Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Spectacle présenté du 8 au 12 mars 2016 au TnBA, Krinomen du 17 mars 2016
Animé par Émilie Depierrefixe, Pénélope Diot, Marlène Duranteau, Mathilde Lascazes, Shérone Rey et Cyril Tellier.
Compte-rendu rédigé par Émeline Hervé et Alma Boitelle.
Le spectacle Soeurs a été écrit et mis en scène par Wajdi Mouawad, metteur en scène, dramaturge et comédien d’origine libanaise (ayant vécu au Québec puis en France), connu internationalement pour sa tétralogie Le sang des promesses, cycle auquel il a consacré douze ans de son travail (création et diffusion comprises). Il a aussi adapté à la scène les sept tragédies de Sophocle qui nous sont parvenues. En parallèle de ces adaptations, il a entamé le Cycle Domestique, une série de cinq créations, inaugurée par Seuls en 2008, suivie de Soeurs en 2014. Frères est actuellement en création, Père et Mère à l’état de projets.
En amorce du krinomen, les chargés de l’animation se sont adonnés à une retranscription de certains éléments phares du spectacle (une reprise en play-back de « Je ne suis qu’une chanson » de Ginette Reno, etc).
L'équipe d'animation entame le krinomen en demandant une description du spectacle du point de vue de la trame narrative, des éléments scéniques, visuels et sonores qu'elle se charge de compléter.
Soeurs présente la rencontre de deux femmes : Geneviève Bergeron et Layla Bintawarda. La première est médiatrice en zone de conflit, la seconde est experte en sinistre pour une compagnie d’assurance. Toutes deux ont cinquante ans, des parents vieillissants qui ont connu un exil et toutes deux portent en elles les combats, les déceptions et les humiliations de leurs parents et de leurs familles. Geneviève a vu les ravages d’une politique d’anglicisation forcée au Manitoba et l’arrachement d’une sœur adoptive à son foyer. Layla a connu l’exil du Liban, déchiré par la guerre, les immigrations successives en France puis au Canada, et enfin la mort de sa mère qui l’a obligée à devenir une femme pour son père et une mère pour ses frères. Quand Geneviève, coincée par une tempête de neige, loue une chambre d’hôtel interactive qui l’empêche de parler français, ses souffrances enfouies remontent à la surface. Elle ravage sa chambre d’hôtel et se cache dans le sommier du matelas. Le lendemain, Layla arrive pour faire le constat de sinistre. Elle reçoit un appel téléphonique de la mère de Geneviève qui l’amène à exprimer son mal-être et à rejoindre Geneviève sous le matelas. Layla décide ensuite de retourner vers son père tandis que Geneviève apprend que son assistante a retrouvé la trace de sa sœur adoptive.
Sur scène nous avons un dispositif indépendant du reste du plateau, une sorte de boîte sans couvercle, en ellipse, dont la face public s’ouvre et se ferme par le milieu. Au début du spectacle, la boîte est fermée, on ne sait donc pas ce qu’il y a derrière cette paroi. Geneviève arrive et se met à chanter par-dessus Ginette Reno sur le morceau « Je ne suis qu’une chanson ». Ce passage chanté est interrompu par un coup de téléphone la ramenant à la réalité. C'est sa mère qui lui apprend le décès de son oncle. Sur la paroi de la boîte est projetée l’image d’un pare-brise tel qu’on peut le voir quand on est conducteur. Ce coup de téléphone sert d’introduction au personnage de Geneviève Bergeron (son métier, la relation conflictuelle avec sa mère). Par la suite, on assiste à une conférence de Geneviève pour la formation de futurs médiateurs de conflits, on apprend que son départ pour le Mali est imminent et qu’elle va devoir passer la nuit dans un hôtel de Toronto à cause d'une tempête de neige. C’est donc après cette introduction que le huis-clos s'installe, la boîte s’ouvre et donne à voir la chambre d’hôtel, ultra-connectée : un lit double au centre, une porte vers la salle de bains et un frigo à cour, une ouverture vers le balcon et un placard à jardin.
Tout au long du spectacle des phrases vont défiler, des vidéos apparaître puis disparaître sur les murs de la chambre. La chambre d’hôtel étant le seul lieu représenté sur scène, des vidéos des pièces adjacentes avec une incrustation de Geneviève à l’intérieur vont être projetées sur les murs correspondants (par exemple : sur la paroi à cour de la boîte, là où il y a la porte de la salle de bain, la salle de bain va être projetée lorsque Geneviève prend un bain).
Au niveau de la composition sonore, au-delà des deux diffusions de « Je ne suis qu'une chanson » (dans un premier temps en version originale française et ensuite en arabe), il y a très souvent un fond sonore qui accompagne (guitare et violon) de façon presque imperceptible (beaucoup étaient d'ailleurs étonnés de se rendre compte qu'il y avait du son). Il est aussi important de préciser que tous les personnages apparaissant sur scène (Geneviève, Layla, mais aussi la femme de chambre, la gérante de l’hôtel, la policière) sont joués par la comédienne Annick Bergeron.
L'équipe d'animation lit la note d'intention de Wajdi Mouawad :
« Au volant de sa Ford Taurus, écoutant Je ne suis qu'une chanson de Ginette Reno, Geneviève Bergeron pleure ; peut-être parce que les mots, si puissamment portés par la voix de la grande diva québécoise la renvoient à ce qu'elle ressent, là, sous la tempête de la décennie. Roulant à 25 km/h sur le trajet Montréal-Ottawa, elle voit défiler ses manques. Elle, l'avocate brillante qui a voué sa carrière à la résolution des grands conflits, est incapable de nommer le moindre de ses désirs. Sa jeunesse est passée. Elle le comprend là. Mais Geneviève ne sait pas encore combien sa coupe est pleine... Elle n'a aucun moyen de deviner que la goutte dérisoire qui renversera son vase l'attend, patiemment, dans la chambre 2121 du palace d'Ottawa. »
Dès le début, certains remarquent une différence entre rythme et longueur, si le rythme peut manquer ce n'est pas pour autant que le spectateur s'ennuie et trouve le temps long. Ceci est appuyé par le fait que ce n'est pas un monologue mais un seule en scène, ainsi elle est certes seule physiquement mais il y a de multiples personnages ce qui aiderait à tromper l'ennui. Il y a assez d’événements scéniques et dramatiques qui permettent de maintenir l'attention : tout d'abord il y a deux histoires l'une après l'autre, celle de Geneviève et celle de Layla. Pour défendre cette lenteur, il a beaucoup été question de rythme du quotidien et de la sensation de vivre cette pièce au présent. Cette lenteur quotidienne permettrait d’ailleurs de mieux saisir les deux personnages, leurs histoires respectives et comment ces dernières se recoupent.
D'autres au contraire regrettent ce qu'ils appellent un « rythme fatal », le spectacle serait beaucoup trop long et même si l'histoire est bien écrite elle ne suffit pas à capter l'attention, notamment pendant la deuxième partie après le massacre de la chambre. Les longueurs seraient aussi dues à la présence d'une seule actrice, pour permettre les changements de personnages elle doit bien changer d'apparence, être en off…
Le fait qu'il n'y ait qu'une seule actrice est alors mis en discussion : certes, elle change d'apparence, il y a une volonté de brouiller la clarté, d'entretenir l'illusion, certains spectateurs n'ont même pas vu qu'il s'agissait d'une seule comédienne. Dans ce cas pourquoi s'imposer un choix qui peut devenir contrainte ? Cependant, elle dialogue avec de nombreux personnages (la mère de Geneviève, le père de Layla, l'assistante) et avec le public (lors de la conférence notamment). La présence d'une seule comédienne permet de faire vivre le hors scène et de multiplier les procédés pour créer du dialogue d'une manière différente de ce dont on peut avoir l'habitude.
Ce seule en scène permet aussi de mettre en valeur l'aisance de l'actrice : la maîtrise des accents, des corps différents est évoquée. Le micro permet aussi un rapport assez direct au public, il n'y a pas d'obligation de parler fort, de distancer. Le micro aide à passer de la réalité à la fiction, à naviguer entre les différents personnages. De plus, les projections et modulations de voix soutiennent la comédienne. Enfin quelqu'un parle aussi d'un choix découlant du processus de création, Mouawad voulait qu'il s'agisse uniquement d'Annick Bergeron. Il fallait que cela reste un seule en scène, c'est un texte écrit avec elle et pour elle.
Intervention du groupe « recherche de terrain » : Le groupe de recherche de terrain qui a assisté au bord de scène avec Annick Bergeron en profite pour expliquer le genèse de la pièce. Elle a été coécrite par Annick Bergeron et Wajdi Mouawad. Nayla Mouawad (sœur du metteur en scène) apparaissait dans Seuls en ombre chinoise et en voix off. Annick Bergeron avait alors confié au metteur en scène qu'elle trouvait cela dommage de ne pas utiliser plus ce personnage qu'elle trouvait alors formidable. Elle lui a dit qu'elle aurait voulu travailler davantage, aller plus loin concernant ce personnage. Pour monter Sœurs, Wajdi Mouawad a donc recontacté Annick Bergeron et lui a proposé de réaliser le projet qu'elle avait dessiné sans s'en rendre compte lors de leur conversation à propos du rôle de Nayla Mouawad (qui deviendra Layla dans la pièce). Pour ce faire, la comédienne a rencontré la sœur du metteur en scène pendant un an de façon régulière afin d'en apprendre davantage sur elle, sa famille, sa vie. Le rôle d'Annick Bergeron était alors très important car elle permettait à l'auteur d'avoir un autre regard sur sa sœur que celle du petit frère dont il ne peut pas se défaire. C'est très dur d'écrire sur sa propre famille dit-elle. Ces rencontres entrent donc bien dans le processus de création car c'est la comédienne qui a impulsé la création et cela a impliqué une écriture commune. En effet, Wajdi Mouawad lui a demandé de faire ce spectacle en fonction aussi de son propre rôle d'aîné de famille, d'où le Sœurs au pluriel. Il voulait qu'elle parte de choses qui lui appartiennent, qui font partie de son histoire. Il l'a donc envoyée travailler seule en laboratoire dans un théâtre. C'est elle qui a écrit un premier canevas de l'histoire en regroupant toutes ses observations.
Suite à cela, certains expriment la sensation qu'ils ont eue d'un « rythme ficelé », déjà présent dans l'écriture même (un ou deux ont lu la pièce dans l'assistance), alternant entre passages touchants, émotionnels, qui sont sans cesse contrebalancés par l'humour, les effets stupides produits en grande partie par le fonctionnement interactif de la chambre (qui suit les commandes audios des personnages) pour ne pas tomber dans une certaine lourdeur ou langueur.
Il faut garder une écoute très active si le spectateur veut tout discerner et il y a une grande diversité dans les procédés pour permettre cette attention, quels éléments ont permis de ne pas tomber dans l'ennui ?
Justement, les participants qui se sont ennuyés déplorent que ces effets soient eux-mêmes trop longs, comme, selon eux, les dix minutes de chanson du début, la récurrence intempestive des phrases qui s'étirent, les monologues. Ils auraient souhaité plus d'énergie, de ruptures. Au contraire certains posent cela sur le compte du rythme quotidien, il s'est passé, certes, peu de choses en deux heures et dix minutes mais cela s'explique par la temporalité de la réalité au présent or cela est assez rare au théâtre et le changement est agréable. De plus, il n'y a pas de réel temps « vide », les projections pallient à ce que le spectateur ne peut pas voir (ce qui se passe dans la salle de bains), et la manière dont c'est utilisé (dessins et vidéo), cela implique un décalage avec ce quotidien proposé. Ainsi, ce pas de côté dans le quotidien permettrait moins d'ennui.
Les pointes d'humour répétitives et distillées sur toute la longueur du spectacle amènent également des moments de répit : il y un instant calme puis le frigidaire s'ouvre et crache des glaçons, le comique tient du rythme, et de son caractère impromptu. Il est possible de rire à propos de la futilité d'une situation un peu burlesque (Geneviève qui s'énerve très fortement à cause d'un « simple » problème de langue) et, sans comprendre, glisser très lentement vers le tragique (il s'agit de la manifestation extérieure d'un traumatisme chez le personnage). Il y a sans cesse une cassure dans les effets, c'est un équilibre qui maintient le spectacle comme une succession d'accalmies après les tempêtes elles-aussi successives.
Il y a cependant un certain consensus concernant la parfois trop importante longueur des vidéos ou des passages d'écritures. Pour quelques-uns il y a une incompréhension concernant les phrases qui défilent notamment car la seconde projection est interrompue au milieu, il y a la sensation d'une erreur technique alors que pourtant le fait que ce soit un spectacle d'un metteur en scène de l'envergure de Mouawad interdit les erreurs. Il est alors signalé que lors de la représentation du mercredi il y a eu un gros souci technique, le grill s'est rallumé d'un coup, il peut donc y avoir des erreurs humaines ou techniques quel que soit le metteur en scène. Le débat est alors relancé à partir de l'incompréhension évoquée plus haut. Celle-ci interroge également certains concernant les nombreux passages en langues anglaise et arabe. Une objection est posée car justement le cœur du spectacle est l'incompréhension de l'anglais, c'est là l'enjeu principal.
Certains se disent dès le début impliqués avec l'impression que Geneviève donne un concert. Durant la conférence le spectateur se sent également concerné avec l'adresse directe vers la salle, elle parle au public. Ensuite, du point de vue émotionnel même si le texte ne résonnait pas forcément avec des histoires vécues, il touchait car était bien écrit. Il a souvent été question d'une émotion qui viendrait d'un seul coup, sans aucune explication logique, sans être prévisible, d'un coup une bascule s'opère et l'émotion émerge (alors que c'est parfois du banal au plateau : la conversation entre Layla et la mère de Geneviève). D'autres instants peut être moins détachés de la vie de chacun permettaient une implication voire une identification comme lorsque Geneviève fait son concert, chacun peut s'imaginer être une star et chanter (seul, dans une chambre, dans une voiture...). De plus, pour quelques-uns, la pièce a fait émerger des questionnements sur des choses qui ne leur posait pas question : le langage, l'importance de la langue. Cela résonne avec l'actualité, les personnages qui arrivent en France, doivent parler/apprendre le français alors que ce n'est pas leur langue maternelle et par conséquent il y a une impossibilité de communiquer.
Intervention de l’équipe en charge de la recherche de terrain : Annick Bergeron trouvait cela intéressant de faire d'un personnage médiatrice de conflit ou experte en sinistre des êtres ravagés par des conflits et sinistres intérieurs dont elles n'ont pas conscience. Les batailles de leurs parents sont les leurs, le fait d'en prendre conscience les fait changer. Cela résonne avec la vie même de Wajdi Mouawad ; on ne questionne pas forcément notre langue maternelle quand cela paraît évident mais lorsque l'on est en exil, ce rapport à la langue prend une toute autre lumière. Du point de vue du langage la sœur de Mouawad parle très bien arabe alors que ce dernier ne sait presque plus le parler, elle a pris l'accent québécois et lui non.
Le seule en scène serait particulièrement vecteur de cette émotion car le spectateur est dans l'intime, il n'y a pas forcément une distance et même lorsqu'il y a un interlocuteur (Layla), le spectateur peut sentir que Geneviève s'adresse directement à lui. Il est possible de vivre avec elle. Il a même été question pour une personne d'un spectacle qui « aide à vivre », qui est humble, dont on ne sort pas avec la prétention du metteur en scène. Chacun y trouve sa place.
Intervention de l’équipe en charge de la recherche de terrain : Wajdi Mouawad voulait faire de son héroïne un personnage du quotidien. Beaucoup de propositions scéniques sont issues de blagues entre la comédienne et le metteur en scène. Annick Bergeron a confié que le ludique au théâtre est très important, d'où les différents personnages et les clips qui les mettent en scène (dans la télévision par exemple), ce sont des improvisations qui ont mené aux idées de chaque clip. Elle avoue que le tournage de ces derniers était des « scènes de rigolades » retravaillées. De la même manière, elle a enregistré toutes les voix que l'on entend au cours du spectacle (réfrigérateur, télévision...).
D'un point de vue kinesthésique, certains expriment qu'ils ont pris plaisir à voir Geneviève détruire la chambre ; ils auraient voulu le faire également.
Après cela, le groupe d’animation introduit une citation de Wajdi Mouawad à propos de son travail sur les émotions :
A partir du moment où j’ai fait attention aux réactions des spectateurs, j’ai fait en sorte qu’il y ait un moment dans chaque spectacle où il y ait une émotion collective. Ça m’a vraiment intéressé parce que quand ce moment-là arrivait j’avais l’impression d’être un peu moins seul, de faire quelque chose d’un peu moins personnel […]. Tout d’un coup par le théâtre, j’arrivais à créer une seconde où la majorité des spectateurs étaient ensemble dans la même émotion, alors qu’ils n’ont pas eu les mêmes vies. Mais j’essaye d’y faire énormément attention parce que je ne veux pas tomber dans un fascisme qui ferait que tout le monde doive ressentir exactement la même chose. » Wajdi Mouawad[1].
Certains expliquent qu’ils ont vu, effectivement, une sorte d'émotion collective à côté d'eux (tout le monde riait en même temps, des bruits de pleurs se faisaient entendre…), mais à laquelle ils étaient complètement imperméables. La seule émotion collective qui a pu être ressentie avec les autres était l'identification quand elle chante dans la voiture. Ainsi, il y a eu l'impression qu'il aurait fallu ressentir quelque chose mais qu'il était compliqué de savoir quoi. Il a même été question de ne pas ressentir les bonnes émotions au bon moment dans un spectacle, d'être passé à côté. Différentes personnes font remarquer qu'ils n’ont pas senti partager avec qui que ce soit, mais d'être plongés dans leur émotion propre.
D'autres questionnent alors ce moment dont parle Wajdi Mouawad où il « faudrait » être touché, comment cela arrive-t-il ? Il n'y a pourtant pas d'accentuation du mélodramatique, d'effets musicaux… En effet certains moments pourraient être sur la brèche, s'enfoncer dans le pathos comme la métaphore des bisons (« les bisons arrivent Geneviève, les bisons arrivent » dit la sœur retrouvée de Geneviève au téléphone) mais pourtant il y a un quelque chose qui empêche que cela verse dans l'émotion facile. Quelqu'un fait part de ses pleurs à ce moment-là car même si cela n'avait aucun sens, le texte était directement porteur d'émotion. Le texte est pointé par beaucoup comme étant le vecteur de l'émotion, il serait virtuose (pas dans le sens d'intelligent car il n'y a pas forcément un vocabulaire pointu, la langue est plutôt simple). Wajdi Mouawad est en premier lieu un dramaturge, le texte est ficelé, pour certains cela tient presque à de la magie, d'autres l’expliquent plus par la précision et le travail.
Le sentiment d'être guidé, de devoir aller vers le sentimental a été perçu par d'autres et a justement pu être rédhibitoire. Quand Layla est près de la fenêtre et parle de l'exil du Liban, de la maladie puis la mort de sa mort, cette personne a vu les « ficelles » tendues, et comprenait qu'on voulait l'amener vers l'émotion ce qui l'a au contraire poussé vers l'absence d'empathie.
Ainsi, pour aller plus loin vers une tentative d'explication il est demandé de décrire une image qui aurait particulièrement marqué les spectateurs.
Les thématiques sont ouvertes à tous, Wajdi Mouawad parle de la famille, de la filiation, c'est ouvert à tous, on part d'un patrimoine commun, ainsi cela peut concerner beaucoup de monde. Certains disent que pour une fois c'est un spectacle qui pourrait revendiquer parler de l'humain sans que cela soit mal à propos ou une expression fourre-tout. Le titre même, Soeurs, n'est pas si juste que cela, cela embrasse bien plus de thèmes que le seul rapport à la fraternité.
L'égocentrisme peut venir a posteriori, quand on se renseigne sur le processus de création, les autres spectacles de Mouawad, or ici, les spectateurs ont tendance à dire que si cela n'a pas été senti pendant qu'ils regardaient la pièce c'est que cette question ne se pose pas. De plus, certes il s'inspire de sa vie mais il ouvre quand même son œuvre, cela a été perçu comme sincère, juste. Il est alors question de l'importance de connaître son sujet quand on fabrique un spectacle : pour certains il est préférable d'avoir quelqu'un qui a vécu ce dont il parle et qui a envie d'en parler, car il y a une forme de vérité ; d'autres contestent, disant que ce n'est pas parce que l'on a vécu ce dont on parle que cela fait du créateur la meilleure personne pour l'évoquer mais que, dans le cas de Mouawad, il prend beaucoup de recul et ouvre son sujet donc cela fonctionne. Il ne parle pas que du Liban ou du Québec mais surtout de la frontière, de l'exil, de la migration, il parle de l'actualité. C'est un contexte suffisamment large pour toucher tout le monde (chacun peut entendre parler de ces problématiques).
Ceux qui connaissaient déjà des œuvres de Mouawad voient tout de même une récurrence dans sa mise en scène : le rapport au texte, à la couleur bleue, à la vidéo… Cela fait partie du Cycle Domestique, il est important de replacer le contexte, de ce fait il se réfère à sa vie mais l'autoficition n'est pas visible lorsque l'on n'en a pas connaissance ainsi cela ne devient pas égocentrique même s'il est relevé que la blague de Geneviève à propos de son nom écorché trouve assez facilement source dans le nom même de Wajdi Mouawad.
Le quotidien serait encore une fois la raison principale de la prise en compte de la plupart des spectateurs. C'est cela qui rapproche la salle et la scène, de même que la notion du temps qui passe en direct, il n'y a pas d'ellipses. De plus, le personnage n'est pas présenté par ses exceptions (son travail de médiatrice est un détail qui permet le rapprochement avec des situations plus connues comme sa relation avec sa mère, le travail a du sens pour parler d'autre chose).
Tous les détails accumulés sur le personnage ses rejoigenent au moment du dévoilement (on comprend le sinistre qui habite chaque personnage), ce n'est pas anecdotique. Certains ont par exemple été déçus de ce dévoilement, ils auraient préféré ne pas avoir une explication à tout, il y a peut-être un peu trop de didactique chez Mouawad, il aurait été moins décevant pour certains de perdre un peu plus le spectateur, de ne pas le guider autant (phrases, redondances…). C'est d'une certaine manière un spectacle rassurant, il y a une grande complétude (sur scène tout se déroule parfaitement, les éléments s’emboîtent, dans le public les spectateurs ont peu à peu les clés du spectacle…). Il n'y a pas d’ébranlement dans les convictions de chacun, la pièce permet un regard de côté sur une situation, permet d'émouvoir mais rien ne se déplace. Il y a même de la place pour que ceux qui n'adhèrent pas forcément au propos sortent du spectacle sans être révoltés car tout cela part de l'intime, le spectateur choisit ou non d'universaliser et de créer des parallèles.
Globalement beaucoup d'attentes entouraient le spectacle de Mouawad. Les déceptions viennent principalement du manque de grandiose dans la mise en scène, certains auraient voulu plus mais de manière générale beaucoup ont été très touchés par le texte. Après, il ressort comme évident qu'aller voir une pièce de Wajdi Mouawad quand on est étudiant en théâtre est important, ne serait-ce que pour savoir ce que c'est. Ceux qui connaissaient déjà expliquent qu'il y a une grande différence entre les pièces mises en scène et écrites par Mouawad et celles uniquement mises en scène. Une spectatrice avait déjà vu la pièce, en était ressortie mitigée et a beaucoup apprécié cette fois-ci. Certains étaient toutefois étonnés car ils ne savaient pas précisément à quoi s'attendre : les touches d'humour notamment étaient semble-t-il inattendues
Intervention de l’équipe en charge de la recherche de terrain : Certains spectateurs interrogés avant et après le spectacle ont avoué être venus uniquement sur recommandation ou parce que le nom leur disait quelque chose. C'est la notoriété de Wajdi Mouawad qui a, semble-t-il, le plus poussé les personnes interrogées à venir voir Soeurs, associé au visionnage du film Incendies de Denis Villeneuve, programmé en partenariat avec l’Utopia à Bordeaux.
Au travers de ce débat nous avons abordé les questions du rythme, des émotions et du statut de l’autofiction présentée sur scène. Ce qui ressort, finalement, c’est que ce spectacle a beaucoup fait appel aux ressentis propres des spectateurs, à la manière dont ils se sont laissés émouvoir par le spectacle. Nous sommes ainsi en mesure de nous interroger : si avec cette pièce Wajdi Mouawad a pu toucher l’intimité d’un si grand nombre, s’agit-il encore de quelque chose que l’on peut appeler intimité ou cela relève-t-il plus d'un espace commun ?
[1] MOUAWAD Wajdi, propos recueillis par NAVARRO Mariette, « L’ébranlement, Le choc, le bouleversement », in Outrescènes n°11, juin 2008.