Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Spectacle présenté les 2 et 3 avril 2015 au Carré des Jalles
Article rédigé par: Juliette Dumas-Moreau, Hugo Antoine, Lola Marchais, Jeanne Mahot, Cassandre Duflot et Marine Simon.
Les Chiens de Navarre
La compagnie des Chiens de Navarre est créée en 2005 par Jean-Christophe Meurisse qui, s'ennuyant dans sa pratique théâtrale, rassemble huit de ses amis artistes venus d'horizons différents, que ce soit du cirque, de la danse, de l'université ou du théâtre. Le nom «Chiens de Navarre» est à entendre comme une insulte, un reproche. « Chien » en grec équivaut au cynisme, aux agitateurs et puis Navarre, la France. La compagnie a joué huit spectacles au total : Une raclette (2009), L'autruche peut mourir d'une crise cardiaque en entendant le bruit d'une tondeuse à gazon qui se met en marche (2011-2012), Pousse ton coude dans l'axe (2010 : il s'agit d'animations sportives et culturelles), Nous avons les machines (2012), Les danseurs ont apprécié la qualité du parquet (2012), Quand je pense qu'on va veillir ensemble (2013), Regarde le lustre et articule (2014) et Les Armoires normandes», tout juste créé. Comme pour les autres spectacles, les comédiens sont Jean-Luc Vincent, Maxence Tual, Anne-Elodie Sorlin, Thomas Scimeca, Manu Laskar, Robert Hatisi, Celine Fuhrer et Caroline Binder.
La volonté de chacun est de trouver une pratique du théâtre qui soit non-académique, à l'appui de conventions et et de codes inédits. Tanguy Viel écrit «Ce qu'on ressent très fort en voyant un pièce des Chiens de Navarre, c'est précisément ce désir comme gonflé à l'hélium de recharger la scène, de la boursoufler et de la faire par instants exploser » (http://www.billetreduc.com/55674/evt.htm). La liberté est également une notion importante dans les créations du collectif, avec un important travail improvisé à partir de situations spécifiques. «Ce refus de fixer une forme et de "re-présenter" soumet le spectateur à l’énergie suicidaire de propositions plus explosives les unes que les autres, et dont le résultat est souvent la pure hilarité, ou bien l’ébahissement.» (Tanguy Viel, http://www.billetreduc.com/55674/evt.htm). Cette caractéristique rend chaque représentation unique, variant au gré de l'humeur de la salle et des comédiens, ce qui permet une inspiration constante à la troupe, qui façonne le spectacle au fur et à mesure des soirées. Jean-Christophe Meurisse, qui dirige chaque création collective, révèle : « tout notre travail emprunte aux cadavres exquis », un assemblage des divers éléments apportés par chacun dans un moment donné et une situation donnée.
« Comme metteur en scène Jean-Christophe nous laisse la plus grande liberté. Il nous invite à la désobéissance, à surtout ne pas faire ce qu'on a appris, à nous jouer des codes, à exprimer notre singularité et à ne jamais nous installer dans la routine ».
Jean Luc Vincent, comédien des Chiens de Navarre.
Jean-Christophe Meurisse est né à Lorient et a grandi à Vannes. Son père était VRP et sa mère était femme au foyer. Il ne découvre le théâtre qu'à 21 ans à la faculté de Rennes où il avoue s'être ennuyé. Acteur pendant huit ans avant de fonder les Chiens de Navarre, il avait le sentiment de ne pas s'exprimer assez, comme il le dit lui même : «Si je m’ennuie, je m'arrête. Pour faire quelque chose, je dois en ressentir la nécessité ». Pour lui, «Les Chiens de Navarre c'est le théâtre du ça, du terrain de l'inconscient, l'expression même du plaisir immédiat, de la mise à jour du refoulé, de la libération des pulsions. C'est le don d'une fantaisie, d'une folie de l'acteur qui parle devant 400 personnes. C'est vrai, dans la compagnie, on emmerde le sur-moi ».
On retrouve également dans l'univers des Chiens de Navarre une part enfantine dans la légèreté qui accompagne des images parfois assez acerbes, crues ou violentes. Les membres du collectif ne se privent pas de montrer des choses qui pourraient choquer le spectateur, le rebuter, afin de jouer avec cette gêne, et même torturer les convenances. Mais ce n'est pas dans un but de « rentre dedans », de provoquer. Pour le metteur en scène, les Chiens de Navarre c'est « un théâtre d'acteurs, pas un théâtre d'idées ou d'images, pas un théâtre formel ».
«Les Armoires Normandes», dernier spectacle des Chiens de Navarre, ne manque pas à ces règles et à cette ligne de conduite que s'impose la compagnie pour garder un aspect non-conventionnel. Ainsi, aucune armoire normande n'est présente sur le plateau, c'est dans un décor exotique de sable et de cocotier, qu'évoluent les comédiens. Le spectateur assiste alors à une suite d'épisodes à la fois glauques et drôles, commençant par l’accueil d'un Christ crucifié invectivant le public. A travers des séquences revêtant l'apparence d'une satire sont proposées des scènes autour des thématiques liées à la vie de couple.
L'esthétique des Chiens de Navarre, une esthétique « pop-suréaliste, hyper-fleuriste, non définissable »
« Le plateau devient un terrain vague, un lieu poétique sur lequel une écriture s'invente sans qu'on sache ce qu'elle va nous raconter »
Dans leurs différents spectacles, Les Chiens de Navarre n'ont pas de décors types. Tout part d'une proposition de bouts de dialogues, d'images, de situations diverses. Ensuite l'équipe travaille ensemble sur des improvisations, des discussions et sur un plateau qui ne cesse d'évoluer.
Pour cette compagnie, l'importance des associations libres et de l'inconscient sont de mise pour un travail en continuelle évolution car ils refusent un « théâtre figé, élitiste et poussiéreux ». Seule une table reste de spectacle en spectacle car ils traitent de « la hantise de la table ». Par là, ils entendent caricaturer les couples, les religions, les stéréotypes, les manies, les déboires humains, mais encore une « sociabilité vide ». Autour d'une table il y a des rencontres, des réunions, la solitude, ils cherchent à explorer la question du « comment parler pour ne rien dire ».
Ils travaillent avec des éléments naturels comme l'eau, le feu, ici le sable. Le metteur en scène dit lui-même que ces éléments sont « peu mais suffisants ». L'accent est mis sur la relation avec le public, pour créer du « vrai ».
Dans Les Armoires Normandes, la scène est remplie de sable, avec un palmier. A l'avant-scène à cour est placée une table avec différents ustensiles pour opérer des bruitages. Autour de cette table, sept comédiens chantent et prêtent leur voix à un autre comédien qui ainsi est doublé. Ce procédé se répétera avec plusieurs comédiens. Ceci fait écho aux films usant d'effets spéciaux ainsi qu'aux films parodiques. Ces procédés permettent également de poser une distance avec des thématiques sensibles comme le suicide.
Un homme ensanglanté et vêtu à l’image de Jésus accueille les spectateurs, en évoquant diverses anecdotes et en interpelant les retardataires. Pendant que le public s'installe, le spectacle a déjà commencé, ce qui permet de créer un lien direct avec le public.
Le spectacle fonctionne par tableaux. Les changements d'accessoires se font à vue, une musique fait office de transition entre deux tableaux, et annonce la tonalité du tableau suivant.
« Les lieux ouvrent l'imaginaire de ce qu'on entend »
Jean-Christophe Meurisse.
Le gore, le trash, le chaos sources de comique
Pour Les chiens de Navarre, dans Les Armoires normandes, c'est la religion et l'amour qu'ils s'agit de déconstruire. Dans leurs créations ils aiment partir de situations connues de tous, plutôt banales (un repas entre voisin, une réunion de travail, une formation pour chômeur....) pour en arriver à une forme d’apothéose, de chaos dont l'enjeu est de libérer chacun des freins de la vie en société et des normes établies. Selon leur édito, ce trash et ce gore serait l'expression des désirs les plus saillants et les moins calculés de chacun. Cette expression des désirs cohabite parfaitement avec l'idée d'une improvisation constante sur la scène, malgré la présence d'une trame préalablement définie, dans la composition. Chaque acteur est libre d'exprimer ses désirs sur scène sans presque aucune contrainte. Dans Les Armoires normandes c'est le mariage et le couple qui sont largement abordés et ce sont ces situations qui sont le point de départ de la future déconstruction.
Ils expliquent se rapprocher du mouvement surréaliste[1] dans leur travail. La déconstruction serait le lieu des représentations du rêve, de l'inconscient. Dans une des scènes du mariage, la mariée accouche et après la présentation du bébé à chaque invité, l'un d'eux décide de « réveiller ses pulsions », de « libérer ses désirs inconscients » et de démarrer une partie de ballon avec le nouveau né. Tous les invités de la noce participent, très naturellement. Ils rendent visibles des fragments de réels poussés jusqu'à la caricature et subitement traversés par des pulsions de colère. Les carcans et les masques sociaux se brisent. Les acteurs se laissent aller à des situations régressives. Pour eux «il faut que sa vrille la normalité nous étouffecomplètement»[2]. Les scènes du réel reproduites et détournées relèvent du quotidien, permettant la reconnaissance du spectateur, qui peut s'identifier à la situation présentée et, potentiellement, développer un raisonnement sur ce qu'il voit et ce qui peut être voire développer une pensée critique.
Niveau gore et trash, les chiens de Navarre ont déjà proposé bien pire. Dans ce nouveau spectacle, les excès de représentations chaotiques sont plus subtils mais néanmoins présents. Le spectacle débute avec un hommes aux allures christiques en croix, sanguinolant et bien vivant. Il interpelle le public, fait des exercices, puis fait l'inventaire et mime ses plus célèbres représentations, pour finir par descendre de sa croix et quitter la salle satisfait. Les Chiens de Navarre jouent les iconoclastes. En sont-ils pour autant blasphématoires ? D'après eux, il n'en est rien ; le débordement de sang contribue à créer un décalage qui participe aux effets comiques et est donc source de rire.
Christophe Meurisse dit s'inspirer également des Maître fous de Jean Rouch dans ses recherches et son travail. Dans ce film les protagonistes sont possédés et se comportent sans contrôle d'eux-mêmes, sans leur raison et donc sans prise en compte des limites sociales. Pour finir, ils se disent également proches du mouvement dada qui se caractérisait par une remise en cause, à la manière d'une table rase, de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Les artistes de ce mouvement, qui émerge pendant la première guerre mondiale, avaient pour but de provoquer et d'amener le spectateur à réfléchir sur les fondements de la société. On retrouve de grandes similitudes avec les envies des chiens de Navarre.
L'inconvenance
L'inconvenance est une notion que l'on retrouve dans le travail des Chiens de Navarre, et en particulier dans Les Armoires Normandes. L'inconvenance se définit comme contraire aux convenances, elle renvoit à ce qui n'est pas approprié, qui n'est pas conforme aux usages de la société, qui ne respecte pas ses règles morales. L'inconvenance se rapprocherait alors de l'effronterie, de l'indécence, serait incongrue, incorrecte, impertinente (CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). L'inconvenance serait alors ce qui se poserait en contre-pied des normes établies, des valeurs imposées par notre société. Elle répond donc de cette dernière, s'exprimerait en rapport avec elle et en cela la perception de l'inconvenance serait différente en fonction du milieu dans lequel elle se produit. On pourrait la rapprocher de la transgression, voire de la provocation même si ce n'est pas obligatoirement une de ses finalités.
C'est pourquoi on peut parler d'inconvenance dans Les Armoires Normandes. En effet, le collectif n'hésite pas à se jouer de certaines figures et situations « sensibles », qui pourrait s'apparenter à de la provocation. Par exemple, l'ouverture du spectacle peut rappeler les scandales provoqués par les représentations du Christ des Chrétiens dans la pièce de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, ou encore dans la photographie de l'américain Andres Serrano, Piss Christ. Lors de la soirée au Carré des Jalles, aucun scandale n'a été produit par les spectateurs et la presse n'en témoigne pas non plus. On peut alors s'interroger sur le degré de provocation, son éventuelle recherche dans la démarche des Chiens de Navarre. Ici, d'un point de vue dramaturgique, cette première scène permet d'introduire le thème de l'amour et des relations amoureuses. De quelle inconvenance s'agit-il ici ? S'il y a transgression, quelle en est la teneur ? Quels types de rire cette proposition produit-elle ? L'inconvenance tient-elle à la posture des comédiens qui rient et se jouent d'une figure sacrée pour la désacraliser ? Quelles réceptions cette posture entraîne-t-elle ?
Ces questionnements s'appliquent à l'ensemble de la création des Chiens de Navarre. Le rire chez les spectateurs est provoqué par des situations incongrues, à côté des normes morales, comme lorsqu'un nouveau-né sert de ballon de rugby.
[1] Le surréalisme est un mouvement littéraire, culturel et artistique du XXe siècle, comprenant l’ensemble des procédés de création et d’expression utilisant toutes les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient) libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues.
[2] Paris: Normandie.fr, Le Havre: Raclette party au Tetri, 2014.
L'improvisation
L'improvisation est une technique de jeu que l'on retrouve dans tous les spectacles des chiens de Navarre. Elle permet la création d’un spectacle ou d’une performance dans lequel celui qui interprète devient à la fois acteur et metteur en scène. En outre, il joue selon son inspiration, à l’instant T (que ce soit à travers du jeu, de la danse ou encore du chant). D’autre part, elle est définie dans le dictionnaire comme étant de l’Art et plus précisément l’action de composer et d’exécuter simultanément.
L’improvisation des chiens de Navarre est née de souvenirs et de ressentis vis à vis des textes qu’avait écrit à ses débuts Jean-Christophe Meurisse. Pourquoi interpréter quand on peut vivre le moment présent ? Pour le metteur en scène il s’agit uniquement d’incertitude et de fragilité. Il propose de ce fait différents thèmes et laisse les acteurs s’exprimer librement. Durant le spectacle nous avons pu ressentir ce «moment présent », comme lors de la première scène, où le comédien « partage » avec nous, « public ». Les chiens de Navarre ont inclus le spectateur dans la représentation car si ce dernier répond ou fait un commentaire sur ce qui se passe sur scène, l’acteur se doit d'y réagir. Cette séquence est un bon exemple d'improvisation. Elle rend les spectateurs actifs et présents auprès des acteurs. Autre exemple, durant la scène du mariage, les comédien.ne.s choisissent des spectateur/trices pour prendre des photos. Dans un reportage réalisé en résidence de création au Parapluie en 2013 pour Quand je pense qu’on va vieillir ensemble, Jean-Christophe Meurisse énonce que, dans sa direction d’acteur, il laisse libre cours aux jeux de ses comédien.ne.s et se contente juste de donner quelques directions. Il explique qu’une improvisation sur scène peut durer un certain moment et qu’il signifie la fin de celle-ci à ses comédien.ne.s par une lumière que le spectateur ne peut percevoir et ainsi ne pas couper cet élan de « passion » que nous transmet les acteur/trices.
Bibliographie:
Pour aller plus loin: