.[6]
Dans la compagnie, les démarches de création se font avec la participation des danseurs autour de temps d'écriture chorégraphique, véritable laboratoire du projet. Au-delà des créations, la compagnie a la volonté d'entretenir son répertoire en cours notamment par des entrainements parfois rendus publics et qui permettent d'observer le travail des chorégraphes et danseuses.
Cette compagnie conduite jusqu'à Bordeaux par Carlotta Ikeda en novembre 1981 dans le cadre du festival sigma, entretient dès lors un lien très fort avec la ville. Les inspirations de la troupe oscillent par ailleurs entre ses origines japonaises et sa ville d'adoption : Bordeaux.
Les productions de la compagnie sont soutenus par de nombreuses institutions : Ministère de la Culture / DRAC Aquitaine, du conseil régional d’Aquitaine, du conseil général de la Gironde et de la ville de Bordeaux, l'OARA, le Grand Théâtre ...
Carlotta Ikeda
Carlotta Ikeda, de son nom d’origine Sanae Ikeda, est née à Fukui en 1941. Ce petit village en campagne lui a inspiré l’envie de danser, tout d’abord librement, puis dans un cadre plus strict. Elle a alors suivi des enseignements de danse classique et contemporaine. En 1970, elle rencontre Tatsumi Hijikata qui l’initie au butô, une danse qui va chercher la vérité archaïque de l’être[7]. Elle s’y intéresse alors plus amplement et intègre en 1974 la compagnie Dairakudakan, composée de vingt-quatre danseurs. Elle n’y restera pas très longtemps mais cette compagnie lui aura permis de rencontrer son fondateur Kô Murobushi et de créer sa propre compagnie avec lui : la compagnie Ariadone. A travers Ariadone, elle se bat pour intégrer les femmes au monde butô puisque la troupe n’est composée que de femmes. Sa compagnie installée à Bordeaux dans les années 80, Ikeda a un franc succès en France, dont son premier avec le solo de Carlotta Ikeda en 1981, Utt. Elle travaillera pour la première fois avec des hommes en 2012, avec Un coup de don. Jusqu’à aujourd’hui, Carlotta Ikeda représente une figure majeure du butô qu’elle a su moderniser, notamment en le mêlant à des styles changeants et occidentaux. Par exemple, en 2002, elle produit Togué, un spectacle « cho « rock » graphique »[8] ; En progressant dans sa danse, elle s’est aussi aventurée à rendre le butô accessible à tout public, à réaliser un voyage. Etymologiquement, de bu qui signifie danser et tô fouler le sol, la danse est très ancrée dans le rapport à la terre. Or, dans Uchuu (‘cosmos’), datant de 2008, elle emmène le public dans un cabaret mêlant danse et imaginaire spatial, l’invitant donc à s’élever.[9]
On retrouve cette même volonté avec Chez Ikkyû, un spectacle jeune public créé en 2010[10].
Carlotta Ikeda était la chorégraphe qui savait allier à la perfection modernité et traditions butô : « Mon butô est une quête intérieure à la frontière de la normalité et de la folie. Comme dans le bouddhisme, j’essaye d’atteindre un certain état d'effacement de soi, de néant. ».[11]
C’est ce néant qu’elle tentait d’atteindre à chaque fois qu’elle dansait. Elle disait qu’elle avait deux « moi » qui dansaient en elle, un en état de transe que l’on pourrait associer à la folie, et un qui regardait lucidement l’autre, celui-ci serait donc plus de la normalité. Sans doute est-ce cet état d’association des deux « moi » qui lui permettait de s’effacer et d’atteindre la concentration et le niveau spirituel nécessaire à saisir la danse butô dans son entièreté.
Elle a transmis son solo à Maï Ishiwata qui a une pureté et une innocence dûes à sa jeunesse.
Ainsi, sur la photo ci-dessous, bien que leur position soit quasiment identiques, l’observateur de ces photos peut déjà percevoir une nuance entre les deux artistes. On peut donc s’interroger sur la transmission qui a été effectuée. Assiste t-on, finalement, au même spectacle, en dépit de la société changeante ? La transmission est-elle entière ou l’empreinte de chaque artiste modifie t-il l’aspect d’un spectacle et sa réception ?
www.ariadone.fr
D’autres oeuvres de la compagnie :
Zarathroustra (1980) – Un ballet de sept danseuses ayant pour thème la mythologie japonaise.
UTT (1981) – Un solo dansé par Carlotta Ikeda, respectant tous les codes traditionnels du butô (blancheur du corps (caractéristique de cette chorégraphe), révulsion des yeux, torsion extrême du corps). Elle a transmis ce solo à Maï Ishiwata qui est dès lors seule interprète du spectacle, en hommage à Carlotta Ikeda.
Haru no Saiten (1999) – Un sacre du Printemps.
Mai Ishiwata
Mai Ishiwata est une jeune danseuse de butô issue d’une formation classique et contemporaine au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Elle intègre la compagnie de Carlotta Ikeda en 2010 et travaille dès lors avec elle. En 2014, elle signe donc son quatrième spectacle dans sa compagnie avec Utt.