Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Krinomen du jeudi 5 mars 2015 animé par : Marine Auther, Emeline Hervé, Adrien Poisblaud, Ivana Raibaud et Perrine Thomas
Compte-rendu rédigé par : Emila Gilly-Grellier et Sarah Tourtelot
Le krinomen du jeudi 5 mars 2015 a porté sur le spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel de Laurent Falguiéras.
Le spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel, créé en 2013, est la dernière production de la compagnie. C'est un solo autobiographique chorégraphié et est interprété par le danseur/chorégraphe Laurent Falguiéras ; l'artiste y retrace son parcours d'ancien sportif de haut niveau et sa libération par la danse. Précisons qu'après une carrière de rugbyman, il s'est formé au conservatoire de Poitiers où il a rencontré Barbara Planchet, danseuse qui a fondé avec lui la compagnie Pic la Poule, en 2001. Pour ses choix esthétiques, Laurent Falguièras s'est notamment inspiré du chorégraphe Jerôme Bel, comme l'indique le titre, et pose de ce fait des bases de questionnement autour de la non-danse. Nous pouvons toutefois relever des intentions propres à l'interprète dans ce spectacle : la liberté du mouvement, l'émancipation du corps face aux contraintes physiques et esthétiques qu'imposent le sport ou la danse quand elle est trop académique, enfin le thème du trouble identitaire. C'est ainsi que Laurent Falguièras utilise dans son solo la musique populaire et l'humour comme des armes de dénonciation ou de réflexion.
Venons-en à présent au krinomen lui-même. Aucune animation spectaculaire n'avait été prévue pour l’entamer, Émeline a fait une rapide présentation des équipes de travail ; puis, après le constat suivant lequel moins de la moitié des personnes présentes avaient vu le spectacle et afin d’inclure dans le débat la majorité des participants, deux vidéos, disponibles sur le site Internet de la compagnie Pic la Poule[1], ont été projetées : des extraits du spectacle (filmés au TAP de Poitiers) en avril 2014 et sa bande-annonce.
Laurent Falguiéras dans Je ne suis pas Jérôme Bel © http://www.piclapoule.org
Point sur Jérôme Bel et sur le titre du spectacle
Après cette amorce, Émeline a posé à l’assemblée la question suivante : qui connaît Jérôme Bel ?
Peu de personnes semblaient connaître l'artiste. Toutefois, une partie avait déjà entendu parler de lui : quelqu'un a dit qu'il travaillait sur le minimalisme et la non-danse ; une étudiante le connaissait par rapport à son spectacle Cédric Andrieux, datant de 2009 ; enfin, une autre personne a affirmé que Jérôme Bel puisait son inspiration dans le travail d'Anne Teresa De Keersmaeker[2].
De ces premières réponses a découlé une autre question : avez-vous réalisé des recherches sur Jérôme Bel avant d'aller voir le spectacle, ou après ?
Un étudiant a affirmé avoir fait quelques recherches car il se questionnait sur le titre du spectacle ; il s'attendait à une parodie du chorégraphe Jérôme Bel.
Au vu du peu de réponses à cette dernière question, Marine est intervenue pour faire un point sur Jérôme Bel, à partir de ses recherches documentaires sur l’artiste, qu’elle avait réalisées pour l'article (auquel il convient de se reporter pour avoir plus de détails sur ce point – URL de référence : http://krinomen.over-blog.com/2015/02/article-pour-le-krinomen-je-ne-suis-pas-jerome-bel-laurent-falguieras.html). Les étudiants ont ainsi pu apprendre que la danse de Jérôme Bel était caractérisée par des mouvements non académiques et éloignés de toute virtuosité, qu’elle s'apparentait à de la « non-danse ». Il questionne sans cesse le plateau, que ce soit sa forme, ses enjeux ou son rapport aux spectateurs et à la représentation, par le biais d'interprètes tous inscrits dans des pratiques de danses différentes. Parmi ses œuvres, nous pouvons citer Jérôme Bel (1995), Shirtologie (1997) et Véronique Doisneau (2004).
La réception de ses œuvres est mitigée et différente selon les pays, allant des rires aux scandales ; Jérôme Bel, qui est notamment connu pour bouleverser les conventions du spectacle et la morale commune (des interprètes urinent dans l'un de ses spectacles, la nudité est souvent représentée, etc.), est souvent jugé provocateur.
Émeline a terminé cette introduction sur le titre du spectacle par une dernière question, en deux volets, dont le premier était le suivant ; quels a priori avez-vous eus avant le spectacle en vous référant au titre ?
Entre autres intervenants, une étudiante a répondu à cette question, en disant que le titre interpellait, qu'il était « provocateur et militant » et qu’elle s’était demandée si le spectacle allait être une parodie. Caroline Saugier est ensuite intervenue en demandant à des étudiants qui s’étaient exprimés sur le sujet s'ils voulaient dire que c'était un titre «accrocheur». Quelqu'un a répliqué qu'en effet, le titre était accrocheur, car il allait sûrement attirer un public particulier, connaisseur de Jérôme Bel et adepte de la danse contemporaine ; l’étudiante a aussi donné son avis en disant qu'elle trouvait cela prétentieux. Une autre personne, qui n'avait pas vu le spectacle, a pris la parole et admis que, d’après le teaser et le titre du spectacle, porteur d’une négation, elle avait le sentiment d’une œuvre anti-Jérôme Bel. Quelqu'un d'autre est intervenu dans la foulée, en allant dans une autre direction, une interprétation différente : « Il se justifie ! » ; son titre est une manière de dire qu'il ne se considère pas aussi talentueux que Jérôme Bel.
Second volet de la question d’Émeline : quels ont été vos ressentis sur le titre après le spectacle ?
La première étudiante qui s’est exprimée a dit que son opinion n'avait pas changé après le spectacle. Une autre étudiante a affirmé que cela l’avait conduite à un questionnement sur la place et le rôle du danseur-interprète-chorégraphe dans la création contemporaine.
Afin de compléter les propos des étudiants, Ivana et Adrien, chargés de la recherche de terrain, ont fait un point sur ce que Laurent Falguiéras leur avait confié, lors de l’entretien qu’il leur avait accordé avant la représentation du 19 février ; ils ont rapporté les propos du chorégraphe-danseur sur le titre de son spectacle et sur ce qu'il voulait faire entendre à travers lui : « Effectivement, ce n'est pas un titre anodin : c'est un titre pour les "cultureux" de la danse contemporaine ; et c’est un titre fort dans le sens où Jérôme Bel est un chorégraphe français qui est extrêmement reconnu, qui représente la France dans le monde entier, qui a créé dans les années 85 un style de danse, qu'on a appelé la "non-danse" ». Mais il a tenu à préciser également que « ce n'[était] ni un pamphlet ni un hommage » à Jérôme Bel. Le titre du spectacle est donc à prendre de façon humoristique (ce qui n'a pas été le cas, d'où la polémique), car Jérôme Bel a créé un spectacle s'intitulant Jérôme Bel et des soli dont le titre reprenait le nom du danseur mis en scène. Laurent Falguièras « trouve que ça dénote un certain égo » et « espère avec humilité ne pas avoir l'égo qu'il [Jérôme Bel] a ». Ces propos de Laurent Falguiéras ont paru assez clairs à tout le monde et donc personne n’a jugé utile de demander plus de renseignements sur ce point.
La description du spectacle
Ensuite, nous sommes passés à la description du spectacle en quatre temps : ce que l'on voit, ce que l'on entend, les corps au plateau et la dramaturgie.
Qu'est-ce que l'on voit ?
Une personne s’est lancée dans une description exhaustive de ce qui était exposé sur le plateau, à savoir, au début, beaucoup de fumée, très peu d'éclairage, des mannequins bleus, et Laurent Falguiéras qui déambulait au milieu de ces mannequins, habillé d'un short en jean, d'une veste bleue et de chaussons roses ; « c'était très beau », a-t-il été ajouté. Plus tard, quelqu'un a parlé de l'évolution des mannequins pendant le spectacle : ils sont déplacés, poussés, posés par terre, suspendus... Une étudiante a rajouté que, côté cour, se trouvait un portant avec des vêtements ainsi qu'une tronçonneuse bleue dont il ne s'est d'ailleurs pas servi ; Caroline Saugier a alors précisé qu'elle s'était entretenue avec Laurent Falguiéras à la suite du spectacle et que, s'il n’avait pas utilisé l’étrange machine dans Je ne suis pas Jérôme Bel, il prévoyait de le faire dans un prochain spectacle !
Un étudiant a ensuite évoqué les nombreux T-shirts utilisés par le danseur et noté la référence au spectacle de Jérôme Bel, Shirtologie.
Qu'est-ce que l'on entend ?
Les étudiants ont dit avoir entendu beaucoup de styles de musiques différents, allant de la musique électro au chant lyrique ; quelqu'un a reconnu la musique de Kid Cudi, Pursuit of Happiness, et Caroline Saugier est intervenue pour dire que la bande-son était très hétéroclite (excitée, douce, lyrique, pop et dansante...) et qu'il y avait également des moments de silence, dont certains assez longs, notamment dans la seconde moitié du spectacle. Elle nous a également informés que le mix sonore avait été réalisé par Laurent Falguiéras lui-même, avant de composer la chorégraphie, constituant donc la première pierre de construction du spectacle.
Le corps et la gestuelle
Une étudiante a souligné la complexité à expliquer et à retranscrire les mouvements et la chorégraphie de Laurent Falguiéras. Quelqu'un d'autre a partagé avec elle son interprétation sexuelle de certains mouvements, « notamment lors des pompes au-dessus des personnes représentées sur les t-shirts », a renchéri une étudiante. Un étudiant a dit avoir trouvé le comportement du chorégraphe « bizarre », car il lui faisait penser à un chien ou à des scènes de L'Exorciste. L'état de corps de l'interprète évolue en fonction des costumes qu'il porte, et il se change devant les spectateurs de façon assez pudique ; « il assume de se changer devant nous mais ne nous impose pas de tout regarder, ce n'est pas de l'exhibition ». Une personne a dit que certains moments lui avaient rappelé le spectacle Tragédie d'Olivier Dubois[3], où la nudité est omniprésente. Suite à cela, un étudiant a fait une intervention sur la question du genre, le travestissement : le danseur porte des robes, un buste thermoformé...
Émeline a conclu la description du spectacle en y apportant des précisions et en soulignant le fait que nous avions défini trois parties distinctes dans le spectacle (point dramaturgie) : une première partie définie comme onirique (avec la déambulation et la danse de Laurent Falguiéras entre les mannequins, dans une atmosphère bleutée et enfumée), une seconde partie de relâchement (avec la danse de discothèque, le jeu avec les T-shirts, des mouvements sportifs répétés), et une dernière partie plus intime (où notamment la question de genre est abordée et le costume mis en avant et en jeu).
L’univers particulier du spectacle : composition, voies d’entrée et effets
Marine est partie du fait que ce spectacle était un solo autobiographique, une pièce qu’il a composée à partir de son expérience de sportif devenu danseur et chorégraphe ; Laurent Falguiéras a donc cherché à créer un univers qui lui est propre, qui est marqué par sa singularité, même s’il n’est pas franchement narratif (il ne raconte pas de manière évidente un parcours de vie) ni discursif (il ne tient pas clairement un propos sur la danse). Elle a alors entamé la première partie du débat avec cette question : ce spectacle vous a-t-il fait entrer dans un univers particulier, singulier ?
Quelqu'un a parlé de l’univers esthétique que créait la scénographie, « on entre dans un rapport assez intime, fantasmé et onirique » avec le danseur et son monde. Un étudiant est alors intervenu pour dire qu'il préférait que l'on emploie le terme d'« atmosphère » plutôt que celui d'« univers », car cela lui semblait plus approprié. Puis il est apparu, dans les propos de plusieurs étudiants, la difficulté de se créer un univers ou une atmosphère parce que le spectacle de Laurent Falguiéras est très intime. De plus, il est très difficile d'y voir une autobiographie si l'on ne connaît pas l'interprète et, de fait, c'est un spectacle peu accessible pour un public « non-informé ». Caroline a acquiescé et admis qu'il était compliqué de percevoir la dimension autobiographique de ce spectacle si nous n'avons aucune connaissance du chorégraphe, de son parcours et de son positionnement esthétique. Mais elle a essayé de reformuler la question en demandant quel imaginaire nous avons pu développer à partir du spectacle ?
C’est d’abord l’atmosphère froide portée par les mannequins et la couleur bleue, omniprésente, qui a été évoquée, puis les « grands carrefours japonais » qui grouillent de monde auxquels la foule de mannequins pouvait faire penser, ainsi qu’un monde qui se juge, un monde où tout le monde est pareil.
Une étudiante a enfin parlé du fait qu'elle avait pu, à certains moments, s'identifier au parcours du danseur, notamment dans la partie où il danse comme en « boite de nuit », ou lorsqu'il est devant le portant de vêtements et qu'il se change.
Malgré ces quelques évocations et associations imaginaires, est surtout ressorti le fait que la plupart des étudiants ne sont pas parvenus à entrer dans cet univers particulier ou simplement à entrer dans le spectacle car c'était quelque chose de trop personnel et qu'ils n'avaient pas assez de connaissance sur Laurent Falguiéras ou Jérôme Bel.
Marine a naturellement glissé vers la suite de cette partie, portant sur les éléments qui avaient pu faciliter ou au contraire compliquer l’accès à cet univers, en premier lieu les références. Deuxième question, donc : avez-vous identifié des références durant le spectacle ?
Après la mention qui a été faite des références « évidentes » à Jérôme Bel et à la non-danse, Caroline a fait un putsch pour préciser que l'on était autorisé voire invité à parler des références autres que celle de Jérôme Bel, de « tout ce qui nous ramène à un univers identifiable » et plus ou moins commun, au sein de la musique, de la scénographie, des costumes... Suite à cela, une étudiante a voulu savoir si Laurent Falguiéras était réellement rattaché à la non-danse, ce à quoi Ivana a répondu en exposant le regard de l'artiste sur ce point : il a du mal à définir son art, ne qualifie pas sa danse de «non-danse», mais en matière de qualification esthétique, « c'est confus » pour lui. Émeline a renchéri en apportant quelques précisions sur la non-danse, notamment le fait que la plupart des chorégraphes dont l'art est catégorisé comme de la «non-danse» ne se considèrent pas eux-mêmes comme «non-danseurs». Il s'agit en effet d'une étiquette employée contre le gré d’un certain nombre d’artistes, par des critiques et des programmateurs, pour qualifier des œuvres artistiques qui ne rentrent pas réellement dans les catégories esthétiques existantes au sein du domaine chorégraphique.
Après ces précisions, tout le monde s’est reconcentré sur la question. Les étudiants sont à peu près tombés d'accord sur le fait qu'il y avait beaucoup de références dans ce spectacle. Mais certains ne les ont pas comprises, les jugeant peu accessibles ; un étudiant a même souligné le fait que cela lui avait fait penser à de « l'art contemporain » qui oblige à débattre pendant des heures pour comprendre les intentions de l'artiste. Caroline est alors intervenue pour modérer ce propos : « Sauf celle de la crucifixion, au moins, que tout le monde devrait comprendre ! ». Évidemment tout le monde avait noté cette référence qui était sans doute l'une des plus flagrantes. Ont ensuite été évoqués les T-shirts qui font à la fois référence au spectacle Shirtologie de Jérôme Bel et à des figures populaires (comme Madonna ou d’autres artistes pop tels que l'artiste Kid Cudi, dont la musique est beaucoup passée à la radio durant l'année 2012), les codes gestuels rattachés à la pratique du rugby et de la danse de discothèque, les marques physiques (morphologie, vêtement, posture…) du genre (dans la troisième partie, l'interprète se déshabille puis enfile des robes et se revêt d’un corps de femme en s’appliquant sur le torse un buste thermoformé). Un étudiant a également évoqué le/la gagnant/e de l'Eurovision 2014, Conchita Wurst (le danseur, avec sa robe moutarde, lui rappelait la célèbre « drag queen »).
Pour terminer cette partie et la réflexion sur les voies d’accès qu’offrait le spectacle aux spectateurs, Perrine est intervenue pour faire un point sur l'empathie kinesthésique et un diaporama regroupant des mots clés, des références et des citations, a été projeté afin de rendre plus accessibles ses propos. Les termes d'« empathie kinesthésique », de « résonance émotionnelle » et de « résonance motrice » ont été abordés de manière pédagogique par Perrine afin de fournir aux étudiants du krinomen tous les outils nécessaires pour pouvoir répondre à la question suivante.
Grâce au diaporama, nous avons ainsi appris que l'empathie kinesthésique – notion cousine de celle, plus répandue, d’empathie émotionnelle – « correspond[ait] au fait, pour un spectateur, d'à la fois voir une action physique se faire ET de prendre conscience, de ressentir les mouvements internes de son propre corps, d'assimiler corporellement le mouvement vu. »[4] Car « regarder quelqu’un bouger force une tendance à bouger. »[5] L'empathie kinesthésique se met en place face à un sujet ou un objet de morphologie similaire, mobile et de préférence de forme humaine. Elle est liée à l'activation des neurones miroirs face à une action du sujet (ou de l’objet) observé et dépend des « compétences » de l’observateur : de ses facultés motrices, de son expérience, de son rapport à la danse (quand le mouvement est dansé), etc. Quant à la résonance – notion plus large que celle d’ « empathie », qu’elle englobe –, elle peut concerner la motricité comme l'émotion (d’où les deux notions de « résonance motrice » et de « résonance émotionnelle »), et se faire sur divers modes (l'imagination, l'empathie, la sympathie ou la contagion) ; ainsi, l’empathie kinesthésique correspond à une variété de résonance motrice. Pour en savoir plus sur le sujet, consulter le mémoire de Master d’Hervé Charton[6] sur lequel Perrine s’est appuyée.
Dès lors, afin de poursuivre le débat sur le spectacle de Laurent Falguiéras, Perrine a posé la dernière question de cette partie : ressent-on ou non une empathie kinesthésique et/ou une empathie émotionnelle durant le spectacle ? Et comment cela fonctionne-t-il ou pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ?
Face à cette interrogation, l'assemblée a semblé dubitative... Une étudiante a « avoué » avoir été totalement été hermétique et extérieure au phénomène durant le spectacle ; et une autre qu'elle ne comprenait pas si, de manière générale, l'empathie kinesthésique est recherchée par l'artiste ou si c'est une recherche personnelle du spectateur. Caroline Saugier lui a répondu en lui expliquant qu'il y a toujours, au moins potentiellement, de l'empathie kinesthésique dans un spectacle de danse, ceci étant pris en compte et recherché ou non par l'artiste, mais dépendant aussi de chaque spectateur, de sa sensibilité, de son expérience en matière de danse (i.e. de spectacles et de pratiques de danse). Quelqu'un a alors témoigné de sa difficulté à ressentir de l'empathie pour une œuvre personnelle et autobiographique, dont il s’était senti un peu exclu.
Perrine a alors fait un point sur comment fonctionne la transmission par l’interprète (puis la perception par le spectateur) des émotions (contagion émotionnelle, empathie ou sympathie), en fonction notamment du type de scénographie et de jeu, d'action physique au plateau. On peut distinguer deux postures de transmission/perception, à savoir : la face et le profil. Le jeu de face vise la création d'une relation de dialogue entre les interprètes sur scène et les spectateurs en salle. La transmission des émotions est alors, en principe, directe, et l’empathie (voire l’identification) facilitée. A l’inverse, le jeu de profil crée un dialogue au sein de la scène entre les divers éléments qui la composent, notamment les interprètes ; la notion de « jeu de profil » rejoint celle de « quatrième mur », qui met aussi l’accent sur le privilège qu’accorde l'interprète à la relation avec la scène plutôt qu'avec la salle. La transmission est dans ce cas indirecte et plus complexe, car le spectateur, placé en position d’observateur, peut ou non prendre part à l'action scénique selon qu’il « rentre dedans » ou non. Cette expérience nécessite un effort de la part du spectateur et suppose qu’il accepte de laisser libre cours à son imagination, de « s'oublier, d'oublier sa propre présence »[7], afin de pénétrer l'image scénique et d’être en proximité émotionnelle avec l’action. Sinon, il reste extérieur et observe, contemple l’image, sans entrer en empathie émotionnelle.
C’est à partir de ces notions que nous voulions analyser divers moments ou tableaux du spectacle, divers positionnements et mouvements du danseur. Mais nous n’avions plus le temps d’approfondir la question, donc en sommes restés au stade de l’information sur ce point.
La non-danse et les rapports qu'entretient le spectacle avec elle
Pour terminer ce krinomen, Émeline a fait un point sur la non-danse à l'aide d'un diaporama, et proposé une définition de Dominique Frétard, tirée de son ouvrage Danse contemporaine : danse et non-danse, vingt-cinq ans d’histoire, publié en 2004 : la non-danse est un courant artistique apparu dans les années 1990 « qui a inauguré des manières complètement radicales d'être en scène » en rejetant « les codes habituels du mouvement et de l'espace », d'après Dominique Frétard, dans son ouvrage nommé Danse contemporaine : danse et non-danse, vingt-cinq ans d’histoire. « Les chorégraphes de ce courant axent leurs recherches autour du corps, de la chair, de la peau et des os, jusqu'à jouir de la lenteur, de l'immobilité, jusqu'à atteindre même la disparition du corps. Ils se nourrissent des inventions des arts plastiques et des nouvelles technologies, se les approprient pour créer un territoire commun dans lequel le corps est une matière première, expérimentale ». De plus, ce mouvement est caractérisé par le fait qu'il s'inscrit dans la continuité des mouvements dits « postmoderne » et de la « nouvelle danse française », qu'il souhaite s’opposer aux codes esthétiques des ballets classiques et de la danse moderne, que le contenu narratif est dissocié de la forme ; il est aussi marqué par l'absence de décor, le questionnement autour du geste chorégraphique et la pluridisciplinarité/l’interdisciplinarité des œuvres ; et il pourrait avoir comme principe fondateur la formule suivante, qui en résume l’esprit et le positionnement :
« Le refus du mouvement dansé n'est pas une absence de mouvement. »[8]
Perrine a enfin invité l’assemblée à une dernière réflexion, à travers la seule question que le temps restant permettait de poser, pour cette seconde partie du débat : si le mouvement n'est pas dansé, comment et où peut-il se traduire ?
Plusieurs idées, sous formes de mots clés, ont été « lancées » par les participants : mouvement quotidien, répétitif ; mouvement de la lumière, de la musique ; mouvements internes à peine perceptibles, micro-mouvements ; mouvements des cheveux, tics faciaux ou corporels... Ainsi, en réalité, il y a toujours du mouvement, comme l'a dit une étudiante. De plus – a souligné une autre étudiante – on peut difficilement définir la non-danse si l’on ne peut pas déjà expliquer ce qu'est réellement la danse. Enfin, nous nous sommes demandés comment interpréter et classer les œuvres de non-danse réalisées par des chorégraphes reconnus dans le domaine de la danse plus « conventionnelle » (Maguy Marin, par exemple). Caroline Saugier est intervenue une dernière fois pour clore ce débat et modérer les emportements contre l'étiquette de la non-danse qui, si elle est contestée, a aussi eu le mérite d’apporter du débat et de la réflexion dans le milieu chorégraphique sur ce qui définit (ou non) la danse, les (éventuelles) limites de son territoire et ses modes d’action. Et elle profite de la place qu’offre le compte-rendu pour citer un propos qu’elle n’avait pas eu le temps de communiquer en krinomen, et qui apporte quelques éléments supplémentaires et conclusifs sur cette question (« qu’est-ce que la danse ? », en somme) :
« Agnès Santi : Quelle est la spécificité de la danse par rapport aux autres arts ?
Philippe Guisgand : La matière de la danse est le corps du danseur, ce qui est source de confusion car, d’abord, la danse n’est pas le seul art à avoir le corps pour médium ; ensuite, théâtre, mime ou cirque se mêlent aujourd’hui dans les œuvres dansées ; enfin, certains spectacles sont dit « de danse » mais n’en comportent plus, en tous cas pas au sens où le grand public l’entend. La danse s’est éloignée des virtuosités développées au cours de son histoire, réduisant parfois le mouvement à une esquisse et le corps à une présence. C’est pourquoi la danse reste difficile à définir.
[…]
En tant que danseur, je peux parler de la manière dont je ressens la danse en me fondant sur mon vécu. Mais je peux aussi ressentir cet état de danse à la vue de l’Autre en mouvement. Ainsi, le mouvement devient danse non pas parce que j’identifie un style mais parce qu’elle me fait partager une expérience. Ce que je discerne comme étant de la danse est moins ce que je vois du geste que ce que je reçois de la part du mouvement et qui me bouge. [C’est] une forme d’empathie corporelle […]. »[9]
Pour clore le krinomen, nous nous sommes interrogés sur le mouvement que l’on peut produire dans un spectacle de danse au travers de la dramaturgie sonore. En effet, l’on peut se demander si le montage sonore et musical réalisé par Laurent Falguiéras ne crée pas déjà du mouvement ; si la place primordiale réservée à la musique dans Je ne suis pas Jérôme Bel ne permet pas la création d'un dialogue et d'une connivence entre la part sonore et la part visuelle de l’œuvre…
Pour répondre à une telle question au-delà du krinomen et du spectacle en question, nous pouvons nous appuyer sur d’autres spectacles, d’autres cas de créations chorégraphiques à forte teneur musicale, comme Soapéra de Mathilde Monnier, Nocturnes de Maguy Marin (programmés dans le cadre du Mouvement du 8/10) et Shirtologie ou The Show must go on de Jérôme Bel. Mais nous pouvons également explorer les recherches qui ont été menées ces dernières années sur les relations entre danse et musique, parmi lesquelles on citera la thèse de Doctorat de France Dhotel, Problématique de la place de la musique au sein d'une composition chorégraphique contemporaine[10], les journées d’études La Musique (tout) contre la danse[11], le colloque Musique et danse : dialogues en mouvement[12] et le colloque Gestes et mouvements à l’oeuvre : une question danse-musique XXe-XXIe[13].
[1] Vidéos mises en ligne sur la page du site Internet de la compagnie Pic la Poule consacrée au spectacle Je ne suis pas Jérôme Bel, consultée le 5 mars 2015, URL de référence : http://www.piclapoule.org/jerome-bel.
[2] Jérôme Bel et Anne Teresa De Keersmaeker ont d’ailleurs travaillé ensemble sur un projet de danse, en 2009 : 3Abschied. Voir la présentation du spectacle sur le site Internet de la compagnie Rosas, page consultée le 20 mars 2015, URL de référence : http://www.rosas.be/fr/production/3abschied.
[3] Tragédie d'Olivier Dubois, qui était au programme du Mouvement du 8/10, a été présenté le 21 novembre 2014 au Carré des Jalles, à St-Médard-en-Jalles.
[4] Céline Mouchard, Perrine Thomas et Juliette Villenave, « Tragédie – Olivier Dubois », article publié sur le blog du krinomen, le 3 décembre 2014, consulté le 20 mars 2015, URL de référence : http://krinomen.over-blog.com/2014/12/tragedie-olivier-dubois.html.
[5] Marie Bardet, Penser et mouvoir, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 215.
[6] Hervé Charton, La Construction de l’action dramatique dans la perception du spectateur de théâtre, mémoire de Master d’Etudes théâtrales, dirigé par Marie-Madeleine Mervant-Roux, Université Paris 3, 2006, disponible en ligne sur le site Internet d’Academia, URL de référence : http://www.academia.edu/1972699/La_construction_de_laction_dramatique_dans_la_perception_du_spectateur_de_th%C3%A9%C3%A2tre.
[7] Hervé Charton, op. cit., p. 64.
[8] Gilles Jobin, propos recueillis par François Cossu, le 21 octobre 2010, entretien publié sur le site Internet de Gilles Jobin, consulté le 8 mars 2015, URL de référence : http://www.gillesjobin.com/spip.php?article950.
[9] Philippe Guisgand, « Ce que la danse nous fait plutôt que ce qu’elle nous dit », propos recueillis par Agnès Santi, in La Terrasse, n° hors-série, « Etats des lieux de la danse en France », 30 novembre 2011.
[10] France Dhotel, Problématique de la place de la musique au sein d'une composition chorégraphique contemporaine, thèse de Doctorat en Etudes chorégraphiques, sous la direction de Michel Bernard, Université Paris 8, 1996.
[11] La Musique (tout) contre la danse, journées d’étude organisées par l’Université Paris 8, le Centre d’Études des Arts Contemporains de l’Université de Lille 3 et le Centre de Recherche sur l’Analyse et l’Interprétation en Musique et dans les Arts du spectacle (R.I.T.M.) de l’Université de Nice. Sous la direction de Laetitia Doat, Isabelle Launay, Philippe Guisgand, Armando Menicacci et Gianfranco Vinay. 18 et 19 mai 2009, Paris, INHA.