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Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).

Compte-rendu de krinomen - Sandre, collectif Denisyak

 

Krinomen du jeudi 18 décembre 2014, animé par : Guillaume Bègue, Lou Caselli, Pauline Fourès, Gala Moreau, Mélisande Murat, Sherone Rey et Elodie Thévenot

 

Compte rendu rédigé par : Jehanne Bidault et Sébastien Milon

 

 

C’est dans l’après-midi du jeudi 18 décembre que s’est déroulé, à la Maison des Etudiants, le krinomen portant sur Sandre, un spectacle qui a été présenté du 2 au 4 décembre 2014 au Glob Théâtre[1] à Bordeaux, dans le cadre du Festival Novart[2]. Cette pièce de théâtre est un monologue écrit par Solenn Denis, mis en scène par le Collectif Denisyak et interprété par Erwan Daouphars. Le comédien joue le rôle d’une femme délaissée par son mari. « Dans cette histoire, la langue tangue dans un flot maladroit pour raconter l'amour, les promesses faites et trahies. Elle cherche sa place, seule au milieu de ces autres qui ne semblent pas voir sa détresse. Elle cherche et ne trouve pas. Alors elle nous oblige à chercher avec elle, reconstituer le puzzle. Un voyage sous tension dans les blessures de l'âme humaine, dans les chaos d'une vie qui s'est perdue »[3].

 

La séance du krinomen a débuté par le visionnage du teaser[4] du spectacle destiné à présenter le spectacle aux (nombreux) étudiants qui ne l’avaient pas vu et à amorcer le débat. Il faut savoir que ce teaser a été réalisé avant les répétitions de Sandre ; il ne présente donc pas un (ou des) extrait(s) du spectacle, il rend seulement compte de l’atmosphère générale qui devait ensuite y régner.

 

 

 

La première question de ce krinomen a porté sur ce qui était ressorti du teaser, quelles particularités pouvaient être notées. Ont alors répondu des spectateurs comme des non-spectateurs de Sandre.

 

Dans l'ensemble, les intervenants étaient d'accord pour dire que l'on ne voyait pas grand chose dans ce teaser, que le but était sûrement plus de montrer l'ambiance qu'aurait le spectacle. Certains étudiants ont noté la répétition des mots vie et mort, la présence des rires, qui donnait une dimension assez bizarre à la vidéo, presque glauque. Plusieurs liens ont été faits avec les maisons hantées, à cause du thème de la folie, des bruits de portes qui grincent, de la peur que cette vidéo a suscitée chez quelques-uns... D'autres ont aussi relevé le thème de l'amour maternel, de la relation mère/enfant.

 

 

La suite logique était de demander à partir des informations que donnait le teaser, sur quoi pouvait porter le spectacle…

 

Une étudiante a commencé par rapprocher le titre de la pièce Sandre au mot « cendre » et a supposé ainsi que le spectacle pouvait traiter du résidu, du reste, donc de la destruction. Il s’est ensuivi un silence dans l'assemblée. Une enseignante a alors relancé le débat en nous interrogeant sur le son dans le spectacle, car il occupe dans ce teaser une très grande place. En effet, alors que sur le plan visuel il ne se passe pas grand chose (on voit un homme de dos, légèrement dans le flou), sur le plan sonore, c’est assez fourni : des mots sont répétés, sur le fond d’un rire omniprésent ; le son apporte ici l'émotion et donne le ton, l’atmosphère. Quelqu'un a même noté que la voix semblait avoir été transformée, « trafiquée » par des machines pour paraître androgyne, ce qui pouvait amener le spectateur sur une mauvaise piste, en lui faisant imaginer le travestissement comme thème principal de la pièce.

 

 

Nous sommes ensuite passés à la description du spectacle par ceux qui l'avaient vu pour mettre tous les participants dans le contexte de la représentation. Ce moment a été divisé en plusieurs parties : la description de la scénographie et de la lumière, puis celle du jeu de l'acteur, ensuite celle de l'univers sonore, et pour finir celle du déroulement de l'histoire. Tout ceci a été conclu par la description plus précise d'une scène, réalisée par l’un des animateurs.

 

La scénographie a donc été décrite ainsi : une petite estrade au centre du plateau, occupée par un fauteuil et un guéridon-lampe sur lequel était posée une tasse, d'où pouvait couler de l'eau, qui se répandait à la fin de la pièce sur l’estrade et même sur le plateau. Les intervenants ont d'ailleurs oublié de citer les pics fichés sous l’assise du fauteuil. Mais ils ont signalé qu’une goutte d'eau tombait continuellement du plafond, et contribuait elle aussi à l'envahissement de l’estrade par l’eau. La lumière, quant à elle, a été perçue en général comme chaude ; elle était également caractérisée par une alternance entre un éclairage de face dans les moments de récit – qui créait notamment des ombres sur le visage du comédien – et une lumière provenant de la lampe dans les moments d'introspection. Le reste du plateau n'était pas éclairé.

 

La nature particulière du texte a ensuite été soulignée : celle du monologue, qui impliquait la présence d’un seul comédien sur scène, chargé du texte, de la parole du seul personnage représenté dans la pièce. Celui-ci, qui se déplaçait peu et ne descendait jamais de l'estrade, activait lui-même les changements de lumière et buvait du café. Une personne qui n'avait pas vu le spectacle a demandé s'il n'était pas apparu sur scène une marionnette ou du moins une poupée, comme celle présente sur l'affiche ; et ce n’était en effet pas le cas.

 

Pour ce qui était des effets sonores, seul le bruit des gouttes d'eau à la fin a d'abord été mentionné. Voyant les étudiants silencieux, un animateur rappela qu'à l'entrée des spectateurs dans la salle, une musique sombre et répétitive les accompagnait jusqu'au début du spectacle, et que celle-ci était rejouée plus tard, beaucoup plus fort.

 

Ce fut ensuite l’heure de résumer l'histoire : celle d'un couple qui se défait. Le mari adultère veut divorcer d’avec sa femme, pour vivre son amour avec sa secrétaire Sandrine, tandis cette première accepte la tromperie mais ne supporte pas la séparation ; elle voudrait garder son mari, même si cela engage quelques sacrifices. Le drame survient quand un troisième enfant vient s'ajouter à la progéniture : la femme accouche seule, dans sa baignoire, alors que son mari ne s'est même pas inquiété de ses contractions. C'est là qu'elle « sort d'elle-même », selon ses propres mots, et qu'elle commet l'irréparable. Elle avoue en effet à mots couverts qu'elle tue son bébé. La suite de l'histoire n'a apparemment pas été aussi marquante que son début : certains étudiants se souvenaient d'une arrestation, alors que pour d'autres, elle s'était faite emmenée en ambulance. On la suit ensuite en service psychiatrique où elle raconte qu'il fallait bien donner un nom à cet enfant mort-né et que c'est tout naturellement que lui était venu le prénom de « Sandrine » ; l'infirmière lui rétorquant que son bébé était en fait un garçon, elle se décida pour « Sandre », qui donna le titre à la pièce. Tout le monde semblait d'accord pour dire que, depuis le début, on sentait quelque chose de bizarre se profiler. Cette femme n'arrêtait pas de faire des aller-retour entre le temps présent de son témoignage et le temps passé de son quotidien, de sa relation avec son mari ou ses enfants par exemple. Ce qui a permis de définir cette pièce comme n'étant pas l'histoire d'un meurtre, mais plutôt comme l'histoire de la vie d'une femme.

 

Apparemment, cette description n'était pas assez claire, car une étudiante ne comprenait pas qui jouait le comédien ; pour elle, il interprétait l'enfant mort de cette femme, qui racontait la vie de sa mère. Il est vrai que cela aurait été logique, ne serait-ce qu'au niveau du sexe. Il lui a été répondu que l'auteure avait bel et bien écrit ce texte pour un homme, mais qu'il n'y avait dans cette mise en scène aucun travestissement : l'homme était habillé tout en noir, n’avait en rien l'apparence physique d'une femme et n'affichait pas un jeu féminin. Seul le texte indiquait le genre de son personnage. Les chargés de la recherche de terrain ont d'ailleurs signalé que le comédien avait dit, lors de l’entretien qu’il leur avait accordé, après la représentation du 4 décembre : « Ce n'est pas la volonté d'incarner une femme, c'est surtout la volonté d'être comme un canal et de transmettre cette chose-là avec moi aussi mon énergie d'homme. On a tous une part féminine et masculine en nous. »

 

Enfin, un animateur a pris le soin de détailler un moment précis du spectacle pour rappeler ou dépeindre l'ambiance de ce spectacle aux étudiants ; il a choisi une scène de son témoignage qui marque la descente aux enfers de cette femme. Le code de changement de lumière fut encore utilisé, mais cette fois quand la lumière de chevet se ralluma, le « tableau » était complètement différent : l'expression du visage du comédien avait changé, on découvrait une nouvelle facette de cette femme. Jusque là, celle-ci était une figure de femme plutôt fragile, mais cette scène marqua le tournant de son humeur vers la colère : un liquide noir commença à sortir de sa bouche[5], au fur et à mesure de son récit. Lors de l’entretien du 4 décembre, le comédien a présenté cet effet comme l'expression de la rancœur, de la noirceur du meurtre à venir, de la colère, de l'incompréhension du personnage, mais il s'agissait surtout selon lui d'un effet qui ramène les spectateurs au théâtre. De plus, la musique utilisée lors de l'entrée des spectateurs dans la salle revint, s'intensifiant, suivant la progression de la colère ; la voix du comédien raisonnait, toujours plus forte que la musique. La musique diminua petit à petit, le comédien éteignit la lumière et reprit le fil de l'histoire comme si de rien n'était. Cette scène n'était finalement pas très longue, mais permettait de rentrer vraiment dans la profondeur du personnage.

 

 

La description étant terminée, tout le monde ayant à peu près le spectacle en tête, nous avons pu commencer le débat. La première piste de réflexion lancée fut celle de l'infanticide. Les animateurs ont choisi d'introduire ce questionnement en mettant le spectacle en relation avec la pièce Médée[6] et son personnage éponyme, qui crie sa haine et sa douleur face à la trahison de son mari Jason, sentiments forts qui la mèneront jusqu'au sacrifice de leurs enfants. Il était proposé de comparer ces deux figures de femmes infanticides, en cherchant ce qui différenciait cette femme anonyme de la mythique Médée, dans son histoire, dans sa psychologie, dans son énergie.

 

Il a été répondu que, pendant toute une partie du spectacle, l'héroïne semblait correspondre parfaitement au portrait de la petite femme soumise à son mari, ce qui la distinguait complètement de Médée qui, elle, se montrait beaucoup plus virulente à l’endroit de Jason. Puis quelqu'un a mis en avant que, pourtant un point les rapprochait : toutes deux ont commis leur crime pour le regard d'un homme. Médée voulait faire réagir Jason, et la femme voulait retrouver l'amour de son mari. Ce point de vue a déplu à un étudiant, qui a rétorqué qu'au contraire, dans Sandre, il n'y avait aucun appel au secours, aucune provocation ni aucune vengeance ; c'était juste un moment de folie, une perte de contrôle. D'ailleurs, la femme dépeignait souvent son acte par ces termes : « Je suis sortie de moi-même ».

 

Un autre point a ensuite été soulevé : Médée est dans la conscience collective un véritable héros féminin, puisqu’elle sauve sa condition dans le meurtre et qu'en tant que magicienne, son pouvoir est immense. Alors que la mère de Sandre, elle, donne plutôt une image d'anti-héros : elle apparaît comme la méchante de l'histoire et il n'y a dans son acte aucune beauté. Il y a donc une différence de profil. Mais ce qui pourrait aussi les rapprocher, c'est l'idée du sacrifice. En effet, Médée a dû tous trahir pour pouvoir être avec Jason ; et dans Sandre, le sacrifice n'est pas moindre, même si c'est celui de la femme au foyer, le sacrifice du quotidien.

 

Par ailleurs, alors que dans Sandre, la femme tue l'enfant de trop, Médée tue tous ses enfants. La psychologie semble donc plus poussée chez cette première, qui livre des détails de sa vie avant d’en venir à son acte meurtrier. Un étudiant a d’ailleurs préféré au terme de « meurtre » celui d’ « abandon » pour le premier cas, car dans l’histoire de Sandre, l'acte n'est pas poussé par les mêmes raisons que dans l’histoire de Médée.

 

Enfin, dans le texte de Solenn Denis, le personnage est beaucoup plus proche des spectateurs, il est plus actuel que l’héroïne antique, et son acte paraît moins monstrueux que l’infanticide commis par Médée : alors que dans la tragédie grecque, l'infanticide était considéré comme l'un des pires crimes imaginables, aujourd'hui, avec le développement de la psychiatrie et de la psychologie, nous pouvons peut-être prendre plus de distance face à cet acte et essayer de comprendre cette femme. Une étudiante a très bien résumé cette distinction entre les deux personnages en rappelant que Médée est un personnage-mythe, alors que Sandre ré-humanise cette figure de la femme infanticide en la rapprochant des faits divers, comme l'affaire des bébés congelés (affaire Courjault[7]).

 

Est alors venue de la salle une question importante : est-ce que finalement les spectateurs ne sont pas face à la plaidoirie de cette femme ? La réponse générale fut négative, car dans Sandre, le spectateur n’est pas amené à juger, mais plutôt à recevoir. Il y a beaucoup de détails qu’il n'a pas d'habitude d’entendre et qui le mettent en position de témoin de cette histoire, de ce drame de vie. Alors que ces histoires font les gros titres des journaux, ici, on cherche à comprendre le contexte, le pourquoi. Une animatrice a d'ailleurs cité un extrait du texte de Sandre : « Ce qui est certain c'est que je ne voulais pas faire de la peine aux gens. Mais j'ai tué quelqu'un. Une fois, j'ai tué quelqu'un, même si je ne suis pas folle ».

 

 

Les animateurs ont alors profité de cette transition pour demander aux étudiants si ce spectacle avait changé leur regard sur l'infanticide, si on pouvait trouver à cette femme des circonstances atténuantes ou faire la part des choses entre absoudre et humaniser.

 

Avant tout, il était important de définir le terme adéquat pour qualifier ce crime : celui de néonaticide[8] ; et de comprendre que cette femme a tué par cet acte une part d'elle-même. Nous avons ensuite parlé de déni de grossesse[9] ; là encore, il a été primordial de s'assurer que tout le monde savait bien de quoi il s’agit.

 

Les étudiants ont ensuite répondu, en toute connaissance de cause, qu'il n'y avait pas eu pour eux de changement de vision sur cet acte, car les spectateurs n'étaient pas dans ce spectacle, comme dit auparavant, en position de jugement. Cela permet juste de mieux comprendre les femmes néonaticides, que ce ne sont peut-être pas que des monstres, ni des folles. Ici dans Sandre, la femme a occulté sa dernière grossesse pour se protéger ; et au moment où l’enfant est venu, elle a préféré l'effacer.

 

Quelqu'un a ajouté que de toute façon aujourd'hui, il y a une telle banalisation de la violence, à la télévision par exemple, que le théâtre était pour lui le seul moyen pour recontextualiser un acte violent. Toutes ces questions sont en effet d'actualité, comme celle de l'avortement, ou de l'instinct maternel. Et le théâtre cherche ici à humaniser les faits divers de mères meurtrières. Il y a peut-être là d'ailleurs une question sur l'information que les médias diffusent. Une étudiante a d'ailleurs cité l'exemple du spectacle Faits d'hiver[10] qui prenait le même parti.

 

 

Les animateurs ont ensuite repris la parole pour changer de débat. Solenn Denis a écrit cette pièce sous la forme d'un monologue, pour un homme, pour le comédien Erwan Daouphars. Deux questions se posaient alors : celle du choix du monologue dans un premier temps, et celle du genre de l’interprète dans un deuxième temps. Que penser de ces deux choix ?

 

Les étudiants chargés de la recherche de terrain avaient interrogé des spectateurs à la fin du spectacle, le 4 décembre, pour connaître leur avis, leurs impressions sur ce qu'ils venaient de voir. Ils ont donc fait part des paroles recueillis lors de leur micro-trottoir, pour montrer que les opinions différaient sur ces questions :

 

- Un homme, d'une cinquantaine d'années, a expliqué que le fait que le rôle féminin soit interprété par un homme lui a permis de se sentir concerné. Cela a renforcé le message que l'auteur souhaitait faire passer. Pour lui, si ce texte avait été porté par une actrice, cet aspect aurait totalement disparu.

 

- Un homme, d'une trentaine d'années, racontait lui que certes l'interprétation d'une femme par un comédien masculin ne l'avait pas dérangé, mais que cela ne lui avait pas pour autant permis de se sentir plus concerné dans la mesure où il voyait de toute façon une femme sur scène. A la question : « Auriez-vous préféré que ce texte soit joué par une femme ? », il a simplement répondu qu'ici, la question ne se posait pas.

 

- La mère du technicien lumière a elle aussi répondu au micro-trottoir, et son avis a différé un peu des deux précédents. Selon elle, ce spectacle ne peut être ressenti de la même manière par un homme, par des jeunes femmes telles que celles qui l'interrogeaient, ou par une femme de son âge. Elle a précisé avoir été profondément touchée par ce qu'elle reconnaissait comme de l'amour éternel (qui existe encore d'après elle), ou encore par l'accouchement qu'elle a elle-même vécu. Le fait que ce texte soit porté par un homme l'a, par conséquent, un peu dérangée au début, puis elle a fini par se laisser emporter par le texte, et donc par ne plus y prêter attention.

 

 

Après cette « parenthèse », les animateurs ont reformulé leur question : le choix de faire interpréter le rôle par un homme était-il un moyen de faire exister le regard masculin sur cette situation ? Finalement, pourquoi ne pas avoir choisi de traiter ce sujet de manière plus classique, dans une forme plus traditionnelle ?

 

La première réponse, aussi évidente soit-elle, fut que le monologue permettait au spectateur de rentrer davantage que le dialogue dans l'intériorité du personnage, ce qui lui rendait un peu de son humanité. Ce témoignage créait une véritable relation avec le spectateur : il n'était concentré que sur cette femme, et aucun autre personnage ne venait remettre en cause sa parole.

 

Les étudiants ont été d'accord avec le premier témoignage de spectateur : le fait que le rôle soit joué par un homme permet d'amenuiser l'identification des femmes au personnage et d'intégrer tout le monde dans le processus, plutôt que de cibler un type de spectateur. Ce choix permettait d'ouvrir le spectacle sur ce que l'infanticide apporte comme questionnements généraux, indépendamment du genre de chacun (comédien et spectateurs).

 

Quelqu'un s'est un peu offusqué en demandant si un homme ne pouvait réussir à s'identifier à une femme. Mais il lui a été répondu que l'image de la femme était déjà dans cette pièce très stéréotypée, et que cela en aurait beaucoup rajouté si la distribution avait été féminine. Un étudiant de l’équipe du krinomen s'est alors servi d'une citation tirée de l'interview d'Erwan Daouphars, pour rappeler que ce n'était peut-être pas un homme, mais seulement un humain, un acteur, un porte-parole : « La question de la féminité ou de la masculinité ne se pose plus. A un moment donné, le débat s'élargit, on est plus dans un rapport humain ». Une autre personne a ensuite répliqué que certes, il était très intéressant de « raser » les sexes, mais que de toute façon biologiquement, nous sommes face au corps de la femme, à la grossesse. Ce choix crée donc de la distance avec la réalité et constitue un choix théâtral fort, qui crée des effets de contraste, par exemple quand le personnage, par la bouche du comédien, rappelle son identité genrée : « Mais après tout je suis une femme ».

 

Sandre pose ainsi question sur le jeu de l'acteur, pour certains spectateurs du moins. Un étudiant a fait part de son expérience personnelle théâtrale : il a en effet beaucoup travaillé avec le metteur en scène Jean-Luc Ollivier, qui apparemment n'aime pas tellement les distributions non-respectueuses du genre des personnages, i.e. quand un homme joue une femme comme ici, ou inversement. Pour lui, cela est très dérangeant car on perd en crédibilité puisque, corporellement, un homme ne peut pas jouer une femme. L'étudiant avait donc peur que la question du genre occulte le thème de l'infanticide, censé être premier dans ce spectacle.

 

Cette intervention a ainsi amené les animateurs à préciser la citation du comédien utilisée auparavant : le comédien ne cherchait pas à effacer le fait qu'il jouait une femme, ne féminisait pas particulièrement son jeu, et mobilisait quand même son énergie d'homme. Un autre étudiant a aussi relevé le fait que Solenn Denis avait dit, lors du bord de scène, qu'il était important pour elle de créer une distance avec cette distribution pour questionner d'autres choses que seulement l'infanticide. Il a enfin été rappelé que, lors du micro-trottoir, une majorité des spectateurs interrogés avait complètement oublié la question du genre dans cette pièce : pour eux, ce n'était pas du tout le plus important. Cet échantillon a cependant été jugé peu représentatif, car finalement peu de personnes ont été interrogées ; il est donc délicat dans un tel cas de parler de « majorité ».

 

Pour conclure sur ce point, une personne qui n'avait pas vu le spectacle a interrogé la salle sur le flou qui avait été gardé dans la pièce autour du sexe du bébé ; elle a aussi demandé si, dans ce monologue, le comédien jouait les autres personnages ou seulement celui de la femme sans nom. Il lui a été répondu que le texte était uniquement un monologue de la femme, que la situation, le dispositif, le type de parole et d’adresse pouvaient faire penser à une séance chez un psychologue ou un psychiatre.

 

 

Puis les intervenants ont recentré le débat sur cette question : la scénographie et le texte marquent à nos yeux l’isolement et l’enfermement du personnage, avez-vous ressenti cet aspect ?

 

Une première personne est intervenue pour rappeler que la scénographie était en effet surtout concentrée au milieu du plateau. On pouvait par ailleurs relier l'évolution de la scénographie à celle du personnage, comme si l'espace était à l'image du corps de cette femme ; c’était notamment le cas lorsque l’eau coulait en dessous de l’estrade, ce qui faisait immédiatement écho au passé de la femme sans nom et à certains épisodes de sa vie (par exemple la perte des eaux dans sa baignoire avant l’accouchement de Sandre). En ce sens, on peut dire que la scénographie était l’illustration même de l’évolution solitaire du personnage.

 

Puis une deuxième personne, qui n’avait pas vu le spectacle, s’est demandée si cette impression d’isolement et d'enfermement n’était pas due à l'architecture même du Glob Théâtre, qui est effectivement une salle assez petite, avec un plafond bas et où existe une certaine proximité entre le public et la scène, ce qui donne une ambiance assez intimiste. Cependant, il lui a été répondu que ce spectacle n’avait pas été créé uniquement pour ce théâtre – bien que le processus de création s’y soit déroulé –, des représentations de Sandre dans d’autres salles sont prévues et, bien entendu, celles-ci ne seront pas forcément de la même envergure.

 

L’assemblée est alors revenue à la scénographie en apportant des précisions sur le commencement du spectacle. Le public entrait dans la salle, accompagné d’une musique d’ambiance assez angoissante, qui était diffusée en boucle ; le plateau était déjà éclairé et on pouvait y voir un décor épuré (une estrade sur laquelle étaient posés un fauteuil, une table ainsi qu’une lampe) au centre d’un espace vide. Ensuite, la salle fut plongée dans le noir, la lumière se fit sur le plateau pour laisser apparaître le comédien. Il était assis sur son fauteuil, qui lui-même était posé sur une estrade très étroite, d'à peu près un mètre sur un mètre.

 

L’on pouvait dès le départ ressentir l’enfermement, l’isolement du personnage, car l’espace était très réduit, comme sur une petite île, un endroit intime. L'eau ruisselante, qui enfermait finalement l'espace dans une certaine verticalité, produisait ce même effet. Les pics, également, qui étaient fichés sous l’assise du fauteuil – pics qui étaient en fait selon les dires du comédien les mêmes que ceux utilisés en ville pour repousser les pigeons – renforçaient l'idée d'un esprit torturé, de l’enfermement de cette femme sur elle-même. On pouvait voir alors un paradoxe entre le confort du fauteuil et la douleur des pics. De plus, peu à peu, l’éclairage (rendu par des projecteurs latéraux, des projecteurs en contre, ou par la lampe) définissait plusieurs espaces et plusieurs états émotionnels du personnage. Mais certains ont aussi remarqué le thème de l'isolement dans le texte : après l'infanticide, le personnage se retrouve isolé socialement ; cette femme parle souvent par exemple de ses enfants qu'elle ne voit plus, qui ne veulent plus lui parler. Finalement, elle se renferme petit à petit sur elle-même, en venant à se questionner sur sa folie.

 

 

Comme le débat n'avançait plus tellement, une enseignante a demandé aux étudiants de sortir de la description pour prendre davantage parti. La question fut alors précisée par la demande, faite aux étudiants, de mettre en avant les effets produits chez eux, en tant que spectateurs.

 

Parmi les personnes qui avaient assisté à la représentation, certaines ont eu l’impression que cette femme s’adressait à son psychologue, comme lors d’une séance de thérapie, et que le public occuper un peu cette position et cette fonction face à elle puisqu’elle se livrait à lui par le biais du monologue.

 

Une personne avait été particulièrement sensible à l’évolution scénographique : elle expliquait qu’on passait dans ce spectacle du concret (avec ce décor de salon) au symbolique, avec des éléments qui renvoyaient davantage à des émotions (comme l’eau ruisselante, qui rappelait à certains la torture, la souffrance, ou le charbon noir...).

 

Un autre aspect touchant a également été souligné : l’adresse directe du comédien au spectateur, alors que l'attention était resserrée autour du personnage et du comédien, permettait l'adhérence à son propos, qui pouvait « prêter à quelques larmes ». En suivant, certaines personnes ont rétorqué que ce texte n'était pas du tout pour eux « tire-larmes », car la pitié n’était pas recherchée. En revanche, la beauté ainsi qu’une certaine sincérité sans ambiguïté, juste émouvante, ont été soulignées. Des larmes ont donc pu être versées une fois la pièce terminée, mais il est vrai que, durant le spectacle, on pouvait se laisser bercer par ce beau et poétique témoignage sans pour autant en pleurer ; néanmoins, cette retenue n'a pas empêché certains de trouver l’histoire poignante, simple et efficace,.

 

Le débat s’est ensuite porté sur la réception et la compréhension du texte : on parvenait facilement à comprendre que le comédien masculin jouait en fait une femme et il était facile de se laisser prendre par l'histoire, même si certains « effets spectaculaires » venaient casser le naturel du jeu, de la parole – ainsi des changements de lumière, du charbon dans la bouche ou encore de la goutte d'eau qui venait rythmer les silences. Il a été ajouté que la scénographie aidait beaucoup à la compréhension, qu'elle servait bien le texte et en faisait une pièce accessible à tous, c’est-à-dire aux habitués comme aux non habitués du théâtre.

 

 

La question de l’isolement a ensuite été retournée dans l'autre sens : des spectateurs n’avaient-ils pas ressenti une impression contraire à celle de l’isolement ?

 

En effet, il y avait bien une hyper-focalisation sur le personnage, mais ce personnage et son texte évoluaient dans une scénographie qui prenait de l'ampleur, notamment avec l'inondation, et qui par conséquent poussait à généraliser le propos plutôt qu’à le concentrer sur cette femme, pris comme un cas singulier et même extraordinaire. Grâce notamment à la prise d'épaisseur de la scénographie, on pouvait ressentir de plus en plus de pitié pour cette femme, ce qui laissait évidemment émerger l'humain en elle. On passait donc alors de l'isolement à une ouverture.

 

Pour compléter ces propos, les animateurs en recherche de terrain sont intervenus et ont transmis à l’assemblée certaines explications du comédien – explications données lors de l’entretien qu’il leur avait accordé après la représentation du jeudi 4 décembre, au Glob. Il leur avait ainsi expliqué que l'eau qui coule à ses pieds, et en amont sur le guéridon, représente « tout ce qui déborde » c'est-à-dire la tristesse et les larmes, mais aussi évidemment le liquide amniotique. Cet élément ramène le spectateur – on l’a dit – à l'organique, il rajoute du palpable au sentiment. Ce rapport aux sensations, au partage sensible, permet au spectateur de se demander s'il voit bien, s'il n'est pas enclin à une « hallucination », questionnement qui le ramène au concret de la représentation. Ceci, selon le comédien, donne un « coup de pied » au monologue car matérialiser l'histoire permet de la concrétiser, de la sortir du fictionnel pour atteindre un plus haut niveau de réalisme. C'est pour lui à cela que doit servir la mise en scène en général, à mettre en forme le texte pour « tenir en haleine » le spectateur ».

 

Cette réflexion amena un étudiant qui n'avait pas vu le spectacle à demander aux autres : pourquoi finalement ne pas traiter ce sujet dans un documentaire, plutôt que d'en faire un spectacle, si le parti pris est de généraliser cette situation ? Par manque de temps, cette question n'a pas été vraiment traitée, mais elle a ouvert une autre piste de réflexion, à creuser éventuellement par chacun.

 

 

Le texte comporte beaucoup de flous, de trous autour du personnage, à l'image de la confusion présente dans son esprit. L’histoire de cette femme comporte notamment de nombreuses ellipses, si bien qu’on ne connaîtra ni son âge, ni son nom, ni sa classe sociale ; ces ellipses renvoient parfois aux trous de mémoire qu’on suppose liés à sa perte de conscience au moment du néonaticide. Elle semble chercher à clarifier son histoire pour comprendre son acte meurtrier – le comédien disait à ce propos qu'elle essaie de « reconstituer le puzzle ». Partant de ce constat, une question a alors été posée aux participants du krinomen : ce trouble, ce flou autour du personnage de Sandre vous a-t-il paru intéressant ou vous a-t-il posé problème ?

 

 

Tous furent d'accord pour dire qu'en effet elle semblait perdue, son flot de parole allant au rythme de ses pensées, comme si elle redécouvrait avec les spectateurs les événements de cette période de sa vie. Pour certaines personnes, le manque d’informations la concernant ne posait aucun problème car justement, le fait de ne pas connaître sa totale identité en faisait un peu une Madame Tout-le-monde. Pourtant, une autre personne a trouvé que ça ne pouvait pas du tout être n'importe qui car c'était l'histoire de cette femme-là, avec son propre passé, sa propre histoire, l’histoire de cette femme qui voulait (faire) comprendre pourquoi elle en était arrivée à cet acte.

 

Cependant, c'est la vision du couple portée par cette femme qui peut poser plus largement problème. En effet, dans ce monologue, elle parle des valeurs qu’elle a reçues, fruits de l’éducation inculquée par sa mère, c’est-à-dire celle d’une « femme modèle » : la femme ne doit pas trop parler, la femme doit s’occuper des taches ménagères et du repas (« Il faut savoir faire à manger car un homme se tient par le ventre », entend-on à plusieurs reprises dans Sandre) ; elle soit se dévouer entièrement à son homme, et peu importe s’il a une maîtresse car il reviendra pour manger. Une personne a ensuite rappelé à l’assemblée que cette vision de la femme, aussi dépassée et minoritaire qu’elle puisse paraître, est encore d’actualité : même si elle est plus rare, ce n’est pas un cas isolé que celui de Sandre.

 

Enfin, pour terminer sur ce point, on fait remarquer que seul le prénom de Sandrine (la maîtresse de son mari) et celui de Sandre (l'enfant qu’elle a tué) sont énoncés durant le spectacle. On ne connaît certes pas le nom de cette femme, mais on peut tout de même deviner qu’elle a une quarantaine d’années et qu’elle appartient à une classe sociale moyenne (supposition faite notamment à partir de son énumération des différents plats qu’elle prépare à son mari). Finalement, cette femme, on la connaît, sans vraiment la connaître.

 

 

Afin de clore et de poursuivre toutes ces réflexions, le krinomen s’est achevé par l’écoute d’un enregistrement réalisé par l’équipe de recherche de terrain à l’occasion d’un bord de scène, en présence des artistes du spectacle et d’une psychanalyste, le mercredi 3 décembre au Glob Théâtre. On a pu y entendre Solenn Denis, ainsi que le comédien Erwan Daouphars, qui traitaient, en autres, des thèmes abordés dans ce krinomen.

 

Pour conclure, soulignons que Sandre est une pièce qui a suscité de nombreuses interrogations tant au niveau de l'atmosphère qu’elle crée, du fait que c’est un homme qui interprète le rôle d'une femme, que par le choix du thème du néonaticide, qui justifie la mise en parallèle que nous avons faite avec la pièce et le personnage de Médée. Ce n’est pas seulement un texte monologué, mais un spectacle complet, marqué notamment par une scénographie qui évolue avec le personnage et qui se met au service de ce texte émouvant et même poignant, pour certains. 

 

 

Pour aller au-delà de ce spectacle, nous vous invitons à lire Sandre, monologue pour un homme de Solenn Denis. Référence complète de la pièce en attente

 

 


[1] Théâtre qui affirme défendre, « depuis bientôt 20 ans, […] la découverte de créations contemporaines avec un souci du choix esthétique de l'artiste, du sens de son propos et de son ouverture au monde ». (S.n., « Le Glob ? », texte mis en ligne sur le site Internet du Glob Théâtre, URL de référence : http://www.globtheatre.net/index.php?option=com_content&view=article&id=51&Itemid=228).  

[2] Novart est un festival des arts de la scène qui se déroule au mois de novembre dans la Communauté Urbaine de Bordeaux. Pour plus d’informations, voir : www.novartbordeaux.com.

[3] S.n., texte de présentation de Sandre, dans le livret du spectacle conçu par le Glob

[4] S.n., teaser de Sandre, mis en ligne sur le site Internet Dailymotion, le 29 octobre 2014, URL de référence : http://www.dailymotion.com/video/x28vahk_sandre-collectif-denisyak-pepiniere-du-soleil-bleu-glob-theatre-teaser_creation.

[5] Le comédien expliqua au cours de l'interview le procédé employé pour cet effet. Il s'agissait de charbon activé – qui sert habituellement à détoxifier le corps lors de cures thermales par exemple –, qu’il faisait glisser dans sa bouche lorsqu'il faisait mine de boire son café et qui, sous l’action de la salive sécrétée, pouvait se liquéfier en bouche puis en sortir en un filet de bave noir.

[6] Entre autres versions, citons les trois Médées les plus marquantes de l’histoire du théâtre antique et classique : Euripide (431 av. JC), Médée, Paris, Librio, 93 p. ; Sénèque (inc), Médée, Paris, Flammarion, 126 p. ; Pierre Corneille (1653), Médée, Paris, Larousse, 160 p.

[7] Note en attente de complément

[8] « Le néonaticide est l’homicide d’un enfant né [vivant] depuis moins de 24 heures, commis presque exclusivement par la mère. » Myriam Dubé, Suzanne Léveillée et Jacques D. Marleau, « Cinq cas de néonaticide au Québec », in Santé mentale au Québec, vol. 28, n° 2, automne 2003, p. 183.  

[9] « Le déni de grossesse se caractérise par une quasi-absence des symptômes de la grossesse. La femme pourtant effectivement enceinte, continue à avoir normalement ses règles, elle en prend ni poids, ni “ventre” […]. On distingue deux types de déni de grossesse : le déni “partiel” quand la femme reconnaît son état avant l'accouchement ; et le déni “absolu”, quand la femme n'a pas conscience d'être enceinte jusqu'à l'accouchement. » Pierrick Hordé (dir.), « Déni de grossesse – Symptômes », article mis en ligne sur le site Internet Santé-Médecine, en décembre 2014, URL de référence : http://sante-medecine.commentcamarche.net/contents/962-deni-de-grossesse-symptomes.

[10] Faits d'hiver, spectacle mis en scène par Henri Bonnithon, directeur de la Compagnie Asparas, joué en janvier 2012 à la Boîte à Jouer à Bordeaux. Pour plus d'informations : http://www.apsarastheatre.org.

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