Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Krinomen du 3 décembre 2015
Animation et recherches de terrain : Charmila Abouachiraf, Mélisande Murat, Florian Maz, Shérone Rey, Laura Seaux et Nassourania Soilihi.
Compte-rendu : Mathilde Lascazes et Justine Paillet.
Timon/Titus est une création du Collectif OS’O et du metteur en scène David Czesienski. La pièce mêle deux trames en parallèle : la première constituant un débat politique sur le sujet de la dette, la seconde exposant une saga familiale axée autour d’un héritage. La création s’est inspirée des pièces Timon d’Athènes et Titus Andronicus de William Shakespeare mais également du texte Dette, 5000 ans d’histoire de David Graeber, un anthropologue et théoricien américain.
(Pour des rappels sur ces textes, voir l’avant-papier de ce krinomen)
Pour inaugurer ce krinomen, nous avons souhaité recréer l’ambiance sombre et glauque dans laquelle le spectateur est plongé au début de Timon/Titus. Ainsi, tous habillés de chemises blanches et de pantalons ou jupes noirs, nous avons attendu l’assemblée en faisant les morts. Nous étions dans les positions quasi similaires à celles des acteurs du spectacle. Nous avons délimité avec des projecteurs un rectangle de lumière au sol pour représenter l’espace de jeu créé avec les tapis dans le spectacle. Les membres des groupes « recherche de terrain » et « compte-rendu » avaient leurs bureaux sur les côtés de la scène. Pour amorcer le krinomen, nous avons diffusé le teaser de la pièce (que vous pouvez retrouver dans l’article). Puis, lorsque Florian a pris la parole, nous nous sommes réveillés comme si nous ressuscitions et nous nous sommes successivement levés pour aller rejoindre nos places respectives. Nous avons également fait un rapide rappel des règles afin que le krinomen se déroule dans de bonnes conditions.
Description de l’environnement de la pièce
Après avoir présenté le collectif OS’O, ceux qui avaient vu le spectacle dans l’audience (la majeure partie de l’assemblée) ont rappelé les différentes parties qui composaient la pièce Timon/Titus, c’est-à-dire le début avec l’intervention de Tom Linton (un des comédiens), puis le résumé de Titus Andronicus par tous les comédiens, les débats sur la dette et la saga familiale.
Afin de lancer le débat, Charmilla demande si quelqu’un peut décrire l’environnement visuel du spectacle (espace scénique, éléments de décor, costumes et lumière). L’audience explique qu’il y avait quatre bureaux en fond de scène et trois à jardin, pour chaque comédien, avec une lampe sur chaque bureau. Au centre, on retrouvait des tapis orientaux qui définissaient l'esapace de jeu. A cour, une penderie avec plusieurs costumes et la table du régisseur étaient installés. Il est également précisé qu’à l’avant-scène, un gramophone était posé avec une tête dessus qui tournait lorsque tous les comédiens étaient au sol, morts. Sans oublier l’imposante tête de cerf qui trônait au milieu de la scène.
Pour « rebondir » sur ce sujet (nous rebondissons sur nos sièges pour rappeler un des éléments comiques du spectacle), il est demandé : Selon vous, quelle peut être la signification de cette tête de cerf ?
Sur cette question, les avis commencent à diverger dans l’audience. Certains pensent que cette tête non seulement annonce un massacre mais rappelle aussi le massacre qui a déjà eu lieu (lorsqu’Anne-Prudence a tiré sur son frère lors d’une partie de chasse au lieu de viser le cerf). D’autres pensent que ce trophée est là pour poser une ambiance de château familial, avec le symbole d’un pouvoir patriarcal qui pèse sur la famille. Il s’agirait alors du symbole de l’éducation très stricte que le père a donné à ses enfants légitimes et la représentation d’une famille bourgeoise qui collecte les trophées de chasse et les animaux empaillés.
On s’attache ensuite à décrire l’environnement sonore, à savoir la musique, les bruitages et leurs effets sur la pièce. Il est rappelé par une personne dans l’audience qu’une nappe sonore est déjà présente quand le public entre dans la salle et qu’elle s'amplifie peu à peu. Quelques personnes pensent que la musique est utilisée pour accompagner la transition entre la mise en situation (la saga familiale) et les passages de débat où les comédiens sont installés à leur bureau. D’autres pensent que ce serait plutôt pour signifier des ellipses temporelles : à chaque fois qu'on entend la musique, les personnages se déplacent dans l’espace et quand elle s’arrête, on reprend l’histoire plus loin. Ces changements sont pour certains un moyen de censurer la parole qui pourrait se libérer : lorsqu’un personnage ne veut pas entendre ce qui va être dit, il lance la musique sur le gramophone.
Nous en venons ensuite au jeu des comédiens. Nous demandons aux personnes présentes de le décrire (la posture, la voix, les textes) et de préciser s’il existe une différence de jeu entre la fable familiale et les temps de débat. Concernant l’histoire familiale, l’assemblée décrit la présence du quatrième mur comme quasiment constante, mais aussi un jeu très incarné, avec des personnages stéréotypés. On constate également que l’entrée dans le jeu de l'histoire de famille se fait par une « porte » invisible au bord des tapis. Chaque entrée et sortie de l’espace de jeu est donc manifestée. Pendant les moments de débat, au contraire, les comédiens s’adressent directement au public, se coupent la parole, se démaquillent, se rhabillent, ils redeviennent des individus en train de débattre. On comprend que tout est écrit mais joué de façon très réaliste.
L’un des intervenants demande alors s’il s’agit des personnages ou des comédiens pendant les débats. Les spectateurs ont compris que les comédiens jouent un rôle, même lorsqu’ils débattent et que chaque personnage revendique des idées qui ne sont pas forcément celles de l'interprète. On note aussi la ressemblance avec des émissions de polémique à la télévision notamment lorsqu’un des personnages dit « pour une fois, on est tous d’accord ». Ils représentent des courants d’idées très différents afin d’initier ce débat. Ils jouent également à se tromper dans les prénoms, ce qui créé un lien et un trouble entre les deux strates narratives, la saga familiale d’une part et le débat d’autre part.
Shérone et Mélisande (recherche de terrain) précisent que lors d’une rencontre avec Tom Linton (comédien) elles ont posé cette question. Tom leur a donc expliqué qu’au début du processus de création, ils étaient tous d’accord avec ce qui était dit dans le texte de David Graeber. Ils ont ensuite tous reçu un « parrain », un personnage de Shakespeare comme inspiration pour nourrir leur jeu pendant le débat.
(La rencontre est à retrouver en annexe de ce compte-rendu)
Afin de conclure cette partie descriptive du spectacle, on demande à l’audience quel tableau, quel image de la pièce elle retient et pour quelles raisons. Pour plusieurs personnes, l’image qui reste est la scène d’ouverture, parce que c’est une image très forte avec le personnage crucifié, une image très malsaine qui prépare quelque chose d’époustouflant. Pour d’autres, cette image est forte car elle est très sombre mais surtout parce qu’elle est aussitôt annulée par le reste de la pièce. Une autre partie du public reste marquée par les tableaux sanglants et totalement décalés (avec du faux sang partout et des meurtres très bien ficelés). La dernière image évoquée est celle où tous les membres de la famille, enfants légitimes et illégitimes, se réconcilient et se serrent dans les bras en cercle, avec le personnage de Milos laissé à l’écart, on comprend qu’il ne fera jamais partie de la famille.
La place de William Shakespeare dans la pièce
Après avoir rappelé que l’on pouvait distinguer deux strates narratives; celle de la saga familiale et celle du débat, on peut se demander quelle est la place des textes de Shakespeare dans la pièce.
L’assemblée précise qu’elle connait les deux pièces en question Timon d’Athènes et Titus Andronicus mais personne ne se sent capable de résumer ces pièces, nous nous chargeons donc de les raconter.
Avez-vous eu la sensation d'assister à un Shakespeare ?
Tous s’accordent pour dire qu’ils n’ont pas vu un Shakespeare mais des Shakespeare. Ce qui dérange, c’est cette appellation « un Shakespeare », qu’est-ce que ça veut dire ? Les comédiens annoncent deux pièces mais ne jouent ni l'une ni l'autre. Ils insèrent des citations de Shakespeare mais jouent l’histoire qu'ils ont écrite, celle de la famille Barthelôt. Les spectateurs ont l’impression d'avoir vu une réécriture, un travail basé sur ces deux œuvres mais pas une adaptation car ce n’était pas fidèle.
Certains notent que l'on retrouve dans cette adaptation des éléments de théâtre élisabéthain : les effets, le sang, l'intention spectaculaire. Il est également relevé que des thèmes shakespeariens sont présents, avec la dette notamment et les nombreux meurtres.
Les membres de la recherche de terrain précisent que le Collectif OS’O voulait travailler sur Shakespeare alors que David Czesienski avait l’envie de créer quelque chose à partir du texte Dette, 5000 ans d’histoire de David Graeber. Cette précision peut sans doute expliquer la raison pour laquelle le spectacle est une création seulement inspirée de Shakespeare.
En conclusion, les spectateurs n’ont pas vu une pièce de Shakespeare en bonne et due forme mais une inspiration de Shakespeare. Ceci n'a apparemment pas dérangé. En revanche, certains étudiants précisent que parmi les spectateurs présents le soir de la représentation, certains étaient très déçus voire scandalisés de ne pas assister à une pièce de Shakespeare.
Comment ou à quel moment avez-vous eu la sensation d’un croisement, d’un écho entre les pièces de Shakespeare et la saga familiale ?
Sur ce point, nous avons eu peu d’interventions. Une personne explique qu'elle a vu la présence de Timon d’Athènes dans la saga familiale mais qu’elle n’a pas retrouvé Titus Andronicus, seulement raconté au début de la pièce. Les deux pièces sont abordées pour elle mais à travers l'histoire des Barthelôt, seul Timon d’Athènes est évoqué.
Une autre personne répond qu'elle a retrouvé un écho avec Titus Andronicus à travers tous les massacres entre les membres de la famille. Les comédiens se relèvent pour mieux se faire tuer. Il y a une sorte d’analogie entre la pièce de Shakespeare et la fable familiale à ce moment-là.
Nous pouvons conclure en disant qu'on retrouve la question de la dette financière dans Timon d’Athènes, et la dette morale dans Titus Andronicus avec pour règle : tu tues un des miens, tu as une dette envers moi.
Dette morale, dette financière : en parler au théâtre ?
Florian, de l'équipe animation fait d'abord une brève biographie de David Graeber, auteur de l'œuvre dont se sont inspirés le Collectif OS’O et David Czesienski puis il pose une question sur la dette morale et la dette financière :
Quelle place la question de la dette occupe-t-elle dans le spectacle ?
Les avis suivent quasiment tous le même chemin. L'audience est d'accord pour dire que la question de la dette est soulevée dès le début du spectacle bien que son illustration par les membres de la famille Barthelôt arrive plus tard. Au tout début de l'histoire familiale, on parle surtout d'argent, pas tant de dette; ce mot vient bien plus tard avec des règlements de compte multiples. Il y a réellement deux moments où le thème de la dette est abordé : dans une première partie au début lorsque Bénédicte-Constance dit « tu ne me dois rien » et ensuite lorsque Marie découvre qu’elle n'a pas droit à l’héritage laissé par le père. Ainsi, c’est une sorte de dette que ses « frères et sœurs » ont envers elle, ce qui pousse cette jeune fille à se venger en massacrant sa famille. Dès le début de l'histoire des Barthelôt, on apprend que les deux filles, Bénédicte-Constance et Anne-Prudence, se sont occupées seules de leur père mourant et considèrent que leur père a une dette envers elles et donc que l'héritage leur revient de droit.
Quelqu'un précise que tous les personnages ont une dette envers quelqu'un, qu'ils sont tous redevables de quelque chose et qu'ils ont tous en eux un sentiment de culpabilité. La question de la dette est partout. Même Milos, qui n'est pas réellement membre de la famille, puisque c'est le compagnon de Lorraine, est concerné. En effet, même si lui a l'air de n'avoir aucune dette envers personne, Lorraine en a une envers lui. Pour qu'il parte, pour qu'il la laisse enfin tranquille et se taise à jamais (il connaît le secret de Lorraine qui a tué quelqu’un), elle envisage de lui donner sa part de l’héritage.
Enfin, l'assemblée s'est mise d'accord pour dire que nous voyons des personnages englués dans leurs dettes respectives, comme dans un engrenage et qu'il est intéressant de voir qu'ils sont enfermés au point d'en arriver à la vengeance et au meurtre.
Le spectacle Timon/Titus commence par la prise de parole d'un comédien qui explique que l'équipe artistique a une dette envers le spectateur qui a payé sa place et s'est déplacé pour voir le spectacle. Sur ce, nous posons la question suivante :
La dette des comédiens envers le spectateur a-t-elle été remboursée vis à vis de la qualité du spectacle ?
Pour la plupart des étudiants, cette question n'a aucun intérêt, dans le sens où les comédiens n'ont pas à se poser cette question en créant le spectacle. Une majorité pense que la question de la dette envers le public ne se pose pas. Les comédiens ne doivent rien aux spectateurs, ils sont là pour leur apporter quelque chose en plus, quelque chose de nouveau, de différent, pas pour combler une dette. D'autres encore pensent que cette dette annoncée en début de spectacle était plus de l'ordre du show, uniquement pour faire rire le public. Cette fameuse dette est accompagnée d'excuses : le comédien présente, au nom de tous, ses excuses au public car il avoue la faute : non, ils ne joueront pas Shakespeare.
A cela, une étudiante répond que les comédiens ont décidé de jouer et qu'ils n'ont donc pas à s'excuser. Ils ont eux-mêmes choisi, en connaissance de cause le titre du spectacle, ils savent donc pertinemment que certains spectateurs s'attendent à voir une pièce de William Shakespeare. Pour elle, présenter des « pseudos » excuses est un effet, un stratagème afin que le public les excuse à son tour si toutefois il n'aime pas le spectacle.
On entend dire dans l'audience, un peu durement, que ce spectacle fait preuve de « sophisme et rhétorique à deux sous ! Des débats qui ne servent à rien ». Cette même personne précise que les comédiens donnent une réponse à leur question; pourquoi ne donnent-ils pas directement les messages qu’ils veulent faire passer ? Selon certains, ce spectacle est un peu longuet.
Quelqu'un rétorque que nous ne sommes pas là pour répondre aux questions posées, c'est un jeu. Et enfin, un étudiant ajoute que l'on peut faire rire et faire réfléchir : rire permet d'avoir un outil de réflexion.
L'équipe « recherche de terrain » intervient en disant que la dette, selon les comédiens est vue comme quelque chose de positif et non de négatif. Ils partent du principe que tout le monde doit quelque chose à quelqu'un et qu'ils montrent ce qu'ils ont à montrer, comme un devoir.
La question de la dette peut-elle faire réfléchir le spectateur ?
Les avis divergent pour cette question. Certains pensent que le spectacle n'amène pas la réflexion car le collectif impose une réponse : il ne faut pas payer sa dette. Quelques personnes trouvent que cette réflexion, si réflexion il y a, ne fait pas changer d'avis et n'a aucune influence particulière sur le spectateur. D'autres pensent au contraire que les comédiens donnent des outils de réflexion sans orienter les spectateurs vers une réponse. Une étudiante précise qu'il y a une sorte de porosité entre le public et le spectacle : les comédiens nous prennent à parti tout le long de la représentation et nous font osciller d'un avis à l'autre.
Florian fait un point rapide sur les financements. Il explique que le spectacle a pu être réalisé non seulement grâce aux différentes coproductions mais aussi grâce à une plateforme internet (kisskissbankbank) basée sur la récolte de dons faits par des particuliers.
(URL de leur cagnotte : http://www.kisskissbankbank.com/timon-titus-aidez-nous-a-ne-pas-jouer-nus)
Pensez-vous que cette appel aux dons était réellement nécessaire ou était-ce une stratégie en lien avec leur thème de la dette ?
Cette question fait l'effet d'une bombe dans l’audience. Une étudiante ne comprend pas le recours à ce mode de financement car le collectif a des producteurs. Certains précisent que c'est le principe du site et qu'on ne force personne; un public peut être heureux de participer de cette manière à la création d'un projet.
Une autre pense que le collectif aurait pu fonctionner sans ces 4000 euros récoltés. Elle reproche au Collectif OS'O d'avoir utilisé le financement participatif uniquement dans le but de parler de la dette, elle trouve cette pratique malhonnête envers le public. Un étudiant est d'accord avec cette dernière idée et pense alors que le spectacle s’adresserait à des personnes au courant de la démarche.
Une intervenante coupe ce débat pour dire que le Collectif OS'O est un collectif malin. Ses membres enchâssent le spectacle sur la dette, c'est quelque chose de fin et ils installent une connivence avec le public. La dette au théâtre, c’est une illusion, une façon de dire que les comédiens ne nous doivent rien. Elle tient à préciser que tout le monde a dit plus tôt que les comédiens ne doivent rien au spectateur mais elle relève que quand ce n’est pas bien, tout le monde est déçu et regrette d'avoir perdu son temps et son argent pour un mauvais spectacle. Elle termine en affirmant qu'ils sont malins et remplissent des sortes de cases que l'on attend en tant que spectateur : être pris en compte, un jeu de réflexion, une mise en mouvement, etc. Elle soulève le fait que les comédiens auraient pu faire de la tragédie shakespearienne comme avec la percée de Tom (Linton) mais qu’ils ont décidé de ne pas le faire.
L'équipe recherche de terrain conclut le débat autour de cette question en expliquant que selon les comédiens, il s'agissait d'un réel besoin d'argent pour leur spectacle avant de bénéficier de coproducteurs. Cette affirmation n’est pas du goût de toutes les personnes présentes au krinomen...
Métathéâtralité et jeu d’acteurs
La dernière partie de ce krinomen s’axe donc sur des questions de jeu et d’interprétation.
Chaque comédien interprète-t-il un ou des personnages ?
Encore une fois, nous avons droit à des réactions différentes puisque quelques personnes ont été totalement illusionnées. Ne connaissant pas les membres du collectif, ces personnes ne savaient pas qu’ils s’appelaient par leurs véritables prénoms et pensaient que ce qu’ils disaient lors des débat étaient potentiellement leurs réels avis. Pour eux, la question ne se posait pas car l’illusion était totale.
Pour la majeure partie de l’audience, c’est le contraire, cela n’a pas fonctionné, ce qui n’est pas péjoratif. En effet, ils ont bien compris que même s'ils s’appelaient par leurs prénoms, ils jouaient des rôles et ne défendaient pas forcément leurs propres idées. Les comédiens se vouvoient, ce qui ne peut pas être réel puisque les comédiens sont amis dans la vraie vie, on se doute alors que ce vouvoiement fait partie du jeu théâtral. Ils instaurent un code dans ce débat, ils creusent des fissures dans le quatrième mur mais finissent par mélanger les personnages du débat et de la saga familiale. De plus, par leurs opinions et leurs exemples très exagérés, on voit clairement que c'est un jeu et que le discours a été construit au préalable. C’est alors pour cette partie des spectateurs une évidence, les personnages du débat ont été créés et ne reflètent pas la personnalité des comédiens qui les incarnent.
C'est à ce moment du débat qu’une étudiante demande aux autres s'ils ont trouvé les meurtres réalistes. Ce n’était pas une question que nous avions prévu de poser mais elle fait beaucoup réagir l’audience.
Évidemment, pour tout le monde, les meurtres n’étaient pas réalistes mais ils fonctionnaient. Un ton totalement décalé, exagéré a ainsi été mis en place. Les scènes de massacre sont celles qui ont le plus fait rire les spectateurs. Avec les ralentis, le faux sang, l’étranglement de Lorraine par Léonard, on n’y croit pas, mais cela créé des effets spectaculaires, très bien ficelés. L’audience qualifie ces moments de « jouissifs » et se met d’accord pour dire qu’à chaque meurtre elle en voulait encore.
Cependant, les premiers meurtres ont été considérés comme plus réalistes. Ce n’était que le début mais c’est le processus d’accélération et de répétition qui provoque ensuite le rire. L’intervention de Marie dans la première fin alternative de l'histoire familiale est très touchante et calme un peu cette hilarité générale. Une personne pense que la dette n’est pas un prétexte pour faire un genre de tragédie sanglante contemporaine et semble alors un peu déçue de la tournure prise à la fin de l’histoire.
La dernière question de ce krinomen portait sur les sentiments et les émotions qu’avait pu ressentir le spectateur face à la pièce.
Plusieurs spectateurs ont été touchés par des moments très solennels (notamment avec le rassemblement de tous les enfants pour ouvrir le testament), des moments qu’ils qualifient de poignants et touchants tout en trouvant que l'ensemble du spectacle était construit de telle sorte que le spectateur ne soit pas touché. Ces personnes ont donc été rapidement agacées car dans des moments où elles n’avaient pas envie de rire (passage des récitations des citations de Timon d’Athènes et donc des gifles), le public applaudissait ou riait et ce processus s’intensifiait.
Il a donc semblé important pour plusieurs d’entre nous de répéter que le rire est une émotion comme une autre. Si l'on rit, c'est que quelque part, on est touché par la situation.
D’autres étudiants ont précisé que pour eux, il ne doit pas y avoir de code au théâtre, le public n’est pas obligé de se montrer discret et de rester silencieux, il a le droit de manifester sa satisfaction et ses émotions.
Pour finir, nous avons demandé de quelle façon était brisé le quatrième mur.
Pendant les débats, le quatrième mur était en apparence absent. Or, certains notent que des questions étaient posées au public mais qu'aucune réponse ne pouvait être donnée. Le public assiste au débat mais n'y participe pas, il se contente de regarder les comédiens débattre entre eux. Il n’y a effectivement aucun moment laissé au public pour répondre à une question.
Une étudiante explique qu'elle a vraiment apprécié le moment où le technicien, normalement installé à la régie, rejoint la scène pour se faire servir un verre de vin par une des comédiennes. Cela brise le quatrième mur et si on a bien regardé le spectacle, on constate que ce n’est pas le seul moment où le régisseur intervient. A plusieurs reprises, il tape sur sa table pour rétablir l’ordre sur le plateau alors que les comédiens prennent la parole en même temps et que le ton monte. En observant ce régisseur, on constate également qu’il joue. Sur son visage, on lit des réactions vis-à-vis de ce qui se trame sur scène. Les comédiens, eux, considèrent qu’il y a un quatrième mur à partir du moment où ils sont sur le rectangle de tapis mais pas pendant le reste du spectacle.
En conclusion
L’intégration des pièces de Shakespeare et du texte de David Graeber est savamment dosée dans le but de ne pas seulement faire une énième adaptation du très célèbre dramaturge. Au début, très différents et dissociés de leurs personnages dans la saga familiale, les personnalités finissent par se mélanger en même temps que les codes établis dans l’espace sont détruits. Le réalisme des débats et l’exagération des scènes de meurtre créent un contraste qui fonctionne et provoque l’hilarité « quasiment générale » ainsi que des réflexions au sujet de la dette. Veulent-ils vraiment nous donner des réponses ou seulement nous faire réfléchir ? La question s’est posée pendant le débat. Certains étudiants semblent ne pas avoir apprécié que les comédiens fassent semblant de poser des questions auxquelles des réponses sont d'ores et déjà attribuées. D'autres, au contraire, ont bien aimé la façon dont les comédiens les ont guidés à travers le débat.
Un élément semble avoir profondément dérangé quelques spectateurs, c’est l'excès de rire, le rire qui intervient trop et n'importe quand « même quand ce n’était pas spécialement drôle » ou même carrément triste (la récitation de Timon d’Athènes et les corrections qui en découlaient). Certains étudiants regrettent un manque d'émotion. Pourtant, le rire n'est-il pas une émotion ? Nous pouvons alors terminer par cette question : Au théâtre, le rire est-il forcément l’expression d’un sentiment heureux et joyeux ?
Avec ce krinomen, nous espérons avoir respecté notre dette envers vous. Si vous repartez déçus, c’est que nous vous devons sûrement quelque chose…
ANNEXE :
Retranscription de l’entretien avec Tom Linton, comédien et membre fondateur du collectif OS’O (rôle de Milos et Tom dans Timon/Titus), le 01 décembre 2015, au TnBA.
Les premiers éléments notés par Mélisande et Sherone qui ont participé à cette rencontre sont les suivants :
- Dette : humain, social, passion qui vient se greffer à ce terme.
- Le thème de la dette est très Shakespearien.
- Ces termes d’humain, social et passion résultent de la dette pendant la création.
- Le spectacle met à terre toute la bienséance, les fausses relations entre les personnes.
« Comment s’est déroulé le processus de création ? »
Tom Linton explique que le texte a été écrit collectivement par 11 personnes. Le Collectif OS’O est formé de 5 comédiens (Roxane Brumachon, Bess Davies, Mathieu Ehrhard, Baptiste Girard et Tom Linton) qui ont invité 2 comédiennes extérieures au collectif (Lucie Hannequin et Marion Lambert), un metteur en scène (David Czesienski) et un musicien (Maxence Vandevelde).
Les membres du collectif OS’O voulaient monter un Shakespeare, David Czesienski leur en a apporté deux, plus le texte Dette, 5000 ans d’histoire, de David Graeber. David Czesienski voulait travailler sur cet essai et a donc cherché des pièces de Shakespeare qui pouvaient permettre de l’intégrer. Les pièces de Shakespeare démontrent le pouvoir de l’argent.
Chaque comédien s’est vu attribuer un personnage de Shakespeare en tant que parrain pour inspirer le rôle qu'il interprète pendant les moments de débat. Les comédiens ont également reçu une idée politique à défendre comme base pour composer leur rôle lorsqu’ils sont dans ces moments de discussions. Il ne s'agit donc pas de leurs propres idées mais bien d'archétypes.
Au départ, ils ont rencontré un problème car en lisant le texte de David Graeber ils étaient tous d’accord avec ce qui était écrit, il était donc difficile de clamer le contraire. On peut donc dire qu’ils se sont inspirés de rôles de Shakespeare et d’archétypes de personnalités et d’idées.
Ils ont passé deux semaines de travail à la table sur le texte de la dette pour le comprendre, à raison d’environ un chapitre par jour. Ils ont par la suite improvisé pendant 6 semaines et écrit le texte les 3 dernières semaines. L’histoire à proprement parlé a été écrite au fur et à mesure à partir des différents éléments qui composent la création. Aujourd’hui, tout est écrit et il n’y a plus d’improvisation.
Dans le spectacle, les membres du Collectif OS'O ne racontent pas la fin de Timon d’Athènes parce que selon eux, cela ne fonctionnait pas. Il n’y avait rien de plus qu’au début de la pièce qui permettait un jeu juste et sensé. Cela n’était donc pas la peine de l’inclure. A l'origine, les personnages de Lorraine et Léonard devaient raconter la fin de l’histoire.
Les comédiens utilisent leur vrai prénom lors des débats à la table car s’ils en avaient inventé, ils auraient pris le risque de trop se mélanger entre tous les rôles.
Tom explique également que dans la première partie de la saga familiale, quatre murs sont représentés par les bords du tapis, ils jouent donc dans une boîte.
« Les comédiens de Timon/Titus pensent-ils réellement qu’ils ont une dette envers les spectateurs ? »
Tom explique que la dette envers les spectateurs est quelque chose de positif, c’est un lien social qui permet aux gens de revenir s’ils ne sont pas rassasiés. C’est aussi un lien envers leurs collègues car ils ont des obligations les uns envers les autres, et envers Shakespeare. Selon lui, la dette alimente les relations entre les personnes, c’est motivant. Tout le monde doit toujours quelque chose à quelqu’un de toute façon. Les membres du Collectif OS'O ont réussi à trouver des parallèles avec leur vie personnelle, surtout en période de Noël : cadeaux reçus plus gros que celui qu’on offre, etc. Leur dette est contraire à l’obligation morale car cette dernière laisse la possibilité de décider, contrairement à la dette que l’on est obligé de régler. Tom Linton soulève le fait que d’autres idées de dette sont lancées dans le spectacle mais qu’elles ne sont pas développées : dette de génération en génération, puis dette avec le travail.
« La question de la dette s'est-elle posée entre vous, le comédiens pendant la création ? »
Tom explique que non, la question de la dette ne s'est pas posée entre les comédiens mais en revanche, chacun s’est questionné par rapport à sa propre vie.
« Kiss kiss bank bank, réel besoin ou déjà dans le processus de la dette ? »
A cette question, Tom explique que le projet sur le site kisskissbankbank.com a été créé avant de savoir qu’ils allaient jouer au TnBA donc oui cette cagnotte était un réel besoin pour la création afin de boucler la production. Les fonds qu’ils ont réussi à collecter ont servi à payer les costumes.