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Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).

Capter les spectacles de théâtre - Avec Dominique Thiel

 

Le travail du vidéaste : entre production de traces comme témoignage

et création d'un nouvel objet spectaculaire

 

Article rédigé par : Pauline Foures, Margot Leydet-Guibard, Rachel Masurel, Gala Moreau, Ivana Raibaud, Cyril Teillier

 

 

© Capture d’écran tirée de Les Étourdis,

par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, 2003

 

 

« Tout le jeu de la captation théâtrale consiste à contourner les contraintes liées au genre :

la salle, l'unité de temps et le lieu »[1] Dominique Thiel

 

 

Introduction

 

La captation théâtrale, enregistrement visuel et sonore d'un spectacle vivant, vise à être diffusée devant un public. Son principal objectif est de rester proche du réel pour offrir au spectateur une captation fidèle à la représentation théâtrale. Mais en dehors du besoin de satisfaire un public, elle se trouve être aussi un moyen de garder des traces, ce qui questionne, pendant de nombreuses années, la captation en tant qu'art éphémère et la captation en tant que mémoire.

 

Remontant au 19ème siècle, la captation théâtrale est longtemps controversée étant considérée comme incompatible avec le cinéma ; par ailleurs, c’est l'authenticité du spectacle qui est questionnée. Robert Bresson énonce d’ailleurs en 1988 : « Il n'y a rien à attendre du cinéma ancré dans le théâtre »[2]. Par la suite elle devient un véritable objet d'étude sur les positions de caméra, les angles de prises de vues ; les détails sont scrutés afin de se rapprocher du réel et de l’exactitude du spectacle vivant.

 

Aujourd’hui la captation s’ancre dans le théâtre et ouvre de nouvelles perspectives sur la manière d’appréhender un spectacle. Mais permet-elle d’affirmer qu’elle est compatible avec le spectacle vivant ? Dans ce cas pourquoi filmer le théâtre ? Comment être fidèle au spectacle grâce à la captation ? La captation de théâtre est-elle une mission impossible ? Peut-elle être une œuvre en elle même ?

 

Dans un premier temps, nous étudierons les origines de la captation théâtrale, ses enjeux, puis dans un second plan nous analyserons les objectifs de la captation théâtrale comme une création au service de la représentation théâtrale. Dans un troisième temps, nous verrons, notamment selon le point de vue de Jean-Luc Godard et André Bazin, en quoi le théâtre et le cinéma sont, à eux deux, des arts complémentaires. Puis pour conclure, nous nous pencherons sur Les étourdis, une œuvre de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff, filmée par Dominique Thiel.

 

 

I Filmer une représentation théâtrale

 

Une origine controversée

 

Une captation de spectacle vivant consiste en l'enregistrement sonore ou audiovisuel d'une représentation. Le but de cette pratique étant ensuite la diffusion qu'elle soit radiophonique ou télévisuelle. Les prestations enregistrées peuvent également êtres commercialisées ou archivées à des fins d'analyses ou de préservation.

 

Le théâtre a connu ses premières rencontres avec la caméra dès les débuts du cinéma avec lequel il a toujours été placé en opposition et en comparaison bien qu’ils se nourrissent fréquemment l'un de l'autre. Pour preuve, le réalisateur Georges Méliès mélangeait avec habileté sa culture théâtrale emplie de machinerie et de trompe l’oeil avec les nouvelles opportunités de mise en scène qu’apportait le cinéma. Un désir de confondre ces deux arts naît également par le biais d'adaptations cinématographiques d’œuvres théâtrales dès l'arrivée du cinéma parlant en 1895. Mais également par les premières captations de spectacles vivants comme celles qu’à pu faire le photographe Franco-britannique William Kennedy Laurie Dickson qui, grâce au kinétoscope de Thomas Edison parvint entre autre à enregistrer des numéros de cirques ou de music-hall dans les années 1890.

 

Au-delà de son histoire avec le cinéma, le théâtre, et précisément la captation, ont aussi accompagné les premiers pas de la télévision dans le début des années 1900. Les techniques de captation sont encore alors rudimentaires et se font pour commencer dans les pays anglo-saxons, par le biais notamment de la BBC britannique. Mais le modèle convainc encore peu et on préfère à ce « théâtre filmé » des œuvres cinématographiques ou alors des spectacles diffusés en direct. Le public alors susceptible d'avoir accès à ces enregistrements est issu d'un milieu aisé, puisqu’il faut être en mesure de posséder son propre poste de télévision.

 

En France c'est André Bazin en 1951, dans Notes sur le cinématographe qui réhabilite le théâtre filmé après des essais non concluants. En effet, pour certains le cinéma risquait de déformer ou de faire disparaître le théâtre. Dans son ouvrage Le film de théâtre, Béatrice Picon-Vallin explique qu'il s'agit d'une « double inquiétude des gens de la scène selon qu'ils se placent face à ce que l'image peut faire du théâtre, à la trace déformante qu'elle risque d'en conserver, ou devant la disparition progressive du théâtre dans les médias [3]. L’auteur fait remarquer cette fonction déformante que revêt le cinéma à travers le théâtre. Le temps n’est plus le même, il y a rupture. Le théâtre est un art du présent, tandis que le cinéma travaille le plus souvent par découpage de scènes et ne peut capter qu’un angle de vue à la fois ; il est « fabriqué ». Le « théâtre filmé » est donc resté longtemps une formule négative car on entendait par là, la captation d'un spectacle d'art et non œuvre d'art cinématographique comme le désiraient les vidéastes. Ce n’est que dans les années 60, du temps de l'Office de Radiodiffusion-Télévision Française (ou ORTF) que le théâtre trouve une place de choix à la télévision et dans les foyers grâce particulièrement au succès de l'émission Au théâtre ce soir, fondée par Pierre Sabbagh et Georges Folgoas. Les audiences autour du programme sont alors très bonnes et entre 1966 et 1984 année de son annulation, l'émission aura diffusé quelques 416 pièces de genres très diverses. La plupart seront des captations filmées au théâtre Marigny et Edouard VII, enregistrées durant des représentations publiques sur deux à trois soirs.

 

Dominique Thiel, réalisateur à l'origine de nombreuses captations de théâtre s'est lui-même exprimé sur le sujet de la diffusion de pièces à la télévision : « Le théâtre à la télévision reste aussi le moyen pour un public moins avisé, parfois éloigné des lieux culturels, de voir des spectacles. Ces soirs de retransmission en direct, c’est un peu comme s’ils étaient 300 000 dans la salle. La captation que j’ai réalisée de Madame Sans-Gêne[4], montée spécialement pour France 2 par Alain Sachs le 13 juin dernier, a réuni plus de 2 millions de téléspectateurs. Je ne crois pas que cela soit anodin »[5]. Ainsi Dominique Thiel se place en défenseur de la diffusion télévisuelle de la captation qui, grâce à ce support populaire (en ce sens qu’il est facilement accessible à une majorité de personnes de la société actuelle) qu’est la télévision, offre un théâtre plus accessible et quasiment gratuit. Une chance d’ouverture à la culture pour chacun à un art encore trop souvent associé à une certaine élite sociale.

 

Grâce aux chiffres d’audiences facilement accessibles via internet, on peut observer un regain d’intérêt du public de la télévision Française pour les captations de théâtre depuis quelques années. On le remarque particulièrement sur les chaînes du groupe France télévision qui diffusent régulièrement des succès des grandes scènes parisiennes en direct et parvient à réunir plusieurs millions de téléspectateurs chaque soir. Pour exemples:  Fugueuses écrit et mis en scène par Pierre Palmade et Christophe Duthuron avec Line Renaud et Muriel Robin qui a enregistré un record d’audience pour un programme du genre avec 8 millions de téléspectateurs le 5 Janvier 2008 à 21h en direct du Théâtre des Variétés sur France 2, ou plus récemment la pièce  Je préfère qu'on reste amis mis en scène par Marie-Pascale Osterrieth avec Michèle Bernier et Frédéric Diefenthal dans les rôles principaux qui a obtenu le joli score d’audience de 5,1 millions de téléspectateurs pour la soirée du le mardi 26 Mai 2015 à 20h58 sur France 2, diffusée en direct du théâtre Antoine à Paris.

 

Nous venons alors à nous poser la question suivante : la captation se démocratisant à travers les médias ne vulgarise-t-elle pas le spectacle vivant ?

 

 

La question de l’éphémère

 

L’un des enjeux des films de théâtre est de garder le souvenir, la mémoire d'un événement spectaculaire, ce qui supposerait de ne plus considérer ce qui façonne le théâtre, sa faculté d'être unique et éphémère. Une des principales contraintes d'une captation théâtrale est qu'elle montre l'action, quoi qu'il arrive, au passé ; alors que le théâtre est essentiellement un art vivant, un art du présent et de la relation à l'autre : « au théâtre on joue, au cinéma on a joué » énonce Louis Jouvet[6]. La captation théâtrale tente « d'immortaliser [...] l'éphémère éblouissement d'un vécu théâtral »[7] remarque André de Peretti. Son ambition est de faire revivre, plus qu'une œuvre, l'ambiance qui accompagnait celle-ci à ce moment précis, la relation du spectacle au réel. Mais la captation théâtrale semble ne pouvoir faire autrement que de se heurter à l'impossibilité de recréer la part de vivant au théâtre, à laisser le public être partie intégrante du spectacle. « En filmant le théâtre, on ne fait en réalité que filmer l'impossibilité de filmer du théâtre[8] » remarque Pascal Bouchez.

 

 

La conservation des œuvres théâtrales

 

La captation produit donc des traces partielles du spectacle, ne pouvant recréer ni la totalité du spectacle (public compris), ni son intensité (du fait de la perte de cette relation immédiate à l’œuvre).

 

Mais alors pourquoi filmer le théâtre ? Cela semble nécessaire pour servir de mémoire, de témoignage de l’œuvre même partielle (qui pourront ensuite être couplées avec d'autres sources pour obtenir une vision globale, la plus exacte possible de la création, comme par exemple des témoignages de public, carnets de mise en scène, articles... ). Elle peut également ouvrir le spectacle à un plus grand nombre de personnes (via la télévision). Dans ce cas, la captation est au service de l’œuvre.

 

 

La nécessité de garder des traces les plus fidèles possibles

 

Pour être le plus fidèle à la représentation théâtrale, la captation peut se dérouler sans la présence du public. Il semble en effet qu’en l’absence d’un public, le vidéaste puisse être plus à même de filmer la représentation. Elle peut sembler s'éloigner encore de la vérité de l'instant théâtral, mais elle offre de nombreux avantages. Premièrement, l'absence du public permet au vidéaste de capter depuis la position du spectateur idéal, sans avoir à gérer les problèmes de visibilité du public. En effet, la caméra et le vidéaste devraient être placés au centre du public (condamnant déjà plusieurs sièges) et un peu en surplomb des spectateurs, ce qui occasionnerait la gêne de plusieurs rangées de spectateurs derrière eux ; l'espace où la visibilité serait mauvaise étant d'autant plus large si la caméra effectue des visions panoramiques. Travailler sans le public permet également un rendu souvent plus convainquant en matière de lumières (bien qu'avec l'évolution des technologies et l'apparition du numérique permettant une plus grande précision, ces problèmes se posent moins) : il y a la possibilité de corriger certaines lumières qui n'arrivent pas à être captées par la caméra (ayant une moins grande amplitude que l’œil humain). Mais cela entraîne de multiples contraintes d'adaptation au vidéaste.

 

Tout d'abord, que le vidéaste filme en présence ou non du public, il doit toujours plus ou moins s'adapter aux lumières de la mise en scène, très rarement l'inverse, ce qui amène parfois à des choix de nécessité technique plus qu'artistique : il faut, par exemple, fractionner la scène pour qu'elle soit convenablement éclairée, ou éclairer les comédiennes et les comédiens avec deux caméras s'il y a trop de contraste d'éclairage entre eux. Ensuite, le vidéaste doit s'en tenir au temps de la représentation : il ne peut, comme au cinéma, faire arrêter et recommencer la pièce à sa guise pour modeler ses prises de vues le plus précisément possible.

 

Or, comme l'explique la scénographe et réalisatrice Liliana Alexandrescu : « Le spectacle [est] une somme de fragments visuels, de choix opérés à l'intérieur du théâtral »[9]. Le vidéaste doit suivre le même principe : elle doit faire des choix en permanence. Dès lors, comment façonner en direct ? Comment ne pas manquer des éléments dans ces conditions ?  P. Bouchez qualifie cet état d'urgence, de soumission au temps du spectacle, la « dictature de l’instant » : les choix ne peuvent pas toujours être pensés, les décisions de cadrage ne peuvent pas être mûries, le jeu des comédiens n'est pas observé avec une attention élevée… Vient également le problème budgétaire, présent tant pour améliorer l'équipement (achat de matériel plus performant, par exemple pour augmenter les possibilités d'accommodations des caméras) que pour augmenter le nombre de points de vues (donc de caméras et de cadreurs), ou encore pour payer des heures de travail supplémentaires pour multiplier les essais. P. Bouchez par exemple propose l'utilisation d'un peu plus d'une caméra par comédien, pour ensuite avoir un vrai choix de montage. Enfin, ce n'est pas le vidéaste mais le metteur en scène qui choisit les comédiens, ce qui paraît aller de soi. Toutefois, cela contraint le vidéaste à travailler dans cette « urgence » définie plus tôt, avec des comédiens qu'il ne comprend pas forcément, avec qui il ne peut parfois pas trouver une certaine empathie, qui lui permettrait d'être « juste » en les filmant, puisqu'il les devinerait presque.

 

La captation théâtrale permet la recherche de traces, bien qu'il soit impossible pour elle de correspondre en tout points au spectacle. Cependant, la fidélité à une œuvre se situe-t-elle vraiment là ? Ne faut-il pas plutôt que le vidéaste s'approprie l’œuvre en la recréant par ses choix de réalisation ?

 

 

 

II La captation non plus comme une restitution mais comme une véritable création

au service de la représentation théâtrale

 

« Si la captation est d'abord au service de la pièce, de son déroulement et de son sens, elle ne se résume pas pour autant à une simple restitution[10] » Dominique Thiel

 

La création d'une dynamique

 

Quoi qu'il arrive, certains angles de regards ne seront jamais adoptés. Il est peut-être intéressant alors de prendre du recul par rapport à la retranscription « à la ligne » de ce qui se déroule sur le plateau. Se détacher de cette approche permettrait d'oser des choix peut-être plus pertinents esthétiquement et plus créatifs. Selon Elie Konigson, il serait dommageable de seulement utiliser le cinéma comme outil de mémoire du théâtre. Il faut donc « non plus seulement filmer le théâtre, occupation d'archiviste parfois, parfois recréation, mais faire du théâtre, s'octroyer un pouvoir ancien pour le renouveler, le retailler à sa mesure[11] ».

 

Il est ainsi possible d'essayer de réactiver une dynamique, même si ce n'est pas une dynamique du présent, la relation intime qui s'établit entre comédien et spectateur dans l'instant, mais une vivacité de changement de plans, de jeu entre vue d'ensemble et souci du détail, pour garder le spectateur en haleine. Cela peut servir les axes de la mise en scène (accélération ou ralentissement temporel, tension dramatique augmentant ou baissant…).

 

On peut aller jusqu'à créer une « polyphonie visuelle et sonore » (plusieurs images en parallèle, multiplication des regards sur la scène). Il ne s'agit bien sûr pas là d'aller dénaturer le travail de la mise en scène en mettant en avant dans la captation des éléments de second plan sans raisons. Mais cela peut permettre de renforcer l'éclatement de l'intrigue par celui de l'image, ou à l'inverse de jouer sur les contrastes entre le comédien qui parle et une action en parallèle, ou bien encore d'essayer de revenir par un autre biais à la 3D initiale... Il reste tout de même essentiel qu'il y ait régulièrement, quoi qu'il advienne, des retours au plan d'ensemble, pour replacer les corps dans l’espace.

 

Cette liberté par rapport à une captation cherchant un rendu visuellement au plus proche de la version théâtrale serait peut-être plus près d'une trace « juste », d'autant plus si elle est faite en lien étroit avec le metteur en scène, si elle permet non pas de faire voir une vague approche de ce qu'a été le spectacle, mais de résonner avec lui, d'en transmettre le même but par une autre approche.

 

Une captation en différé peut, certes, entailler un spectacle, mais elle peut aussi palier certaines de ses faiblesses (correction du jeu, de la mise en scène, d'un imprévu....) Elle peut surtout mettre en valeur un spectacle en lui apportant de la finesse grâce aux effets de loupe qui permettent une plus grande précision, en gardant la dimension globale (en revenant de temps en temps à des plans plus larges). C'est là un grand avantage de la vidéo sur le théâtre : ainsi, Patrice Chéreau confiait : « si je fais des films, c'est bien pour me rapprocher des acteurs. J'ai toujours besoin de tourner autour d'eux, de rôder près des visages »[12].

 

Cependant, plusieurs problèmes persistent dans le cas d'une captation innovante. Tout d'abord si le vidéaste fait le choix de fragmenter l'écran : la transposition sur un téléviseur ordinaire risque d'aboutir à des images illisibles, car chaque fragment sera réduit. Ensuite, que l'on veuille où non modifier l'image, le son sera toujours linéaire, car c'est ce qui unifie l'action pour le spectateur : « on peut écouter une captation en fermant les yeux, on ne peut la regarder plus de quelques instants en coupant le son[13]» explique P. Bouchez. Pour finir, de toute façon, le vidéaste, dès qu'il fait un choix, fait par là même des « non-choix », il exclut automatiquement des points de vue qui auraient pu être ceux de spectateurs : en créant, il enlève le choix au téléspectateur. 

 

Ainsi il semble impossible, dans une captation, d'appréhender la totalité de la réalité théâtrale. Ce constat amène deux possibilités de réalisation. Soit une recréation la plus fidèle possible du spectacle (bien qu'imparfaite) dans le but d'en laisser une trace, un témoignage ; soit une création en accord avec les enjeux de la mise en scène, s'éloignant d'une retranscription fidèle pour s'approcher d'une réécriture. Mais nous nous sommes attardés à prendre le théâtre et le cinéma comme deux entités opposées et sans relation l'un envers l'autre, pourtant il semblerait que ces deux arts ne soient pas antagonistes et même, qu’ils s'avèrent complémentaires.

 

 

 

 

III- Le cinéma et le théâtre : deux arts complémentaires et qui évoluent ensemble

 

Il faut reconnaître que ces deux arts ont des pratiques et une évolution communes. A partir des années 1880, le théâtre d’art s'est construit autour d'un metteur en scène. C'est ainsi que parallèlement, le cinéma s'est doté d'un réalisateur de film. Ils ont donc eu des interactions, comme par exemple Visconti ou Bergman qui se sont nourris de leur travaux à la scène pour ensuite en faire du cinéma.

 

Béatrice Picon-Vallin remarque qu' « aujourd'hui le cinéma est devenu la mémoire, le vécu, à la fois personnel, presque intime, et collectif, commun, de plusieurs générations de metteurs en scène de théâtre qui ont formé leur sensibilité et appris une part de leur métier et de leur art dans des salles de cinéma. »[14] Il est bon de constater qu'au-delà de l'antagonisme qui reste encore largement conservé, le cinéma et le théâtre sont deux arts qui partagent énormément de pratiques tant artistiques que techniques. « Le théâtre a évolué dans le même temps que se développait le cinéma, il a bougé avec lui, s'ouvrant à certaines de ses propositions ou leur résistant ; de leur côté, les cinéastes s'intéressaient de près aux expériences qui avaient bouleversé la scène mondiale, d'autres s'inspiraient des pratiques théâtrales qui leur étaient plus proches dans le temps et dans l'espace »[15]. Ainsi, Jean Luc Godard se demande : « Pourquoi les gens de théâtre n'ont jamais envie de filmer leurs spectacles pour les garder comme archives ? »[16] Il dénonce ici « le mythe théâtral » de ceux qui pensent que le théâtre est un art de l'instant présent, et donc irreproductible. C'est André Bazin qui voulut réhabiliter la confrontation des deux arts en « mettant le septième art face à la nécessité d'accepter le théâtral comme une part de lui-même, de son impureté et d'assumer enfin l'origine théâtrale de toute représentation cinématographique »[17]. Dans Le cinéma et moi, il analyse donc la manière de faire du cinéma au théâtre. Pour lui, le cinéma doit « s'échapper de "l'hérésie majeure" qui est la volonté de "faire cinéma", en dénonçant les conventions théâtrales au lieu d'essayer de les camoufler »[18]. C'est-à-dire que le cinéma ne doit pas essayer de cacher le fait de filmer du théâtre mais  plutôt de se confronter aux diverses règles du théâtre. L'accès par exemple, grâce à la vidéo de déconstruire, de jouer sur la notion d'illusion, de travail de montage donnera au théâtre une nouvelle dimension pour interroger le monde. Le film de théâtre serait donc comme le « lieu d'une mise en scène accomplie », le cinéma étant considéré ici en tant que « forme théâtrale complémentaire » donnant aux artistes « la possibilité de réaliser la mise en scène contemporaine, telle qu'ils la sentent et la veulent »[19].

 

Il semble donc intéressant de se poser la question : comment le cinéma peut-il être vu comme un événement spectaculaire ? Et la vidéo peut-elle l’être autant ? Car vidéo et cinéma sont-elles deux pratiques équivalentes ?

 

 

Le théâtre alimente le cinéma

 

Aujourd'hui le théâtre et le cinéma ne s'opposent plus, mais plutôt le théâtre, le cinéma et le « visuel ». Avec la popularisation de la télévision, les conflits ne sont plus les mêmes et la notion de film de théâtre n'est plus à contester. Maintenant, il semble y avoir plus de ressemblance entre théâtre et cinéma, qu'entre théâtre et théâtre : nous avons un théâtre attaché au texte, et un autre théâtre de plateau, attaché à la figuration. En effet, le théâtre est aujourd'hui une pratique qui va à l'encontre de « l'esthétique lissée du clip et de la publicité »[20]. Il est au contraire forme vivante, vraie, et montre les différents aspects du réel. Tandis que la société d'aujourd'hui a évolué vers « le trop-plein d’image »[21] qui cachent les irrégularités, les aspérités, les différences de nos sociétés, et qui simulent des émotions, des sensations. Ainsi selon S. Toubiana : « le cinéma ne peut que se confronter à l'acte même de créer. La création suppose un théâtre, une scène à laquelle se confronte le cinéma »[22]. Car, si le théâtre est le lieu de création d'une véritable esthétique sociale, le cinéma doit lui aussi, pour parvenir à représenter un lieu vrai, travailler au plateau, comme lieu réel et qui permet d'être investit du vrai, d'être confronté à une réalité sociale qui est plus ou moins donnée à voir, à ressentir.

 

 

Le cinéma alimente le théâtre

 

La mise en scène de théâtre est travaillée par le cinéma. Béatrice Picon-Vallin explique en effet que la vidéo a permis « en parallèle avec les progrès de l'éclairage, des technologies du son et de l'image, à la fois d'alléger et de complexifier l'esthétique du plateau »[23]. De plus, depuis les années 80, beaucoup de réalisateurs se sont tournés vers des textes de théâtres pour construire un film, par exemple, Roberto Zucco de Koltès monté par les frères Taviani.  Et à l'inverse, des films comme Orange mécanique de Stanley Kubrick ou la Cité des femmes de Fellini eurent des adaptations théâtrales. Le cinéma devient donc un art réseau qui alimente les autres arts comme le théâtre. Pour Jean-Claude Carrière: « le cinéma ne vient pas à la fin, comme une vulgarisation, la popularisation d'une œuvre originale, l'adaptation peut aller dans tous les sens, et dans le siècle qui vient, les échanges vont se multiplier »[24].

 

Et ainsi, le film de théâtre n'est plus simplement la captation d'un souvenir, mais l'adaptation d'une œuvre, et ainsi non plus la seule visualisation d'un spectacle construit au préalable par le metteur en scène mais devient une œuvre d'art à part entière car travaillée non seulement par le metteur en scène mais aussi par le vidéaste. Il semble donc que théâtre et cinéma soit non plus antagonistes mais bel et bien complémentaires.

 

 

 

IV- Rencontre avec Dominique Thiel et la captation

Les Etourdis de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff

           

La captation au service de la Mémoire

 

Même si la captation est au service de la mémoire, ce n’est pas parce que les spectacles sont enregistrés qu’ils entrent dans l’histoire. Par exemple, de nombreuses captations de comédies de boulevard sont ignorées des études théâtrales.

 

Dominique Thiel est un réalisateur de programmes courts, de documentaires, d’activités événementielles, de reportages journalistiques. Depuis plusieurs années, son activité s’est recentrée sur la captation de spectacles. Cirque, danse, musique, opéra et surtout théâtre, Il a signé la réalisation d’une soixantaine de programmes dont plus de la moitié en direct. Il travaille essentiellement pour la compagnie des Indes pour les captations de spectacles. En 2008 il reçoit le Grand Prix du Club HD et le Prix de la meilleure captation de spectacle au HD Film Festival de Paris pour Ola Kala un spectacle des Arts Sauts.

 

Dominique Thiel et les autres réalisateurs de captations entretiennent avant tout un devoir de mémoire, de souvenir. En travaillant à la Compagnie des Indes il a suivi les différentes troupes (notamment les Deschamps) dans leur évolution et permet à ces dernières de rentrer dans l’Histoire du théâtre de manière iconographique en plus des témoignages textuels et/ou oraux. Son travail est largement reconnu car il a reçu des récompenses pour ses captations, il est également le réalisateur du 65e festival d’Avignon et ses captations sont diffusées à la télévision sur tous types de chaînes privées et publiques (TF1, le groupe France Télévision, D8, groupe Canal, Arte, etc.).

 

 

La captation au service de lArt

 

Dans certains cas les captations sont là pour « sublimer » le spectacle ou pour lui donner un point de vue bien plus « centralisé » sur un point que le metteur en scène veut accentuer. On peut donc, dans certains cas, parler d’une réappropriation du spectacle vivant, où le réalisateur peut nous montrer un aspect complètement différent de la pièce selon ses choix de cadrage, d’étalonnage et autres procédés cinématographiques.

 

C’est ici que vient notamment la question du montage et de son rôle comme des effets supplémentaires ajoutés par la captation comme le titre, les sous-titres qui viennent plus dans le cadre d’une aide à la compréhension pour le spectateur (spectacle dans une langue étrangère, paroles peu intelligibles, etc.), la couleur de l’image, l’incrustation de fondu ou encore scinder l’écran en plusieurs partie pour une vision rapprochée sur plusieurs points de vue.


Toutes ces démarches faites par le réalisateur nous interrogent sur la volonté de créer une sorte de jeu de « regard » et de partage unique avec un spectateur qui deviendrait privilégié. Le réalisateur communique-t-il sa vision, son point de vue de la pièce ? Nous pouvons alors nous demander quelle est la marge de manœuvre des réalisateurs de captations. Sont-ils supervisés par le metteur en scène ou ont-ils carte blanche sur la réalisation ?

 

Si on analyse les captations de Dominique Thiel nous pouvons nous demander si ce dernier est davantage dans la retranscription plutôt que dans la réappropriation. Il reste fidèle à la pièce tout en proposant des points de vue focalisés sur certaines actions. Mais ces choix sont-ils faits dans un souci de lisibilité ?

 

Enfin, les réactions envers les captations sont assez différentes car le rapport au spectacle change selon si on le voit via la captation ou en « vrai ». Nous pouvons nous questionner sur une possible dévalorisation de la captation face au spectacle. Mais simultanément les chercheurs, universitaires, ou spectateurs curieux ont besoin de ces captations en tant que support historique et artistique pour conserver une trace de ces spectacles. Jugé trop subjectif ou pas assez immersif,  le théâtre filmé réveille-t-il la même sensibilité chez le téléspectateur que le spectateur ?

 

 

Conclusion

 

Pour conclure la captation d’une oeuvre théâtrale devient une oeuvre d’art à part entière se détachant du spectacle en lui-même. Plus qu’une retranscription, elle est une véritable création au service de la représentation théâtrale. Même si la dynamique du présent et l’intime partagé avec les spectateurs dans une vraie salle de spectacle se perd, la captation attire cependant l’attention du téléspectateur par d’autres moyens tels que le changement de plans et de rythme à travers la caméra.

 

Ainsi la captation permet non seulement de retenir une sauvegarde et le partage d’un patrimoine, mais aussi elle peut faire écho avec la vision du metteur en scène tout en voilant les faiblesses de jeu généralement présentes lors d’une représentation.

 

Bien que le théâtre et le cinéma furent considérés comme opposés, se révèleraient-ils désormais complémentaires ? Car tout comme le théâtre, le cinéma s’attèle à représenter le vrai, et travailler un plateau pour donner un effet de réel. Il est aussi destiné à être vu et susciter des émotions et des sensations. Enfin, il se trouve également que le cinéma alimente le théâtre et inversement par le biais d’adaptations (d’oeuvres théâtrales ou cinématographiques). Mais la question du réel persiste, le cinéma tendant vers une esthétique sociale ne nous offre-t-il pas une approche « lissée » du théâtre à travers la captation ? En ce qui concerne les captations réalisées par Dominique Thiel nous pouvons nous demander s’il se situe davantage dans la retranscription que dans la réappropriation ?

 

 

Bibliographie

 

- Pascal BOUCHEZ, Filmer l'éphémère, Septentrion presse universitaire, Lille 3, 2007.

 

- Béatrice PICON-VALLIN, Le film de théâtre, Paris, collection arts du spectacle, 1997.

 

- Jeanne FERNEY, « La pièce devient alors un événement », La Croix, 10/07/11 URL : http://www.la-croix.com/Debats/Opinions/Debats/La-piece-devient-alors-un-evenement-.-Dominique-Thiel-realisateur-1-_EP_-2011-07-10-687893, 09/10/15.

 

- http://www.copat.fr/enseignement/boutique-dvd/auteurs-contemporains/contemporains-d/il-silenzio.html, 09/10/15

 

- http://spectacles.premiere.fr/Salle-de-Spectacle/Spectacle/La-Cage-Aux-Folles-1558798, 08/10/15

 

- Céline HERSANT, « Le théâtre à la télévision », EnScènes, URL : http://fresques.ina.fr/en-scenes/parcours/0008/le-theatre-a-la-television.html

 

 


[1] Jeanne FERNEY, « La pièce devient alors un événement », La Croix, 10/07/11. URL  : http://www.la-croix.com/Debats/Opinions/Debats/La-piece-devient-alors-un-evenement-.-Dominique-Thiel-realisateur-1-_EP_-2011-07-10-687893.

[2] Béatrice PICON-VALLIN, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988, cité par l’auteure dans Le film de théâtre, Paris, collection arts du spectacle, 1997, p.13.

[3] Béatrice PICON-VALLIN, Notes sur le cinématographe, op.cit., page 13.

[4] Alain SACHS, Madame sans gêne, spectacle monté pour une diffusion en direct du Théâtre Antoine pour France 2, le mardi 14 juin 2011 à 20h30.

[5] Béatrice PICON-VALLIN, Le film de théâtre, op.cit, p.9.

[6] Josyane SAVIGNEAU, «  François Périer, brûleur de planches », Le Monde, 23-24/03/1986.

[7] Pascal BOUCHEZ, rapport de soutenance de thèse de Filmer le théâtre : problématique de la fidélité d'un document audiovisuel élaboré à partir d'un spectacle vivant, dir. Leleu-Merviel S., Université de Valenciennes, le 09/12/2004.

[8] Pascal BOUCHEZ, Filmer l'éphémère, Septentrion Presse Universitaire, Lille 3, 2007.

[9] Liliana ALEXANDRESCU, « Pourquoi et comment ?  », actes du 20e Congrès International de la Société Internationale des Bibliothèques et des Musées des Arts du Spectacle, Anvers du 4 au 7 septembre 1994, in Documents et Témoignages des Arts du Spectacle, Anvers, 1995.

[10] Jeanne FERNEY, « La pièce devient alors un événement », op.cit.

[11] Elie KONIGSON, Le film de théâtre, collection « Arts du spectacle », Paris 1997,  p.8.

[12] Cité par Jean-François DUSIGNE, «  Patrice Chéreau : mettre en scène, filmer, et vice-versa  » in Le film de théâtre, op. cit.

[13] Pascal BOUCHEZ, Filmer l'éphémère, op.cit.

[14] Béatrice PICON-VALLIN, Le film de théâtre, op.cit., p.12.

[15] Id.

[16] Jean-Luc GODARD, «  Deux arts en un  » in Les Cahiers du Cinéma, n°177, Paris, 1966 , p.77, cité par Béatrice PICON-VALLIN, op.cit ., p.16.

[17] Joël MAGNY «  Voir en rond. A propos de La ronde de Max Ophuls  » in Théâtre et Cinéma, Lille, 1990, p.93, cité par  Béatrice PICON-VALLIN, op.cit., p.11.

[18] Ibid., p.16.

[19] André BAZIN, Théâtre et Cinéma, Lille, 1990, p. 178 cité par  Béatrice PICON-VALLIN dans Le film de théâtre, Paris, « Arts du spectacle », 1997 , p.17.

[20] Béatrice PICON-VALLIN, Le film de théâtre, op.cit., p.14.

[21] Id.

[22] Id., « Après la recréation », in Les Cahiers du cinéma, n°445, Paris, 1991, p.5, ibid.

[23] Id.

[24] Ibid.,  p. 15, « L'adaptation », in Études théâtrales n°2, Louvain-la-Neuve, 1992, p.10.

 

 

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S
Merci pour votre article,<br /> <br /> Effectivement la captation vidéo ne peut retranscrire l'ensemble des émotions ressenties et l'ambiance suscitée par le public. Cependant, capter ces spectacles permet de garder une trace d'un art dont il serait dommage de se priver.
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