Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Animation du krinomen du 12 novembre 2015 : Sarah Ben Amor, Maxime Suaire et Elodie Thévenot
Recherches de terrain : Sylvie Nolden et Julien Rateau
Prise de notes et rédaction du compte-rendu : Mélissa Braizet et Lola Caubet
Né en 1973, Joris Lacoste se distingue par une démarche peu commune dans le milieu théâtral, qui se veut pluridisciplinaire et expérimentale, avec la mise au point de cycles de recherche, tels que L’Encyclopédie de la parole, cycle entamé en 2007 aux Laboratoires d'Aubervilliers auquel appartient notamment Suite n°2[1], le second spectacle d'un ensemble de « suites chorales »[2]. L'Encyclopédie de la parole est un projet qui regroupe toutes sortes de documents sonores, des enregistrements de paroles prononcées dans plusieurs dizaines de langues différentes. C'est un travail de recherche autour de la parole. Ainsi, pour Suite n°2, Joris Lacoste a choisi de porter à la scène et de faire porter par les corps des interprètes des paroles qui, déjà au moment de leur énonciation, ont été prononcées pour agir, pour susciter des réactions ou des actions[3]. Cependant, la mise en scène ne met pas en évidence ces actions, ce sont les paroles elles-mêmes qui « agissent ou tentent d'agir sur le réel »[4].
Pour cette deuxième « suite chorale » (qui fait partie de productions « en série » inscrites dans le cycle L’Encyclopédie de la parole), le travail de l'auteur relève moins de l’écriture dramatique que de la composition, musicale et dramaturgique, une composition qui met en avant la performativité de la parole (ce qu’elle fait, plus que ce qu’elle dit) et questionne « l'oralité »[5] c'est-à-dire le phénomène d’énonciation de paroles, de production de sons qui ont un sens. C'est une partition pour cinq interprètes (un quintette, donc) qui présente des situations claires, un sens dans les mots énoncés et un travail sur les sonorités et la musicalité des langues (dont la diversité est mise en avant, puisqu’elles sont au nombre de 16 sur le plateau). Les interprètes, parfois en solo ou en duo, parfois réunis sous forme de chœur, portent des paroles tissées entre elles et orchestrées (par le compositeur Pierre-Yves Macé), suivant un principe fondamental pour L’Encyclopédie de la parole : c’est le texte lui-même, la parole elle-même qui constitue l’action, génère des émotions.
Avant de commencer le krinomen, les étudiants ont été accueillis par tous les membres du groupe assis sur des chaises noires en fond de salle. Ils se sont levés, habillés tout de noir, et ont déclamé en chœur sur un air de présentation de match de boxe (dans lequel les spectateurs ont pu reconnaître le début du spectacle) : « Bonjour mesdames et messieurs, et bienvenue au plus grand krinomen of the word, Suite number two by Joris Lacoste ! Recherche de terrain : Sylvie Nolden, Julien Rateau, Sébastien Milon. Animation : Elodie Thévenot, Maxime Suaire, Sarah Ben Amor. Compte rendu : Mélissa Braizet, Lola Caubet. ». Les huit étudiants ont ensuite gagné leurs places respectives. L'équipe de recherche de terrain a ensuite présenté son travail et ses entretiens avec Joris Lacoste et Mathieu Gil Yaquero. Ces entretiens sont d'ailleurs disponibles en annexe à ce compte rendu. Enfin, les quelques règles habituelles du débat ont été énoncées pour l’engager.
Pour engager le débat de krinomen, il a d'abord été demandé aux étudiants de décrire le spectacle d'un point de vue visuel, sonore, du point de vue des corps et de la « partition » textuelle.
- L'audience a donc décrit Suite n°2 comme un spectacle à la scénographie assez épurée (cinq chaises alignées en fond de scène, le mur du fond accueillant des projections textuelles – sur-titrage des textes déclamés par les comédiens –, cinq pupitres en avant-scène, des comédiens pourvus de micros et tous habillés de noir – la couleur ultra-dominante du spectacle, car même les bouteilles d'eau sont noires ! – et une caisse claire électrique pouvant produire plusieurs sons ou des samples).
- En ce qui concerne le contenu du spectacle, il est essentiellement basé sur la voix et la transmission/interprétation de paroles sur un mode musical (les comédiens semblent chanter tout le temps : certes, ils ne chantent pas comme on pourrait l'entendre en musique, mais le travail de diction est tel qu'il produit une mélodie) ; la guitare et la caisse claire sont utilisées à quelques moments.
- Les corps sont en lien étroit avec les textes et leur diction, on voit une intention de jeu dans les corps même s'il y a peu de déplacement ou de « mise en scène corporelle ». Le rythme des corps, comme leur énergie et leur mobilité, est lié aux sonorités, à la tonalité et au rythme des textes.
- Pour le tissage textuel qui a constitué la « partition » du spectacle, les documents sonores choisis sont très différents : ils vont de la conversation quotidienne au discours politique, ils viennent de pays multiples (16 langues différentes en tout), sont énoncés sur des rythmes différents, mais ils n'ont aucun lien apparent entre eux – du moins sur le plan thématique.
Élodie a ensuite décrit un extrait du spectacle : la scène de l'entretien téléphonique entre une cliente en colère et un employé d’entreprise de téléphonie en Colombie. Cette séquence dure environ cinq minutes et les deux comédiens sont de part et d'autre de la scène, l'un à jardin et l'autre à cour. Il n'y a pas d'autre extrait au même moment, le dialogue se fait en stichomythies, tel un match de ping-pong. Élodie a ensuite décrit un extrait du spectacle : la scène de l'entretien téléphonique entre un employé d'un opérateur téléphonique et une cliente mécontente. Cela se passe en Colombie, les interlocuteurs se parlent donc en espagnol. L'échange est assez virulent, et les deux interprètes, situés de part et d’autre de la scène, face et regard public, restent dans leur état respectif tout du long, la situation dramatique n’évoluant ainsi presque pas : l'employé essaye de rester « professionnel » coûte que coûte, impassible et mécanique face à sa cliente qui, elle, explose de colère pendant tout l'appel, proférant même des insultes car elle n'obtient pas gain de cause ni même d’écoute réelle. L'échange dure entre 5 et 10 minutes. Il n'y a pas d'autre extrait au même moment, le dialogue se fait en stichomythies, tel un match de ping-pong, et a la tonalité tragi-comique assez familière de « nos guerres absurdes face à des opérateurs téléphoniques dont la politesse et la dépersonnalisation nous donnent des envies de meurtre. Mettant ainsi en abyme la coexistence de l’anecdotique et du tragique, mixant en permanence humour du dérisoire et du désespoir »[6]
Il a alors été présenté aux étudiants une vidéo montrant des extraits de Suite n°2.
Enfin, le plan du krinomen, comportant trois axes, a été énoncé par Sarah : un premier axe, portant sur le cycle de l'Encyclopédie de la parole et son fonctionnement, animé par Maxime ; un deuxième sur la dimension performative du spectacle Suite n°2 animé par Élodie ; enfin, un troisième sur la dramaturgie du spectacle animé par Sarah.
I. LE CYCLE DE L’ENCYCLOPEDIE DE LA PAROLE
Le « concept » de L’Encyclopédie de la parole a été expliqué à l'audience, qui était donc en mesure d'en comprendre le fonctionnement lorsque la description a été imagée par la projection d'une vidéo montrant des extraits de Suite n°1 ABC et d’une vidéo montrant un extrait de Parlement.
Après un sondage à main levée, l'équipe d'animation a observé que sur le peu de personnes présentes au krinomen (une petite quarantaine), moins de dix avaient vu le spectacle. Le débat pouvait dès lors commencer.
Le premier axe a ensuite été introduit par le groupe de recherche de terrain citant Elise Simonet, assistante de Joris Lacoste : « On collecte toutes formes de paroles, du moment qu’elles ont été prononcées un jour dans le monde. On les classe non pas par rapport à leur sens, mais par rapport à des catégories que nous avons retenues, comme la cadence, ou l’espacement. Après quoi, on en fait des spectacles. »[7]
1) Quel parallèle voyez-vous entre ces trois spectacles et quelles particularités trouvez-vous à Suite n°2 ?
Pour certains étudiants, il y a dans les trois spectacles (d'après les vidéos visionnées afin de leur donner une idée de Parlement et de Suite n°1) l'idée de prendre comme base le texte sur un plan oral – donc la parole – et non pas un texte écrit. Et c’est bien, nous l'avons vu, le principe central de L’Encyclopédie de la parole) : recueillir des paroles, les porter à la scène après les avoir assemblées et travaillées musicalement, puis les interpréter de manière à mettre en avant leurs qualités rythmiques, tonales, bref musicales. A tel point que, même si l’on peut écouter leur signification et lire la traduction des textes, donc les comprendre, on peut aussi se concentrer seulement sur l'ouïe, fermer les yeux, et apprécier la musicalité singulière produite par ce mélange, ce montage-mixage de textes. D'ailleurs, certains textes ne sont pas traduits par le sur-titrage, ce qui montre une volonté du metteur en scène de nous amener vers une écoute plus musicale que sémantique. Une étudiante a précisé que, grâce à cela, elle se sentait emportée et vivante même sans tout comprendre à ce qui était dit.
Grâce aux extraits vidéo, les étudiants ont remarqué que, si Suite n°2 contenait parfois plusieurs tableaux superposés, plusieurs textes en même temps, il semblait que Suite n°1 mettait en scène un chef d'orchestre, en plus des interprètes (pour moitié professionnels et pour moitié amateurs), et que n’était proféré par le chœur qu’un seul « texte » à la fois ; de même pour Parlement, puisqu'il mettait en scène une seule comédienne et donc, logiquement, une seule parole à la fois. Ainsi, le spectacle Suite n°2 combinerait à la fois Suite n°1 et Parlement en faisant porter, selon les moments, soit par chaque comédien un extrait différent (chacun intervenant l’un après l’autre, sauf quand les paroles étaient dialoguées et portées par deux interprètes), soit par l'ensemble des comédiens un seul extrait (à l’unisson ou en canon), soit par chacun un extrait différent se superposant, en totalité ou en partie, à une, deux ou plusieurs autres paroles.
Les animateurs du krinomen ont donc mis en avant l'idée de chœur, qui ressortait de cette dernière observation, en demandant à l'audience ce qui pouvait relever d'une forme de choralité au sein du spectacle. Les agréables harmonies des voix et l'évident travail musical sur la parole (traité telle une partition, le texte propose une véritable mélodie avec des accents, des silences, des soupirs, des notes différentes, des blanches, des noires ou des croches...) sont a priori ce qui renvoie le plus à l'idée de choralité. Un travail tellement poussé qu'il provoquerait parfois une impression de décalage entre le ton employé et le contenu de la parole, mais le sens, la signification de la parole étant moins important que sa musicalité, c'est plutôt un atout, car il permet justement de faire abstraction de cette signification pour se concentrer davantage sur la musicalité des mots, des paroles.
Un étudiant a observé que, de même que l’on peut avoir différentes lectures d'un texte, le recevoir de différentes manières, le spectateur peut aussi avoir différentes lectures (ou écoutes) de ce spectacle ; ce dernier est appréciable sur une base sonore comme sur une base visuelle et nous sommes libre, en tant que spectateur, de choisir comment le recevoir. Le sens des textes nous est apporté par les sur-titres, mais en réalité, le sens passe surtout par l'interprétation, le rythme, la mélodie et le contexte d’énonciation de la parole (qui est donné en sur-titrage au début de chaque séquence par l’affichage du lieu où a été énoncé le document sonore, de sa date, de l’identité du/des locuteur/s) ; et c'est en comprenant le sens ainsi que le spectateur est réellement touché. Il a également été relevé que la traduction des paroles n'apporte pas spécialement de sens à tous les textes, puisqu'il y en a qu'on ne lit pas (par le contenu ou la longueur ou encore la typographie employée). Cependant, nous comprenons rapidement, en position de spectateurs-lecteurs, que le sur-titrage nous oriente vers certains textes plus que vers d'autres, puisqu'ils n'ont pas tous la même taille, ni la même place sur l’écran, ni le même rythme de défilement. Enfin, c'est en apprenant que les sur-titrages sont présents uniquement dans Suite n°2 que les étudiants comprennent qu'il n'y a donc pas de possibilité de s'accrocher au sens dans Suite n°1 ou dans Parlement (du moins pour les paroles prononcées dans certaines langues) et ainsi, que le sur-titrage dans notre spectacle ajoute pour le spectateur une strate de réception et de réflexion.
2) Quel intérêt possède à vos yeux cette démarche encyclopédique ? Quel sens a-t-elle ?
D'après l'audience, cette démarche servirait avant tout à essayer d'envisager la création spectaculaire sous une autre forme que celles auxquelles nous sommes confrontés habituellement. Le texte est utilisé comme base, mais les points de départ sont différents : on ne commence pas par un texte écrit, qu’il s’agirait de mettre en scène, mais par une parole, en disséquant ses caractéristiques et en retravaillant sa diction – qui est déjà en elle-même une forme de mise en scène dans le réel.
Cette démarche permettrait aussi de faire devenir fiction la réalité. Puisque ce sont, au départ, des paroles qui ont réellement été énoncées hors d'un contexte théâtral, il semblerait que le spectacle soit dénué de fiction. Cependant, le fait que ce soit des comédiens qui portent ces paroles place celles-ci dans une certaine fiction, puisque ce ne sont pas les auteurs des documents sonores qui les énoncent et qu’un écart se crée avec le réel. Mais est-ce que le fait que nous sachions que les textes sont, à la base, réels, nous touche plus que si tout était pure fiction ? Et sommes-nous vraiment sûrs que tous les textes soient réels ? Pour quelqu'un qui ignore le travail de recherche de L’Encyclopédie de la parole, cela ne compte pas, a priori. Mais, comme une étudiante l'a souligné, le fait de reconnaître un texte qu'on a déjà entendu ou qui fait écho à un événement vécu touche le spectateur plus particulièrement. Par exemple, lorsque la pièce a été jouée en Suisse, la séquence du crash d'avion avait particulièrement touché certains spectateurs qui avaient perdu des proches dans ce crash[8]. La même étudiante a aussi parlé du discours de Bush sur le 11 septembre qui a provoqué chez elle un sourire, dans le contexte de la pièce, mais qui, en y réfléchissant, était plutôt grave dans son contexte réel.
Mais – telles sont les questions que nous nous sommes posées après ces interventions et que nous livrons ici aux lecteurs – peut-on alors penser que le sentiment d'être touché par un texte ne peut avoir lieu que si le contenu de ce texte se rapporte à une action ou une situation plutôt grave dans l'histoire du monde ? Ou alors seulement si nous avons personnellement été marqués par ce discours ?
3) Quel intérêt y a-t-il pour vous à reproduire sur un mode mimétique des paroles extraites du réel et à en faire un spectacle ?
Selon un étudiant, il y a plusieurs intérêts à cela. Premièrement, celui de pouvoir écrire son spectacle sur la base d’une partition musicale, ensuite compléter par des éléments visuels, et donc, deuxièmement, de permettre à une audience de percevoir de manière plutôt visuelle ou plutôt auditive ce spectacle. C'est donc à cela que sert le mimétisme : à reproduire des sons réels et donc à accéder à une certaine authenticité de la réalité de manière à mieux la saisir. Mais ce n'est pas juste une suite d’extraits repris sur scène dont il s’agit ici, c'est l'assemblage de tous les textes qui fait le « tout » du spectacle, et ce n'est donc pas juste le mimétisme qui constitue « l'ingrédient principal ».
Le mimétisme permettrait aussi de se sentir concerné par les textes et de se sentir présent à ce qui est dit. Mais sur la question de la reproduction mimétique, Joris Lacoste[9] disait qu'il n'était jamais possible de reproduire une parole avec exactitude et que la notion la plus appropriée serait donc celle de « reprise », terme plutôt employé dans le domaine de la chanson. Dans une reprise de chanson, en tant qu'auditeur, qu’arrangeur ou que chanteur, on ne porte pas tous notre attention sur les mêmes éléments, ce qui va nous conduire à retenir et à mettre en avant certaines choses plus que d’autres. C'est pour cette raison que, dans le spectacle, le metteur en scène a choisi de mettre en relief et d'accentuer certains documents sonores plutôt que d'autres (et en leur sein certaines caractéristiques des paroles reprises plus que d’autres), par le travail de la langue, par l'enchaînement des extraits, par le sur-titrage, etc. ; donc ce n'est pas du mimétisme proprement dit, mais surtout un travail sur l'écoute en détail des caractéristiques de chaque séquence et sur la mise en évidence et en valeur de sa musicalité.
En même temps, le fait d'imiter parfaitement les documents sonores n'aurait pas de sens, il suffirait de mettre directement à l’écoute, dans la salle, les documents enregistrés par leurs auteurs, mais serait-ce alors du théâtre ? Car la théâtralité du spectacle vient justement de l’interprétation des comédiens, de ce que produit leur corps traversé par la parole.
Afin de faire la transition entre les deux axes, le groupe de recherche de terrain a alors cité Joris Lacoste : « Suite n°1 fonctionnait pour moi comme une introduction à la série des Suites chorales de l’Encyclopédie de la parole : je voulais faire comme un ABC de la parole ordinaire à travers une cinquantaine de situations très diverses. Pour Suite n°2, l’enjeu c’était de rentrer dans le drame, c'est-à-dire, étymologiquement, dans l’action. Faire entendre des paroles qui s’inscrivent dans le monde, qui font quelque chose, des paroles "performatives" qui agissent ou tentent d’agir sur le réel. »[10]
II. LA DIMENSION PERFORMATIVE DE SUITE N°2
1) En quoi les paroles retenues et portées à la scène dans Suite n°2 sont-elles selon vous performatives, autrement dit en quoi relèvent-elles de la parole-action ?
Cette question amène de nombreuses réponses. Un étudiant intervient d’abord pour souligner l'intelligence des textes sélectionnés dans Suite n°2 ; le jonglage entre les extraits, leur montage et leur mixage, amènent une grande diversité dans les tons employés et recèle aussi parfois une dimension comique (ou ironique). Par exemple, le passage dans lequel une comédienne adapte la bande son d'un cours de fitness n'a aucun intérêt en tant que tel et n'apporte pas de sens profond, mais il permet de faire contrepoint aux autres sujets plus graves qui sont abordés en même temps dans les autres extraits et qui ont un fond politique ou historique.
La parole est également forte dans ce contexte, nouveau pour elle, que constitue le spectacle, car elle stimule l'imagination du spectateur. La performance des comédiens, leur travail de la voix, aident le spectateur à se plonger dans le contexte lié à la parole, à son énonciation, et le rapprochent de son propre vécu quand il s’agit d’un événement médiatisé ou d’une situation familière. Ainsi, le fait que le document sonore soit replacé dans son contexte d'énonciation, au début de chaque extrait, via le sur-titrage, aide le spectateur à « voir l'action du texte », à visualiser ce qu’il (a) fait dans son contexte – effet également produit par le choix des paroles retenues dans Suite n°2, qui produisent toutes une action (ou visent à le faire) dans leur temps et leur contexte d'énonciation. L'étudiante qui évoque cette idée donne pour exemple le coach de rugby, qui lui a permis de revivre ce qu'elle avait déjà entendu dans le passé ; elle explique aussi que la reproduction du cours de fitness précédemment évoqué l'a amenée à imaginer nettement des femmes essoufflées par l'effort, presque à les voir. Les séquences font appel à des situations que nous connaissons souvent à peu près, au moins au travers des films ou autres représentations, ce qui facilite la projection mentale d’images et la montée de sensations.
2) En quoi le jeu, l'interprétation des comédiens, peut-il être qualifié de performatif ?
L'accent a d'abord été mis sur la virtuosité des interprètes de Suite n°2, leur performance technique a été saluée à plusieurs reprises : apprendre un discours sans savoir parler la langue ni en comprendre le sens est en effet inouï et la maîtrise de la parole va jusqu'à la reproduction parfaite des accents dans une langue inconnue.
La posture des corps des comédiens, bien que s’animant de petits gestes rythmés (à la manière des gestes des chefs d'orchestres, le jeu du corps accompagne complètement la musicalité de la voix) est assez statique et ne relève pas du jeu d'acteur au sens classique de l’expression. Certains participants ont même senti la formation de musiciens des comédiens, puisqu'ils battaient régulièrement le temps, la mesure. Cette performance crée un décalage, car au lieu d'accompagner le sens des mots, le corps accompagne la voix, comme si elle ne portait que des notes. Cette distorsion du sens par le traitement musical de la parole et le caractère assez statique de la posture provoque parfois un effet comique. Des étudiants ont tout de même observé l'adaptation du corps des comédiens au contexte et au sens du texte, ce qui passait beaucoup par l'expression du visage. Et une étudiante qui était placée près de la scène précise que, dans Suite n°2, les expressions des visages concordent avec le sens du discours, ce qui peut provoquer une impression de dissociation entre le corps et le faciès. Enfin, le spectateur a, sur chaque texte, une impression de corps statique, mais en réalité, le corps bouge et incarne un personnage : même si tout ceci est minime, le corps est, d'après un étudiant, « investi ». Ce n'est donc pas une interprétation totale, mais on se rapproche à la limite de la lecture-spectacle.
Le fait que les comédiens soient tous amplifiés et sonorisés peut fausser la réception de la parole qu'ils émettent quand celle-ci ne relève pas d’une énonciation publique, originellement destinée à un public. Mais, par exemple, les séquences de discours où le comédien se tient en effet comme lors d'un discours, devant son pupitre, les mains posées dessus, sont des séquences plus « réalistes », adoptant une forme qui nous est familière, ce qui aide à la réception de ce type de jeu d'acteur.
La question qui s’est alors posée aux participants du débat, portée par une étudiante qui n’avait pas vu le spectacle, était donc : est-ce que tout cela fait décrocher le spectateur ? Il semblerait que certains aient en effet décroché sur quelques séquences monotones ou longues, mais ils arrivaient toujours à reprendre le fil du spectacle, puisque l'agencement des textes est construit en fonction de ce risque, justement. Unanimement, les étudiants qui prennent la parole sur ce sujet pensent que le problème ne se posait pas, car l'agencement des paroles, leur superposition et la façon dont elles sont interprétées sont des facteurs qui permettent au spectateur de se focaliser subjectivement sur l’un des orateurs et de ne pas s'ennuyer. La parole en continu (par exemple celle d'un politique portugais) « berce » sans que l'on soit tenu de se concentrer sur elle en intégralité, ni sur le sens global de ce discours, car si le spectateur « décroche », il sait que le sens n'est pas important dans le suivi de la pièce et l’expérience du spectacle.
3) Si c'est la parole qui fait ou qui est l'action, comment le comédien peut-il agir sur scène, ou que met-il en action ?
La parole agit sur le comédien, elle le traverse et le corps réagit en fonction des contraintes qu'elle lui donne. Ici, le corps est comme empli de la parole sans que le comédien n'ait à jouer la situation. On souligne que si le corps de l’interprète agissait volontairement en fonction de ce que le « personnage » dit, cela créerait un effet de redondance entre la parole et l'action corporelle. Au contraire, si certaines scènes de Suite n°2 paraissent quasi jouées (par le corps, par les mimiques, etc.), se crée dans ce « jeu involontaire » un décalage des corps, qui dynamise l’écoute (s'il n'y avait pas « d'incarnation », le spectacle serait probablement plat) et qui fait sentir que le rythme vient aussi du corps des comédiens et pas seulement de leur voix. Les corps transmettent une émotion par la voix et le travail choral : l'action passe par le corps et le travail de chœur lui donne une force supplémentaire.
D’autres participants font aussi remarquer que le dispositif scénique ne permettrait pas de passage joué à proprement parler. En effet, on ne trouve sur scène aucun décor qui chercherait à représenter ou qui évoquerait une autre ambiance que celle, noire et neutre, d’un plateau de théâtre. Cet habillage de l'espace est conçu pour que le spectateur ne soit pas visuellement transporté dans un lieu fictif (il se fait ses propres images, mentalement). De plus, les comédiens sont habillés en noir et n'ont aucun costume qui permettrait au spectateur d’identifier des personnages (donc là aussi, la vision est sollicitée a minima par la scène et à partir de ce que les interprètes lui font voir, le spectateur projette son propre film dans son cinéma mental).
Enfin, il a été relevé que le spectacle pouvait être vu comme une expérience, une expérimentation (avec son objet – la parole –, ses hypothèses de travail, son protocole, ses expérimentateurs, ses cobayes et ses observateurs). Suivant cette idée, le comédien peut être vu à la fois comme un expérimentateur (actif, qui teste des hypothèses sur le fonctionnement de la parole) et comme un cobaye (passif, qui est « agi » par les paroles qui le traversent), le spectateur se faisant observateur des phénomènes que la scène donne à voir comme dans un laboratoire, sous un microscope. Mais on peut aussi, comme un étudiant l’a fait observer, voir ici le spectateur comme le cobaye de l'expérience d'un nouveau mode de transmission de la parole, qui agit sur lui à son insu.
Pour conclure cette partie et lancer le débat sur la suivante, un des membre du groupe de recherche de terrain cite de nouveau Joris Lacoste : « J’ai pensé qu’il pouvait y avoir un enjeu théâtral à composer avec elles [les paroles performatives] un théâtre d’action, mais où l’action passerait entièrement par les voix. »[11] « […] on peut se dire que la parole n’a jamais eu autant de pouvoir sur le monde qu’aujourd’hui […]. »[12]
III. LA DRAMATURGIE DU SPECTACLE
On l'a vu dans l'axe précédent : il y a donc action (mise en action de corps et de la parole) au sein de ce spectacle, qui bien sûr ne relève en rien du théâtre dramatique conventionnel. Comment cette action est-elle mise en œuvre et que produit-elle ? C'est la question centrale de la réflexion dramaturgique par laquelle le débat s’est clos.
1) Avez-vous trouvé une cohérence et un intérêt dans l'agencement que Joris Lacoste et ses collaborateurs ont fait des diverses paroles qu'ils ont retenues et tissées ensemble ? Quel sens apporte au spectateur un tel agencement selon vous ?
Pour plusieurs étudiants, le montage du texte sert une ambition rythmique et musicale, ce qui fait que certaines séquences, comme le discours interminable du ministre portugais, peuvent paraître longues – c’est un effet tout à fait volontaire – ; mais elles sont toujours relevées par d'autres paroles qui leur sont superposées et qui amènent un rythme différent – par exemple, sur le discours économique en portugais, se font entendre les instructions d’un professeur de fitness ou un dialogue. L'effet produit par la superposition de ces textes est comique car le ton monocorde du politique dénote avec celui de la coach sportive, le décalage entre ces deux univers qui habituellement ne se rencontrent pas équilibre la scène tout en tournant en dérision chacune de ces paroles.
Une étudiante a aussi remarqué qu'il y avait une progression dans le spectacle au niveau de la dramaturgie. En effet, au début du spectacle, les textes semblent aborder des sujets plus « généraux » ou consensuels, pour ensuite dévier vers des paroles plus revendicatives, plus personnelles, voire qui peuvent faire passer un message. Une progression se dégage donc sur le fond, mais également dans la forme, selon un étudiant, qui remarque que l'unisson des voix au début laisse place à la déconstruction et qu’on passe de séquences simples (une parole servie par une ou plusieurs voix) à des séquences superposées (plusieurs paroles, plusieurs voix se chevauchent).
On peut considérer que Joris Lacoste, en voulant décontextualiser des paroles issues du réel, cherche à les recontextualiser par le spectacle. Bien qu'il n'y ait pas de logique explicite, l'agencement des textes crée, volontairement ou pas, une trame narrative. Par exemple, la rencontre de deux textes qui n'ont aucune chance de se rencontrer dans le réel (en tout cas pas sous une telle forme) apporte un effet comique qui n’est dû qu’à leur agencement (chacun d’eux n’ayant pas de potentiel comique en lui-même). Le spectateur est conscient que les deux discours ne se répondent pas ; la narration se fait donc par la manière dont le spectateur reçoit les textes, dont il construit du sens à partir de l’enchaînement ou l’agencement plus ou moins improbable de deux ou plusieurs paroles hétérogènes (en termes de contexte, de nature ou de sujet).
Les paroles sont fluides, il y a une certaine logique d’association des extraits entre eux (ce que l’on trouvait déjà dans Parlement, par exemple, quand la comédienne rebondissait sur un mot pour « monter » un extrait sur un autre, passer d’une parole à la suivante) et aucun blanc ne se fait entendre (sauf la minute de silence pour la mort de Mickaël Jackson, qui est en réalité un blanc « rempli »).
Mais un étudiant soutient que le contexte du spectacle ainsi que le fait de ne pas avoir toutes les corporalités que réclameraient les paroles ici reprises fait que notre réaction est différente face aux documents : certaines paroles peuvent ainsi provoquer le rire alors qu'elles ne le feraient pas dans la réalité (par exemple, si les comédiens mimaient la scène où deux hommes partagent leur masturbation par webcams interposées, les spectateurs ne riraient pas comme ils le font dans Suite n°2 mais seraient gênés).
2) Joris Lacoste entend déconstruire dans ses spectacles les catégories usuelles du théâtre occidental (personnage, fable, narration, signification fixée). Mais ne trouvez-vous pas que ces catégories réapparaissent sous d'autres formes ?
Comme une pièce conventionnelle, Suite n°2 construit une dramaturgie qui lui est propre. On fait la remarque d'une progression dans les thèmes abordés au sein des différents extraits : du plus large au plus singulier et du plus anodin au plus politique. Joris Lacoste semble avoir voulu commencer sa pièce avec des paroles plus universelles pour sensibiliser le spectateur, plus tard dans le spectacle, sur des sujets plus délicats.
De plus, dès la scène d’ouverture de Suite n°2, dans laquelle, après avoir harmonisé leur voix, les cinq interprètes entonnent en chœur l’annonce, dans un anglais très chantant, d’un combat de boxe, le spectateur comprend les codes de jeu et se familiarise avec la forme que prendra le spectacle. Elle sert donc à éveiller la curiosité de celui qui regarde, et à capter son attention exactement comme le ferait une scène d'exposition au sens classique du terme : on y présente les personnages, l'intrigue et le ton d'une pièce.
L'idée du « personnage » au sens classique est assez discutée pour Suite n°2. L'acteur y est vu comme un simple messager de la parole, un peu comme un doubleur de dessin animé : le corps ne joue pas les émotions du personnage, il n'a que sa voix pour les transmettre, ainsi que le rythme sur lequel il se calque et la hauteur (musicalement parlant, la tonalité). Le corps est alors emmené par la voix, mais ses gestes ne sont pas vraiment contrôlés. En tant que spectateur, on ne peut que voir des « personnages » (réels) partiellement incarnés. Pourtant, il est étonnant de constater que lorsqu'un comédien commence à parler, lorsqu’il entame un nouvel extrait, on ne pense plus au personnage que ce même comédien nous donnait à entendre avant. L'incarnation est donc forte et partielle à la fois.
Peut-on donc vraiment éviter cette notion de « personnage » lorsque l’on restitue des paroles de manière quasi-mimétique ? La notion de « personnage » semble présente même quand il n’y a pas d’« interprétation » ou de « composition » proprement dite, au niveau des corps, car les comédiens reproduisent ou reprennent une parole prononcée dans le passé par un personnage du réel, une parole dans laquelle se sont déposées des singularités caractéristiques de ce dernier (un ton, un rythme, etc.). Un étudiant relève que ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de trame narrative continue qu'il n'y a pas de personnage ; c'est simplement que le comédien change de personnage à chaque fois qu'il change de document. Il y aurait donc des personnages multiples, fugaces et interprétés partiellement (ou concentrés dans des voix et des visages) par les comédiens en scène.
A la fin du krinomen a été ouvert un temps de parole libre, où tout ce qui n'avait pas pu être dit pendant le krinomen par manque de temps ou qui n'avait pas un rapport direct avec les axes du débat, pouvait être s’exprimer. Les étudiants en ont alors profité pour donner leur avis subjectif sur le spectacle, et il semblerait que la majorité l’ait apprécié, mais pour des raisons différentes. Certains ont tout simplement trouvé agréable d'entendre des langues que nous n'avons pas forcément l'habitude ou l'occasion d'entendre, d'autres y ont trouvé un spectacle novateur, rafraîchissant, avec un accent porté sur une musicalité accessible à tous, sans prise de tête. Globalement, il a aussi été apprécié cet effet de spectateur omniscient qui voyage dans le temps et dans le monde au travers des paroles reprises sur la scène. C'est enfin un spectacle qui répond à la problématique de l'échange entre la scène (les comédiens, le metteur en scène, les techniciens...) et le public, sans que ce soit nécessairement participatif.
Pour conclure notre compte-rendu, il nous semble important de rappeler que, pour Joris Lacoste, il y a théâtre dès lors qu’il y a une « relation » ou, plus précisément, un « dispositif qui met en présence quelqu’un qui agit avec quelqu’un qui regarde »[13], autrement dit des spectateurs et des acteurs en scène. L'action théâtrale ne peut pas avoir lieu sans spectateur et le spectateur ne peut pas exister sans spectacle. Séparer ces deux processus, qu'il nomme « processus d'action » et « processus de réception », serait « détruire le théâtre même »[14]. Alors, pari réussi ?
ANNEXES : RESTITUTIONS DE RECHERCHES DE TERRAIN SUR LE JEU DANS SUITE N°1 ET SUITE N°2
1) Qu’est-ce qui vous a incité à vous rapprocher de Joris Lacoste pour participer à Suite n°1 ? Etiez-vous spectateur de son travail scénique, lecteur de ses textes ou inclus dans un réseau professionnel qui vous a rapproché de lui ?
Je connaissais une amie qui était assistante mise en scène, qui m'a permis de rentrer dans le réseau grâce à une annonce : un casting permettant de savoir qui allaient être les invités pour le projet de J. Lacoste. J'ai donc passé une audition, où il était demandé d'avoir une connaissance du texte, de la diction, du tempo et bien sûr une certaine présence.
2) Combien de temps ont duré les répétitions pour Suite n°1 ?
Il n’y a pas eu tellement de répétitions que ça, environ quatre. Cela demandait donc un grand investissement de la part de chacun des comédiens.
3) Est-ce que votre travail dans Suite n°1 s'approchait plus d'un travail de musicien ou d'un travail de comédien ? Ou encore se plaçait-il à la frontière entre les deux – ce qui pouvait en faire la singularité ?
C’était de la performance, on n’était pas présenté comme des comédiens, on n'incarnait pas. Il y a une certaine neutralité. Chacun était investi par ce qu’il devait dire et parmi nous il y avait des amateurs. Il y a beaucoup d’éléments qui tenaient du jeu comme l’écoute et la présence.
4) Est-ce que la diversité de provenance et de profil des interprètes a enrichi le travail de Suite n°1 ?
Parmi les interprètes, il y avait différentes personnalités. J’ai aimé le côté challenge, la non-maîtrise et la dimension de risque car c’est un travail extrêmement précis qui se présente comme un vrai défi pour le comédien. Dans l’équipe, il y a un noyau dur et après, ils invitent des gens pour compléter le choeur.
5) Suite n°1 est fondé sur le chœur ; et quand on parle de « chœur » au théâtre, on pense plus facilement à l'Antiquité qu'au théâtre expérimental contemporain. Selon vous, Joris Lacoste réinvente-t-il la notion de chœur ou de choralité théâtral(e) ?
J’ai aimé le coté improbable, cette chose qu'on voit et dont on se dit : « pourquoi ça n'a pas été fait avant ?! ». Son spectacle intègre un côté humoristique, envoûtant et même délirant, c'est irrépressible. Le simple fait qu'on ne voit jamais ce genre de travail de précision et de qualité donne un côté performatif à son spectacle qui ne peut que surprendre.
6) Lorsque vous faites le bilan de votre travail avec J. Lacoste, qu’est-ce qui vous paraît le plus intéressant, le plus nourrissant pour la suite de vos projets ? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
L'unisson du groupe. Il m’en reste un souvenir animal et brut et bien sûr la notion de plaisir à pouvoir hurler sur scène. Mais aussi cette sensation d’être un instrument et d’être « à la merci » du chef d’orchestre, qui pouvait faire des modulations comme avec un véritable orchestre.
7) Est-ce que, au contraire, quelque chose dans ce travail avec J. Lacoste vous a manqué, gêné ou encombré ?
Il y a des textes que je voulais interpréter, mais la répartition en groupe dans le chœur ne le permettait pas.
(…)
Pour illustrer la prise en compte par le metteur en scène des réactions du public face à son spectacle, l’anecdote racontée par Joris Lacoste concernant l’extrait du vol d’avion d’une compagnie suisse qui s’est écrasé nous a paru intéressante. Joris Lacoste a regretté que lors de la représentation en Suisse de Suite n°2, lui et son équipe n’ait pas anticipé le fait que cet extrait pouvait blesser certains membres du public. Ce spectacle a tourné également en Corée. Si l’équipe a noté quelques différences de réactions par rapport à un public occidental, elle a surtout noté des questionnements pointus et très développés de la part des Coréens – signe que le spectacle parle au-delà des différences culturelles.
A ce titre, les comédiens et comédiennes n’ont pas senti l’obligation de se nourrir de la culture associée à la parole recueillie et retraitée pour l’interpréter. Cette tâche – impossible à parfaitement accomplir – n’était pas fondamentale, selon eux, pour deux raisons :
Dans ce spectacle, ce travail d’interprétation s’apparente à celui de musiciens. Lorsque les comédiens parlent une langue qu’ils ne comprennent pas, ils s’attachent à la musicalité de la parole pour la restituer correctement. Il est apparu que, entre chant, jeu et performance, le vocabulaire même de l’équipe artistique attestait d’un croisement des genres dans ce spectacle, surtout lorsque j’ai demandé ce qu’apportait le comédien – porte-parole – aux paroles portées à la scène.
La parfaite restitution n’étant pas une nécessité, les comédiens n’ont pas été choisis en fonction des paroles à porter au plateau. C’est au contraire avec les comédiens que se fait la décision de prendre ou non une parole plutôt qu’une autre. Joris Lacoste opère en équipe avant tout. Il sert de regard et d’oreille plus que de directeur (même s’il a pu « imposer » des paroles à son équipe, comme l’extrait de l’adolescent australien extrémiste musulman).
(…)
Pour finir, notons que Barbara Matijevic a voulu insister sur la gageure qu’a représentée pour l’équipe la tâche de retransmettre le son de manière cohérente et correcte. Estimant qu’ils avaient passé autant de temps à travailler le coté technique de la retransmission que la mise en scène au plateau, il lui semblait important de remercier tous les techniciens impliqués dans le spectacle.
[11] Joris Lacoste, « Entretien avec Joris Lacoste », propos recueillis par Marion Siéfert pour le Festival d'Automne à Paris, Dossier de presse de Suite n°2, p. 3.
[12] Ibid.