Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Lebensraum de Jakop Ahlbom
Spectacle présenté le mardi 10 mars 2015 au Carré des Jalles
Sonia Le Ny, Pierre Puech, Emile Ragot, Romann-Sloan Dartron
Jakop Ahlbom
Arrivé dans les années 1990 à Amsterdam, le suédois Jakop Ahlbom se forme dans un premier temps à la Theater School Arts avec une spécialisation pour le mime. En 2000, deux ans après l'obtention de son diplôme, il signe le spectacle Stella Maris avec le support du Het Veemtheatre d'Amsterdam. A la fois directeur et metteur en scène de ses créations, il s'inspire du théâtre, du mime, de la danse, de la musique et de l'illusion. Son approche est ainsi résolumment pluridisciplinaire. Reconnu pour cet aspect de son travail, il a participé à de grandes collaborations telles que son premier opéra, reprise d'Hoffmann, pour le Deutsche Oper de Berlin. Il a aussi chorégraphié le film Off Ground de Boudewijn Koole. Le travail original de ce metteur en scène a conduit Jakop Ahlbom à faire des tournées à travers l'Europe en Belgique, France, Espagne, Allemagne, Suède, Danemark, Finlande, Autriche, Suisse, Royaume-Uni et Etats-Unis.
Lebensraum
Le spectacle Lebensraum correspond à la huitième création de Jakop Ahlbom. Créé en 2012, il a reçu aux Pays-Bas la récompense VSCD Mime Award. Depuis ses débuts, cette création reçoit de nombreuses critiques positives. Lebensraum est d’ailleurs considéré par la presse comme un hommage au cinéma muet des années 1920, et entre autres, à Buster Keaton.
A travers ce spectacle, il y a une volonté de ramener à la vie, à la manière du film The Artist, la magie des images silencieuses du théâtre. Jakop Ahlbom a fait appel pour la musique au groupe de rock indépendant d’Amsterdam : Alamo Race Track, composé de Raph Mulder, Leonard Lucieer, Jaap Bossen, Peter Akkerman et Robin Buijs. Seul deux membres du groupe jouent sur scène pour Lebensraum. Il s’agit du guitariste et chanteur Ralph Mulder et de Leonard Lucieer, également guitariste, qui utilise à la fois guitare électrique et pedal steel guitare. Les trois personnages principaux sont joués par Slike Hundertmark, Yannick Greweldinger et Reiner Schimmel. A l'occasion des remises de prix du VSCD, le jury a décerné la récompense du meilleur second rôle féminin à l'actrice Silke Hundertmark pour son personnage de Colombine. Pour la première fois de l'histoire, il s'agissait d'un rôle sans parole prononcée. Les trois acteurs sont connus pour avoir joué dans plusieurs pièces de Jakop Ahlbom.
Les spectacles d'Ahlbom montrent des personnages en perpétuel combat avec eux-mêmes et avec la société qui les entoure. Ahlbom revendique la volonté de créer un monde poétique où tout est exagéré, un monde qui défie les frontières du réel, un rêve où le public pourrait venir chercher des réponses sur son identité profonde.
Scénographie et costumes
La scène représente un appartement très géométrique. Les murs sont entièrement tapissés avec un tissu dans les tons bruns sur lequel sont imprimés des frises verticales noires. On trouve une symétrie parfaite dans ce décor. Un tableau sur le mur de cour fait face à un autre tableau de la même forme sur le mur à jardin. Le mur du fond est affublé de deux fenêtres carrées : une à jardin et l’autre y est symétrique à cour. De plus, les parois de l’appartement cachent de nombreuses trapes dissimulées en trompe-l’oeil. De plus, l’appartement est rempli de meubles, tous répartis d’un côté ou de l’autre. On trouve à cour, un coffre, une desserte et un frigo tandis qu’à jardin sont placés le lit et la porte. Une table et deux chaises marquent le centre du plateau.
Par ailleurs, s’opposant à la géométrie bien rangée de l’appartement, on peut remarquer des éléments plus étranges comme les abats jours de formes diverses pendues au dessus de la table. De même, on trouve parmi ces abats jours le sel, le poivre, et deux poids. Aussi, un fil à linge sur lequel sont accrochés des chaussettes et des chaussures traverse l’appartement au lointain. Très vite l’appartement se destine à devenir une machine à jouer et à rêver. Le lit, si on le retourne, devient un meuble-piano, le frigo crache de la mousse, la porte pivote, derrière les tableaux on trouve des fenêtres et même la tapisserie, lorsqu’elle est arraché soudainement, cache une forêt !
Les costumes nous plongent dans un univers burlesque. En effet, les deux personnages principaux masculins ont le visage peint en blanc et portent des pantalons noirs, des chemises blanches et des gilets noirs, un costume qui n’est pas sans rappeler celui des stars du cinéma muet américain comme Keaton ou Chaplin. Tout en gardant ce costume, ils revêtent, le temps d’une scène, une blouse de scientifique chacun. Les musiciens ont aussi le visage maquillé de blanc mais leur costume reprend non sans provoquer le comique, le tissu de la tapisserie de l’appartement. Le personnage féminin est le seul à ne pas avoir de doublon, le seul à porter des couleurs vives. Elle est toute en jaune avec une robe en dentelle noire. Ses cheveux sont roux et bouclés, et même son maquillage est très coloré : elle a les joues roses. Le costume de ce personnage est repris de façon comique par les deux musiciens et l’un des comédiens vers la fin du spectacle.
Les origines du genre
Si le genre du spectacle burlesque nous renvoie directement au cinéma muet des années 20, il prend pourtant racine à la Belle Époque sur les scènes européennes sous la forme du music-hall. C'est en France, dans les café-concerts que le genre se crée en présentant des spectacles de plusieurs numéros, inspirés de disciplines différentes. On retrouve évidemment, une tête d'affiche, souvent un chanteur ou une chanteuse. Mais aussi, des jongleurs, des acrobates, des illusionnistes, des danseurs folkloriques, ou des danseurs de claquettes, ainsi que des comiques qui présentent des sketchs courts. Ces spectacles séduisent le public et ont participé à révéler de grands noms comme la danseuse Loïe Fuller, le chanteur Maurice Chevalier ou la chanteuse Joséphine Baker.
Le cinéma muet amène avec lui une certaines définition du genre. Il est défini par Patrice Pavis comme « [opposant] une façon sérieuse de se comporter et [une] déconstruction comique par un dérèglement inattendus »1. En effet, on observe dans le cinéma burlesque l'évolution d'un personnage qui garde son sérieux face à des situations extrêmes et invraisemblables. C'est sur cette opposition, cette faille, que se construit le cinéma burlesque des années 1920. On y attend un personnage central qui est inaltérable. Il ne vieillit pas, ne change pas et ne tire aucune leçon de ses gags précédents. Les actions comiques, leur enchaînement, le rythme priment sur la fable, qui se résume souvent à une ligne lâche. Le burlesque, tel qu'il se rencontre aujourd'hui sur les planches de théâtre, correspond à un comique issu de plusieurs arts de la scène. En effet, on y retrouve la pantomime, des acrobaties, des jeux de clown, etc.
Même si l'environnement de ces films correspond au monde contemporain des artistes qui les créent, les cinéastes burlesques placent leurs personnages dans une nouvelle réalité, comme si elle était construite à travers leur regard. On peut alors citer Les Temps modernes de Charlie Chaplin en 1936 avec son monde industrialisé et son personnage entraîné et piégé par le mécanisme de la machine. Acteur britannique qui a trouvé la gloire à Hollywood, Chaplin devient vite scénariste, réalisateur et producteur. Il devient un personnage à part entière que l'on reconnaît grâce à sa démarche toute singulière.
1Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, Paris, 2000.
Si Chaplin est le nom qui revient le plus facilement en tête, il existe d'autres acteurs de burlesque qui sont à l'époque tout aussi connus comme Harold Lloyd, Stan Laurel et Oliver Hardy ou encore Buster Keaton. Avec l'arrivée du parlant, Jacques Tati prolonge le travail de Charlie Chaplin en plaçant ses personnages dans un univers familier du spectateur, qu'il s'amuse à bouleverser et à renverser pour créer le comique.
Chacun de ces comédiens burlesques invente un style, une démarche, un costumes spécifiques pour créer un type comique qu'ils reprendront tout au long de leur carrière. Cetet pratique permet aux spectateur/trices de les reconnaître et crée une forte connivence. Le public accepte alors les gags, leur répétition, la logique de l'absurde. Le burlesque, pratique reprise dans le cinéma muet, est donc un art du corps.
Buster Keaton illustre parfaitement cette idée d'un language corporel qui se développe dans l'espace. Ici, il nous intéresse tout particulièrement puisque Jakop Ahlbom, le metteur en scène de Lebensraum a affirmé s'être inspiré de son travail pour créer le spectacle.
Buster Keaton
Joseph-Francis Keaton est né en 1895 dans le Kansas. Ses parents sont artistes, et dès l'âge de trois ans, il monte sur les planches à leurs côtés. En grandissant, il restera sur ces mêmes planches jusqu'à l'année 1917 où il signera un contrat pour jouer au cinéma aux côtés de Roscoe Arbuckle surnommé Fatty. Mais c'est après la première guerre mondiale qu'il se fait connaître à l'internationale grâce à des longs-métrages comme Sherlock Junior ou Le Mécano de la « Général ». Sa carrière décline avec l'apparition du cinéma parlant, qui l'oblige à changer sa façon de travailler.
Buster Keaton, c'est avant tout un langage du corps. Le cinéma étant muet, la parole n'est d'aucun secours. Pourtant, la plupart des acteurs, comme Charlie Chaplin usent des mimiques de visage. Contrairement à tout ceux là, Buster Keaton reste impassible, au point qu'on ne le voit jamais sourire devant la caméra. Il n'existe que par son corps et, pour ceux faire, il n'hésite pas à multiplier les acrobaties qu'il exécute lui-même. Plus qu'être l'acrobate principal du film, il va même jusqu'à doubler les autres acteurs.
Dans Lebensraum, on remarque de fortes références au film L'épouvantail de Buster Keaton . La scénographie par exemple ressemble de près, jusqu'à la disposition de certains meubles à la maison montrée dans le film. Certaines scènes sont également des adaptations du film. Ainsi, les acrobaties liées à la scène du petit déjeuner ont été créés par Buster Keaton pour le film précédemment cité. La place essentiel du corps est également repris par Jakop Ahlbom dans Lebensraum, qui crée un spectacle muet, accompagné de musique.
Auteur Inconnu, Capture d'écran du film © L'épouvantail, Pinterest.com, URL: https://www.pinterest.com/pin/127508233174306748/
Le corps a ses fonctions que la fonction ignore
Le corps dans le spectacle tient une place très importante dans la mesure où il s’agit d’un spectacle de pantomime1. De fait, il est donné à voir plusieurs utilisations du corps. Dans un premier temps, les deux protagonistes apparaissent comme deux jumeaux colocataires, vêtus de la même manière. Ils se lèvent, mangent et s’habillent avec des mouvements qui se complètent, prédéfinis tels des machines programmées pour exécuter la même tâche chaque jour. Tout leur décor est également machinerie reprenant le même procédé que dans L’épouvantail de Buster Keaton : système de poulies pour éviter tout déplacement durant le repas, le lit/armoire. Le troisième personnage est, elle, issue d’une fabrication. En effet, enfilant une blouse chacun, les deux hommes semblent s’être attelés, jour après jour, à l’assemblage de cette femme, membre par membre. Dans le spectacle, il nous est montré l’achèvement de ce travail. Ainsi, cette poupée grandeur nature, un sourire aux lèvres permanent, est dressée sur scène. Commence alors la discorde entre les deux hommes. L’un veut en faire une machine supplémentaire pour rendre leur quotidien plus aisé, notamment en lui mettant un balai entre les mains. L’autre souhaite en prendre soin comme pour y trouver un fond d’humanité, une touche de féminité. La poupée passe de main en main, les acteurs sortent et rentrent dans l’espace scénique maintes fois par le mur pivotant côté Cour. Durant ces allées et venues, ils échangent subtilement la poupée par la comédienne et enfin, laissent leur création seule au centre de scène.
Ici, le corps développe sa seconde fonction : celle du corps acrobatique et burlesque. La poupée prend vie peu à peu par un jeu de mouvements saccadés et mécaniques. Elle déambule à la manière d’un robot et découvre son espace de vie. Lorsque les deux garçons reviennent, elle feint l’inertie et observe leurs faits et gestes pour ensuite les reproduire. Progressivement, l’un après l’autre, ils s’aperçoivent qu’elle est vivante. A partir de ce moment, le spectacle fait l’objet d’enchaînements acrobatiques, mettant à l’épreuve leur capacités physiques et leur endurance : force qui sont les porteurs de la comédienne, gainage la plupart du temps pour elle, qui est souvent « droite comme un bâton », souplesse, agilité lorsqu’ils sortent de scène en sautant par les fenêtres et autres sorties dérobées de la vue du spectateur.
Il y a également une progression dans la relation qu'entretiennent les trois protagonistes. En effet, on assiste à un basculement des rapports de force. Premièrement, la femme occupe le statut parfait d’automate, remplissant plusieurs tâches dont le service à table et le ménage. Rapidement, elle devient défectueuse, atteinte de problèmes de coordination, confondant les tâches. Sur scène, elle débarrasse donc trop vite, sert trop de jus d’orange, est soumise à des bugs comme un ordinateur. Après avoir semé le chaos, elle s’en va, le garçon qui voulait en prendre soin va la chercher. Il ne reste donc que l’autre homme.
La scène suivante intègre pour la première fois les musiciens à l’action principale. Jusque-là, ils étaient affublés de costumes reprenant exactement la tapisserie, ce qui leur permettait de se fondre pleinement dans le décor. Leur corps et leur présence étaient oubliés dans l’action scénique mais présents par la musique qu’ils produisaient – quasiment toujours en live.
1.Pantomime: attitude, mimique accompagnant le discours ou le remplaçant et pouvant aller jusqu'à une gesticulation outrée; Dictionnaire Larousse: http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/pantomime/57709, consulté le 20 mars 2015.
Dans ladite scène, ils prennent donc part au jeu : le public voit le garçon qui était parti revenir sans la poupée, accompagné par les musiciens. Ils sont vêtus de la même robe qu’elle et marchent comme des robots. Les deux musiciens portent une perruque identique à celle de la femme. Le troisième s’apprête à en enfiler une sur sa tête, comme si au final, sa création avait pris possession de lui. Le corps des trois hommes apparaît comme dénué de toute humanité, telle la femme au début. On pourrait croire à un échange entre la femme et l’homme, la machine et l’humain.
Ce questionnement et ce balancement du corps-machine ou corps humain tout au long du spectacle, prend fin lors de la dernière scène : la femme évolue du statut d’automate à celui d’être humain en fêtant son anniversaire. Ce rituel concrétise son existence en tant qu’être vivant.
Dans ce spectacle, le corps occupe donc une place prépondérante. En effet, il s’agit là d’un spectacle sans parole, où seule la pantomime aura eu sa place, accompagnée de nombreuses acrobaties et d’un grand trait d’humour.
L'imaginaire
Le passage du burlesque cinématographique à la scène de théâtre implique l'imaginaire. Cet univers recréé, est certes plus vivant puisque tout se passe devant les yeux du spectateur, physiquement, mais les codes de cette fabrication d'imaginaire restent globalement les mêmes. Dans le cadre de ce spectacle, qui s'inscrit dans la lignée de Buster Keaton, les personnages prennent la valeur de figures. Les visages blancs s'effacent au profit du corps. Cet univers n'a pas besoin de parole.
Le fantastique ne vient pas de la fantaisie ni de la fabulation, mais du réel lui-même. Tout comme l'imaginaire ne vient pas en oubliant ce réel, mais en le développant, en l'élargissant jusqu'à nous montrer ce que nous ne verrions pas en temps normal. C'est ce développement qui va venir donner sa force à la poésie (par exemple dans Lebensraum, l'attachement des deux humains envers la « femme-objet » qui se conclut par la célébration de l'anniversaire de celle-ci). Nous nous attachons à cet imaginaire car il pourrait être réel. Le quotidien de l'appartement-machine dans Lebensraum est tout à fait possible.
Cependant, ce qui peut faire plonger le spectateur dans cet univers, ce n'est pas uniquement le « possible », c'est le fait que ce « possible » soit teinté de situations malgré tout impossibles, le comique naît aussi de cette confrontation entre réel et irréel, presque comme dans un rêve. Il semblerait que les lois du monde extérieur soient différentes dans cet appartement. Cette dimension onirique reste très présente et vacille sans arrêt entre rêve et cauchemar pour les personnages.
L'univers du burlesque a ses limites, mais c'est en tenant compte de ces limites que ce réalisme fantastique, poétique, et comique peut naître, et c'est cela qui fait sa force.
Bibliographie :
Ouvrages :
Dictionnaires et Encyclopedie Universalis :