Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Spectacle présenté le 21 novembre 2014 au Carré des Jalles, à St-Médard-en-Jalles
Article rédigé par : Céline Mouchard, Perrine Thomas et Juliette Villenave
Nota Bene : Tout au long de cet article, l'analyse du spectacle a pour point de départ les propos des artistes – chorégraphe et danseurs – relayés notamment par la presse.
Présentation d’Olivier Dubois
Olivier Dubois, chorégraphe, danseur et professeur de danse né en 1972, entre dans le milieu de la danse relativement tard, à 23 ans, après des études de langues, de droit et d’économie. A 27 ans, il signe son premier solo, Under cover. Il est ensuite interprète pour des artistes et compagnies reconnus comme Jan Fabre, Angelin Preljocaj ou le Cirque du Soleil. En 2006, il crée au Festival d’Avignon Pour tout l'or du monde : encensé par la critique, ce spectacle le fait connaître auprès du public. En 2007, il fonde la compagnie COD (Compagnie Olivier Dubois) dont la composition varie selon les projets : il ne s'agit pas d'une troupe, mais d’une collaboration plus ou moins régulière avec différentes artistes et interprètes.
Olivier Dubois jouit aujourd'hui d'une reconnaissance toute particulière dans le monde de la danse : il a notamment reçu en 2007 le prix spécial du jury du Syndicat professionnel de la critique (théâtre, musique et danse) pour son parcours d’interprète et la création de Pour tout l’or du monde, puis été distingué comme l'un des vingt-cinq meilleurs danseurs au monde par le magazine Danse Europe en 2011. Il est depuis présenté comme un inventeur de « formes aux partitions extrêmement réglées, dont la précision presque mécanique permet d’atteindre un état d’abandon, sur la scène comme dans la salle »[1] ou comme l’un des plus remarquables « agitateur[s] de la scène contemporaine française »[2]. Cette reconnaissance trouve son apogée lorsqu'il est nommé à la direction du Centre Chorégraphique National de Roubaix, le Ballet du Nord, en janvier 2014. A ce jour, il a signé comme chorégraphe une dizaine de spectacles dont beaucoup ont tourné ou tournent à encore à l’international.
Présentation de Tragédie
En novembre 2009, Olivier Dubois commence une trilogie, qu’il intitule Etude critique pour un trompe-l’œil et qui aura pour thèmes transversaux l'insurrection et la résistance, chaque opus déclinant ses thèmes propres. Ainsi, après avoir exploré le genre féminin dans Révolution, où douze femmes dansent sur des barres de pole dance, il interroge le masculin dans Rouge, un solo interprété par lui-même. Il rassemble les deux genres avec Tragédie en mettant sur scène neuf danseurs et neuf danseuses pour « faire l’expérience d’une humanité aveuglante, éblouissante… assourdissante »[3], pour mettre en œuvre « [l]’ébranlement et [l]e questionnement de ce qui fait, selon lui, humanité en l’Homme : la capacité de se dresser, de hurler, de résister »[4].
Venons-en à la structure chorégraphique et dramaturgique du spectacle qui nous occupe. Dans Tragédie, les interprètes sont nus durant tout le spectacle – soit 1h30 – et dansent ce que le chorégraphe présente comme une « tragédie grecque contemporaine »[5]. Le spectacle se compose en effet de trois grands tableaux comprenant la parade, les épisodes et la catharsis. Le premier temps, qui dure environ quarante-cinq minutes, est une composition complexe de marches linéaires du fond de scène à l'avant-scène, très rythmées. L’opposition est nette entre les hommes et les femmes, qui ne se mélangent pas même quand ils partagent le plateau, chaque genre suit sa trajectoire. Peu à peu, les marches se font moins formelles, le corps commence à se dérégler, le rythme se ralentit, puis tous se retrouvent au plateau pour la « catharsis ». Les danseurs font alors groupe, ils sont assemblés sur le plateau et démarrent ce qui se présente comme un rituel de transe, alternant des mouvements saccadés à l’apparence désordonnée et des moments de pause, plus calmes. Les genres sont tantôt en opposition tantôt en communion dans l'espace-temps et le mouvement partagés. L’effervescence se calme peu à peu pour permettre la sortie du chœur ; et après le retour des interprètes sur la scène et la course effrénée à laquelle chacun s’adonne, les danseurs s'écroulent un à un au même endroit du plateau, pour finalement se relever, respirer une dernière fois ensemble, et sortir chacun leur tour, dans l'ordre des chutes.
Reste constante dans le spectacle la musique électronique, composée par François Caffenne[6] : riche en infrabasses, elle constitue la base du mouvement et dialogue directement avec le danseur autant qu'elle tient en haleine les spectateurs. S’épousant l’une l’autre sur le plan rythmique, les partitions musicale et chorégraphique, écrites en douze temps, douze pas, reprennent la structure noble de l'alexandrin.
Pour Olivier Dubois, il semble donc s’agir – et nous le confirmerons tout au long de notre article – de revenir à des « origines », celles du théâtre, puisées à la source grecque, et celles du rituel dansé qui mène à l'état de transe. Mais en quoi cette démarche relève-t-elle de la danse contemporaine, dans laquelle Tragédie est inscrite par tous (son auteur, ses critiques et les institutions culturelles, notamment) ? Une petite dose d’histoire de la danse s’impose pour répondre à la question, avec un retour au siècle passé et au mouvement de la « danse libre ».
La danse libre à la naissance de la danse contemporaine
Précisons que la danse contemporaine est née au début du 20ème siècle en Europe et aux Etats-Unis avec le courant de la danse libre, mené entre autres par Emile Jaques-Dalcroze, Merce Cunningham et Martha Graham ; ils considéraient l'individu comme un être singulier, traversé par des mémoires personnelles, collectives ou historiques, et voulaient que la danse lui permette d'exprimer son individualité et de porter un discours sur le monde.
En opérant un retour à l'expérience sensorielle, la danse libre s’opposait aux codes académiques, de la danse classique ou romantique par exemple ; et en cherchant à recréer l'élan vital de l'être, elle a analysé le corps dans son caractère organique et expérimenté des éléments comme la pesanteur, la respiration ou la tension musculaire. De ce travail du corps ont découlé des états et des mouvements aujourd'hui caractéristiques de la danse contemporaine, comme le déséquilibre ou la chute intervenant dans des actions quotidiennes telles que la marche. La danse libre, pour pouvoir revenir à des mouvements simples et quotidiens dans la danse, appelait la libération du corps : les danseurs ont ainsi commencé à danser pieds nus et vêtus de tenues légères. Le fait de montrer le corps de cette façon n'est donc, aujourd’hui comme hier, pas forcément une provocation, mais plutôt une manière de libérer le mouvement. Et c’est le cas de Tragédie : si le spectacle a recours à la nudité, c’est assurément pour permettre au mouvement de se déployer sans entrave, pour montrer l'anatomie du corps dans sa musculature et ses articulations, mais aussi pour donner pleinement à sentir les effets physiques de la danse sur ses interprètes tout au long de leur performance chorégraphique.
« Marcher comme tout le monde »[7]
C’est un spectacle sur la marche qu’a composé Olivier Dubois avec Tragédie. Et à côté de la marche comme objet, le spectacle a choisi la nudité et la musique comme outils, la reconnaissance et la transe comme processus et l’ « Humain » comme propos central.
« Marcher, être redressés, faire face, tout d’abord par des allers et retours incessants – péripéties d’un mouvement – puis par un martèlement du sol, et ainsi refaire du pas le geste fondamental de leur volonté. »[8]
La marche est le mouvement principal, essentiel dans la pièce. Dans le sillon de la danse libre, Dubois opère un travail sur le geste quotidien, banal, de la marche. Base du mouvement chorégraphique et de tout déplacement humain depuis que le genre Homo a dépassé le stade erectus. Mais base déclinable à l’infini, comme un thème et ses variations. Et c’est ce qu’explore Tragédie à travers dix-huit corps en mouvement, sur un vaste plateau et durant plus d’une heure au total (une partie du spectacle développant d’autres motifs que celui de la marche). Le chorégraphe et ses interprètes y travaillent et donnent à voir une mécanique du corps, au début très scandée, rigide, presque militaire, puis peu à peu déconstruite jusqu’à se tordre dans la transe. Et le corps nu, sans fards, transpire et rougit à force d’épuisement ; car il s’agit moins ici – apparemment en tout cas – de technique chorégraphique et de difficulté de mouvements que de prouesse et de performance, de transe et d’épuisement ; il s’agirait presque de « marcher comme tout le monde »[9], mais suivant une structure à respecter, un mouvement à explorer, une couleur à délivrer, une durée à tenir et une attention à maintenir.
« Une telle attention n’est pas une virtuosité technique, mais un effort particulier d’attention, précis, en un point qui immédiatement rayonne en une multiplicité. »[10]
Multiplicité et nudité
La multiplicité ici mise en lumière vient du constat qu’en effet, si tout le monde marche, tout le monde ne marche pas de la même façon ; et que par ailleurs, chacun peut adopter ou s’essayer à différentes qualités de marche, évidemment. Au plateau, on peut vraiment voir le corps s’articuler, et les différences de marche sautent aux yeux : comment celui-ci pose ses pieds au sol différemment de celui-là et comment ce mouvement engendre celui du bassin d’une manière singulière. Le public de Tragédie est confronté à la marche sans le filtre du vêtement qui sculpte le corps ou l'enveloppe à tel point que le mouvement en est altéré ou simplement caché. Mécanique et mécanismes sont rendus visibles par la nudité : elle est le seul outil qui rende possible une marche libérée du carcan du vêtement et qui permette de montrer entièrement au spectateur le corps, son architecture et ses articulations. Le vêtement, au contraire, uniformise la marche, la contraint et la modifie, dans une certaine mesure du moins : on ne marche pas de la même manière si l’on est en baskets, en tongs, en jogging ou en smoking. Ainsi, le travail du mouvement chorégraphié dans la nudité modifie-t-il le corps, et d’autant plus qu’il s’étend dans la durée. Lors de l'échange organisé le 8 novembre au cinéma Utopia avec Benjamin Bertrand (l’un des danseurs du spectacle), celui-ci évoquait les transformations de son corps survenues et constatées depuis le début du travail en 2012 : « La forme de mes pieds a changé, la forme de mon corps a changé ». Le corps du danseur s’est modifié de manière nette et durable, semble-t-il.
Reconnaissance du spectateur et empathie kinesthésique
Le spectateur est donc face à un mouvement simple, banal et quotidien ; une marche effectuée par autant d'hommes que de femmes, d’âges et de corpulences diverses (enfin, relativement – voir la partie sur l’ « Humain »), dans lesquels il peut (peut-être) se reconnaître. Nous préférons ici le terme de « reconnaissance » à celui d’ « identification », dans la mesure où le spectacle ne cherche pas l’illusion, ni même la représentation, mais s’inscrit plutôt dans une recherche sensorielle.
« Marcher "comme tout le monde", non pas dans une identification, ni une imitation comme "à la place du marcheur moyen", mais marcher, comme chacun marche, dans le sens où chacun peut être à la place du marcheur. Le comme n’est ni imitatif (trouver la marche qui ressemble, identique, au cliché de la marche), ni représentatif (marcher à la place des autres, pour les autres, marche normale qui représente la marche pour tous), il est le comme de la distribution des places, comme chacun(e) pourrait marcher, un "n’importe qui" en même temps singulier et commun. »[11]
C’est cette possibilité de se mettre et « d’être à la place du marcheur » qui rend possible l’union des spectateurs et des danseurs. Si le spectateur de danse peut en général apprécier l’esthétique de la chorégraphie et la virtuosité du mouvement, il peut, dans Tragédie, se re-connaître. Son engagement dans le spectacle est décuplé, son propre corps est stimulé, par la musique et le mouvement qui est aussi le sien, dans son quotidien – en principe du moins, la réalité vécue par chacun peut bien sûr être autre. « Regarder quelqu’un bouger force une tendance à bouger »[12], affirme Marie Bardet. Ceci par un phénomène qu’Hubert Godard, dans « Le geste et sa perception », désigne par l'expression d'« empathie kinesthésique ou [de] contagion gravitaire »[13] et qui correspond au fait, pour un spectateur, d'à la fois voir une action physique se faire et de prendre conscience, de ressentir les mouvements internes de son propre corps, d'assimiler corporellement le mouvement vu. Ce phénomène est généralement pris en compte par les chorégraphes, qui peuvent chercher à le stimuler par le mouvement mais aussi par la musique.
La musique dans Tragédie
Si la nudité façonne la marche, c’est aussi le rôle de la musique. Diffusée à un volume de concert, les infrabasses scandent le rythme et font vibrer tant les tissus corporels des danseurs que ceux des spectateurs ; elles participent à la structuration du mouvement en douze temps. Entêtante et très forte, cette musique techno engage le corps du spectateur qui ressent les basses vibrantes et se laisse emporter par le rythme. Dans la salle du Carré des Jalles, lors de la représentation du 21 novembre, devant, derrière, comme à côté de nous, la plupart des spectateurs gigotaient et battaient le rythme du pied ou de la tête. C’est que la musique a des effets contagieux et active le corps du spectateur au même titre qu’elle anime la marche du danseur. Pour ce dernier, elle joue évidemment un rôle majeur : elle lui permet de tenir sur le plateau l’heure et demie que dure le spectacle ; elle rend supportable l’épuisement, le porte et le pousse jusqu’à la transe (si transe il y a). Car la musique, composée d’abord de sons simples, scandés, s’enrichit au fil du spectacle et opère, en communion avec la danse, une nette montée en puissance.
Transe s’il en est
« Si on parle de transe comme d'une perte de contrôle totale, alors non, mais si c'est un va-et-vient entre conscience et inconscience, alors pourquoi pas ; parce que même quand on improvise, la structure est toujours très présente, notamment par la musique. Je suis toujours conscient de mon corps, je sais toujours où sont mes pieds, par exemple... »[14]
Puisque Dubois structure son spectacle sur le modèle de la tragédie grecque et met en place sur scène un processus conduisant à la transe, pourquoi ne pas faire un parallèle avec les rites de possession africains ? Pour les appréhender, nous avons choisi comme source principale de réflexion le documentaire ethnographique Les Maîtres fous de Jean Rouch (1955), qui donne à voir un rituel de possession des Haoukas consistant en l'incarnation de figures de la colonisation par la transe, organisée autour d'une confession publique. Ce film nous a permis d’observer que le schéma structurel, les outils et les processus de Tragédie entraient en écho avec ceux de ce rituel africain, et que le spectacle avait intégré les différentes étapes par lesquelles advient la possession du corps dans un tel rite. Comment se déroule-t-il ?
En premier lieu, on prépare mentalement le corps à recevoir l’énergie : il ne se passe d'abord pas grand chose si ce n'est une phase d'introspection et de repli sur soi. De même, le début du spectacle, relativement lent et long (quarante-cinq minutes, soit plus d'un tiers du spectacle), prépare le corps à la montée en puissance qui va suivre et l'épuise pour le rendre disponible. Monotones au début, les marches vont peu à peu s'intensifier jusqu'à ce qu’un élément perturbateur propre à chaque danseur vienne modifier son état de corps et ses déplacements dans l'espace. Sébastien Bertrand parle à ce propos de la nécessité qu’a le danseur de s'inventer « un imaginaire, un paysage mental »[15], pour pouvoir tenir jusqu'au bout, et de l'importance de la montée en puissance corporelle et kinétique qu’opère la série de marches initiale pour accéder à cet état d'exaltation.
Deuxième temps : lorsque les participants du rituel entrent en transe, chacun devient un personnage et évolue seul sans se soucier du groupe ; certains se mettent en avant plus que d'autres. Il en va de même dans le spectacle : s'ensuit une division du chœur en deux groupes genrés (un groupe d’hommes et un groupe de femmes), chacun d’eux mettant en avant l'un de ses membres que l'on peut considérer comme le coryphée. Puis de ces deux chœurs unifiés vont naître des individualités, comme si chacun endossait un rôle, incarnait son rôle. Tous prennent alors des poses, propres à chacun puisque nées de l'improvisation et qui ne durent chacune que quelques instants. A ce moment, après avoir mis leur corps en branle, les danseurs et les danseuses sont comme « habités » ; et le spectateur fait alors face à une somme individualités qui n’interagissent pas – ou pas encore...
Enfin, dans le rituel, intervient une phase d'échanges dans laquelle les participants interagissent, avant de s'abandonner tout à fait à la transe puis de finir épuisés et de reprendre leurs esprits. Dans le troisième temps du spectacle, les groupes se rassemblent pour n'en former plus qu'un ; des diagonales d'hommes se forment en alternance avec des diagonales de femmes. On passe ainsi de l’expression d'individualités au sein de deux groupes genrés distincts, à la constitution d’un collectif, au sein duquel, cependant, on distingue encore les genres. En effet, ce tableau met en scène des positions sexuelles, les hommes et les femmes effectuant les positions propres à leur genre. Le spectateur voit alors un ensemble dans lequel les femmes représentent une image de la Femme et les hommes une image de l'Homme. Au fur et à mesure, le rythme s'accélère, les rôles s'interchangent de manière aléatoire, avant de s'unifier sans plus de distinction de genre : hommes et femmes adoptent les mêmes positions au même rythme. C’est alors que les danseurs se relèvent et que, dans des mouvements de plus en plus rapides et saccadés, ils forment un groupe homogène. Les genres semblent brouillés, hommes et femmes sont rassemblés pour atteindre le climax de l'état de transe, dans lequel les corps jouent du va-et-vient entre tension et relâchement, jusqu'à la torsion et à la déconstruction. Enfin, après avoir dansé, couru et sauté ensemble dans une énergie collective, ils vont finir de pousser le corps à bout, dans une course effrénée, pour s'échouer au même endroit du plateau, les uns après les autres. Quand ils se relèvent, tous sont sortis de l'état de transe et revenus à une certaine neutralité du corps, proche de celle qui s’observait au début.
© Site Internet du Carré des Jalles
Les similitudes entre Tragédie et le rite de possession des Haoukas observé par Jean Rouch sont donc des plus nettes, en matière structurelle et formelle du moins. Mais si ces rites ont pour but d’expier le mal qui a été inoculé dans les villages et les peuples par des esprits qui hantent et dont il leur faut se défaire, qu’en est-il dans le spectacle de la catharsis, dont parle Olivier Dubois – et que le spectateur peut attendre, éventuellement ? Voit-on vraiment mis en œuvre et incarné, sur la scène et dans la salle, ce principe aristotélicien de purgation des passions au moyen de la représentation (ici chorégraphique) ? Et à qui s'appliquerait la catharsis : aux danseurs qui éprouvent pleinement le mouvement, au spectateur en empathie kinesthésique, ou à l’auteur du spectacle à travers le processus de création ? Peut-être aux trois « entités » à la fois… Difficile de savoir, évidemment, ce qu'il en est pour Olivier Dubois sans propos de sa part sur ce thème. Quant à Benjamin Bertrand il disait sortir de scène vivifié, comme ayant « libéré ses monstres »[16] ; il disait avoir évacué ses réflexes de danseur, comme la recherche d’une esthétique, l’image d’un « beau corps » gracieux, donné à voir sur scène, et avoir donc changé d’optique en cessant de penser d’abord au ressenti du spectateur avant de penser au sien. Au contraire, il cherche à porter plus attention aux sensations de son corps, à les laisser s’éveiller, les écouter et les travailler. Enfin et surtout, le spectateur peut « ressentir et partager la sensation de liberté qui émane du plateau, comme une échappatoire où les attitudes non permises en société seraient autorisés »[17] ; on assiste à des scènes sexuelles et à des gestes rarement reproduits en public, et même plutôt tabous, on regarde des corps nus se déplacer, se toucher, se coller ; donc assumer le fait que l’on prend plaisir à regarder des inconnus nus n'est pas si aisé. Les normes transgressées par les danseurs renvoient – au moins potentiellement – les spectateurs aux normes dans lesquelles ils s'inscrivent eux-mêmes, dans leur vie, au quotidien, et sur lesquelles ils peuvent voir leur regard se modifier. De ce fait, si l'on peut parler de « catharsis » dans ce spectacle, si quelque chose de cet ordre-là se produit dans la salle, elle se rattache essentiellement à la sensation de liberté ressentie, semble-t-il, par les spectateurs. En interrogeant quelques personnes à la sortie du spectacle, plusieurs d’entre elles nous ont parlé de cette impression de liberté qui les avait frappées, de la possibilité de tout faire en sortant du spectacle.
Tout ceci étant posé, si nous pouvons nous autoriser à parler de « transe » dans Tragédie, il nous faut aussi tenir compte de sa vocation spectaculaire. A l'inverse des rituels de possession africains, notamment celui des Haoukas, il s’agit ici d’un spectacle, qui est pensé et accompli pour un public, dans des lieux dédiés aux événements artistiques et dans une société qui est totalement et depuis bien longtemps déritualisée. Ainsi, d’une part, le danseur doit-il respecter le cadre dessiné par le chorégraphe et le compositeur : la partition chorégraphique et l'enchaînement des mouvements et des positions selon le rythme de la musique (en douze temps) ; il ne s'agit aucunement pour lui d'un lâcher prise total. D’autre part, si le spectacle implique le spectateur, celui-ci reste malgré tout globalement passif, quand les rites de possession impliquent toute la communauté sans distinction entre regardants et regardés. Mais cette passivité relative, il faut le noter, est parfois rompue par certains usages des éclairages de scène, qui multiplient les visages de la transe. Ainsi, dans la seconde moitié du spectacle et durant quatre minutes, les stroboscopes qui sont utilisés impliquent le corps du spectateur en créant la surprise et le dérangement par l'éblouissement, et stimulent son esprit en l'invitant à combler les vides, en mettant son imagination en marche. Plus tard, une alternance rapide de lumières très chaudes et très froides accompagnant l'apogée de la transe influe sur la vision qu'a le spectateur d'un même mouvement et le démultiplie : la lumière froide montre des corps horrifiques, en accentuant les ombres comme les creux des muscles, et fait ainsi apparaître la transe comme monstrueuse, tel un objet de terreur ; à l'inverse, la lumière chaude renvoie l’image d’une émulation collective, d’un instant de partage chaleureux, comme une grande fête communautaire. Ces alternances lumineuses étant rapides et répétés, l’œil du spectateur n'a pas le temps de s'habituer à cette lumière qui passe d’un extrême à l'autre, ce qui peut le plonger dans un état semi-hypnotique.
A la recherche de l' Humain ?
A travers la marche comme à travers la nudité, et en conduisant jusqu’à la transe les corps dans lesquels tout un chacun peut se reconnaître, c'est de l’ Humain – comme concept métaphysique dont il est ici question. De l’individu qui n'est pas directement constitutif de l’umanité , pas sûr d’être vraiment humain mais conscient de l’ensemble qui nous rassemble.
« Le simple fait d’être homme ne fait pas Humanité, voilà la tragédie de notre existence. Car ce n’est que d’entre les corps, d’entre les pressions telluriques nées du pas de chacun et de par nos engagements conscients et volontaires que surgira cette humanité. Surexposés dans leur nudité, pour mieux incarner cette évidente variation anatomique, neuf femmes et neuf hommes proposent un état de corps originel, une sollicitation de leur genre humain débarrassé des troubles historiques, sociologiques, psychologiques... »[18]
Une humanité représentée sur le plateau par deux genres quantitativement égaux, par des corps relativement diversifiés du point de vue de la couleur de peau, de la corpulence et de l'âge, et par des corps dénudés, dépouillés de tout élément qui les situerait historiquement, géographiquement ou socialement. Et comme l'Europe se plaît à faire remonter les origines de son système politique, de sa philosophie et de son théâtre (entre autres) dans la Grèce antique, Olivier Dubois utilise la tragédie grecque pour construire son spectacle et en fait le cadre d'un discours sur l'Humain et son essence. En effet, pour le chorégraphe, « être humain ne fait pas l'humanité [et] parvenir à faire exister ce qui ferait cette humanité demande un acte conscient, volontaire, réfléchi »[19]. Les différents médias, critiques de presse et plaquettes de présentation du spectacle se font relais du discours de l'artiste, qui dit avoir placé l'Humain » au cœur du spectacle, et être parti de ce concept pour l'élargir à l'Humanité ». Les critiques oscillent alors entre une vision optimiste et la vision contraire : C'est Comme Ça Qu'on Danse dit des interprètes de Tragédie qu’ils incarnent la « puissance de vie »[20] et Stéphane Capron parle du « bonheur immense » que provoque le spectacle[21] ; et d'autres, à l’inverse, y voient une image sombre de l'humanité, parmi lesquels Gérard Mayen, qui évoque une « confrontation des présences » pour « défier l'engourdissement oppresseur du monde »[22].
Quoi qu'il en soit, ces discours se focalisent toujours sur le sens que délivrerait le spectacle, c'est-à-dire le message que voudrait transmettre Olivier Dubois en œuvrant à « la reconnaissance inconsciente de notre propre condition humaine »[23]. Et quoi qu’il en soit, sur le plateau, cette condition humaine est divisée en deux entités sociales et sexuées, ce qui nous pose question. Mais sur ce point, Olivier Dubois, et les critiques à sa suite, restent flous. Dans un entretien donné à La Terrasse en juillet 2012, le chorégraphe relie le projet à « l'envie de définir cette humanité, ce vivre ensemble, débarrassé des genres, l'envie de revenir à un état de corps originel » alors que, dans une interview accordée à Libération à la même période, il dit que les hommes et les femmes « n'ont pas le même rapport au temps et aux autres », lorsqu'il s’explique sur sa méthode de travail, consistant notamment à faire répéter séparément les hommes et les femmes dans un premier temps ; il oppose ou du moins distingue alors les deux genres de façon indéniable. Le flou idéologique et esthétique qui apparaît ici sur la question du genre dans le spectacle fait que rares sont les journalistes à s'être essayés à son analyse – et à avoir exposé un avis tranché sur la question. Ainsi, la journaliste de Libération parle, dans le même article, de la capacité du spectacle à « dissoudre le genre », des hommes et des femmes qui « ne forment plus qu'une seule masse », puis, quelques lignes plus loin, revient sur la teneur du spectacle dans lequel « féminin et masculin [sont] rarement mêlés »[24].
Alors, quelles images de l’ « Humain » donne-t-on à voir sur la scène de Tragédie ? A titre personnel, nous avons l'impression que l' « Humain » nous a été montré par une majorité de corps blancs, sveltes et musclés. Bien que nous ayons noté une volonté de diversité dans le choix des interprètes (qui ont été recrutés par casting), notamment une femme « corpulente » et un homme noir, cette diversité nous a semblé très appuyée car ces danseurs sont plusieurs fois montrés seuls et/ou à l'avant-scène. Nous sommes bien conscientes que les corps de danseurs correspondent habituellement à cette esthétique – notamment du fait d'une pratique régulière et intensive de la danse – mais malgré tout, nous nous attendions à voir une plus large palette de corps au vu du teaser du spectacle, et nous considérons que la surexposition des différences ne remplace pas une réelle diversité.
Lors du krinomen qui aura lieu le 4 décembre 2014, nous aborderons et approfondirons les thèmes de la nudité, de la marche et de l'empathie kinesthésique. Nous terminerons sur la question essentielle de la représentation des genres dans Tragédie.
[1] S.n., présentation d’Olivier Dubois, mise en ligne sur le site Internet du 104 en avril 2014, URL de référence : http://www.104.fr/artistes/olivier-dubois.html.
[2] S.n., présentation de Tragédie, mise en ligne sur le site Internet de Danse Danse en mai 2014, URL de référence : http://www.dansedanse.ca/fr/compagnie-olivier-dubois-tragedie-3.
[3] Renan Benyamina, « Note d'intention », in Dossier du spectacle Tragédie, avril 2014.
[4] S.n., présentation d’Olivier Dubois, mise en ligne sur le site Internet du 104 en avril 2014, URL de référence : http://www.104.fr/artistes/olivier-dubois.html.
[5] Ibid.
[6] Dubois et Caffenne ont déjà collaboré sur d’autres créations, notamment Prêt à baiser (2012).
[7] Marie BARDET, Penser et mouvoir - Une rencontre entre danse et philosophie, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 58.
[8] S.n., présentation de Tragédie, mise en ligne sur le site Internet de Danse Danse en mai 2014, URL de référence : http://www.dansedanse.ca/fr/compagnie-olivier-dubois-tragedie-3
[9] Marie BARDET, op. cit., p. 58.
[10] Ibid.
[11] Ibid, p. 66.
[12] Ibid, p. 215.
[13] Hubert GODARD, « Le geste et sa perception », in Isabelle Ginot et Marcelle Michel, La Danse au XXe siècle, Paris, Bordas, 1995, p. 227.
[14] Benjamin BERTRAND, entretien donné au cinéma Utopia à Bordeaux, le 8 novembre 2014.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Réponse recueillie lors du micro-trottoir réalisé auprès des spectateurs à l'issue du spectacle, à la sortie du Carré des Jalles, à St-Médard en Jalles, le 21 novembre 2014.
[18] S.n., présentation du spectacle, reprise sur plusieurs sites Internet. Ex : le site Internet de Danse Danse, URL de référence : http://www.dansedanse.ca/fr/compagnie-olivier-dubois-tragedie-3.
[19] Olivier DUBOIS, propos recueillis par Nathalie Yockel, « Qu'est-ce que l'humanité ? », in La Terrasse, juillet 2012.
[20] Rachel VANIER, « Tragédie, Olivier Dubois », critique mise en ligne sur le site de C’est Comme Ca Qu’on Danse, le 13 février 2013, URL de référence : http://cccdanse.com/reviews/tragedie-olivier-dubois/.
[21] Stéphane CAPRON, « Olivier Dubois met les carmes en transe », mis en ligne sur le site Internet Scèneweb, le 24 juillet 2012, URL de référence : http://www.sceneweb.fr/2012/07/olivier-dubois-met-les-carmes-en-transe/.
[22] Gérard MAYEN, « Festival d'Avignon - Steven Cohen et Olivier Dubois », in Danser, juillet 2012.
[23] S.n., résumé du spectacle Tragédie, mis en ligne sur le site Internet de Montpellier Danse, URL de référence : http://www.montpellierdanse.com/spectacle/tragedie.html.
[24] Marie-Christine VERNAY, « Dubois à fleur de peau », in Libération, 26 juillet 2012.
[25] Teaser de Tommy PASCAL, mis en ligne sur le site Internet Viméo en juillet 2012, URL de référence : http://vimeo.com/49372114.