Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Patrice Chéreau, metteur en scène de théâtre, d’opéra et de cinéma, est mort le 7 octobre dernier. Cette rencontre nous donne l'occasion de revenir sur l’œuvre transversale d’un des plus grands metteurs en scène européen.
(c) Pascal Victor
Les prémices artistiques
Patrice Chéreau naît le 02 novembre 1944, dans le Maine et Loire. Ses parents sont artistes peintres. Quelques années plus tard, ils s’installent à Paris, sur les bords de Seine, près du Louvre. Le Louvre, où son père l’emmène très souvent. Il se promène parmi les œuvres, et, très tôt émerge chez lui une attirance pour la peinture, celle de Delacroix en particulier, mais surtout pour la sculpture, qui le fascine. Ses propres valeurs artistiques se dessinent, elles le mènent à s’inscrire au groupe théâtral du Lycée Louis-le-Grand où il côtoie de futurs grands noms du théâtre tels que Jean-Pierre Vincent et Jérôme Deschamps, élèves eux aussi. Mais le jeune Chéreau n’excelle pas sur le plateau en tant qu’acteur, on se moque de lui et de son physique.
« Je leur ferait payer ça ! »1
Il s’attelle à la technique, il crée les lumières, les décors, règle les combats. La passion est là, il s’introduit aux répétitions de Roger Planchon à l’Odéon, il s’abonne au Théâtre des Nations (devenu le Théâtre de la Ville), et y voit les mises en scène de Brecht. En 1961, le mur de Berlin est construit, Brecht ne peut plus jouer à l’Ouest. Qu’à cela ne tienne, il ira à Berlin-Est, où, là aussi, il s’introduit dans le théâtre pour regarder les répétitions. Il passe ses journées à la Cinémathèque, se passionne pour les films d’Eisenstein et l’expressionnisme allemand, dévore les classiques de la littérature.
« J’étais bien dans les théâtres. Mieux que chez moi »2.
Les débuts d’un homme de théâtre
Ses mises en scène au groupe théâtral de Louis-le-Grand (L’Intervention, V. Hugo ; L’affaire de la rue de Lourcined’Eugène Labiche ; Fuente Ovejuna, de Lope de Vega) commencent à le faire connaître. En 1966, on lui propose la direction du Théâtre de Sartrouville, en banlieue parisienne. Il n’a que 22 ans. Il s’intéresse à des auteurs moins classiques (Jakob Lenz, Dimitriadis, Hanqing), mais « le déjà visionnaire » Chéreau voit très grand et Sartrouville se transforme en gouffre financier, gouffre qu’il mettra vingt ans à payer. Parti en Italie, il prend la suite de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan, où il monte Dorst, Marivaux, Wedekind. Revenu en France, on lui propose la co-direction du TNP, déménagé à Villeurbanne, avec Roger Planchon, son ancien maître. C’est là qu’il monte en 1973 La Dispute, de Marivaux. Un raz-de-marée artistique : « […] on ne réfléchira, on ne dira, on ne montera plus jamais Marivaux de la même manière3 »,titrent les journaux.
Un homme d'opéra
Trois ans plus tard, il monte Der Ring des Nibelungen, la fameuse Tétralogie de Richard Wagner, le « Ring du centenaire », à Bayreuth (festival d'opéra consacré à Wagner). Pour la première fois, il travaille « à la table » avec les chanteurs, il les dirige sur le plateau, il propose une vision, une nouvelle interprétation de l’œuvre wagnérienne. Mais le public deBayreuth n’adhère pas le moins du monde. Le soir de la première, c’est une quasi-révolte dans la Maison de Wagner. Les forces de l’ordre interviennent, empêchant les projectiles d’atteindre la scène et les saluts nazis intempestifs de certains membres du public, qui ne supportent pas la « dénazification » de Wagner. Chéreau ne comprend pas.
Quatre ans plus tard, en 1980, ce même spectacle est repris dans la même Maison, et l’œuvre n’a jamais été autant appréciée ; le soir de la dernière, 90 minutes de « standing ovation » et vingt-deux rappels achèvent ce cycle et ouvrent à Chéreau une carrière internationale. En quatre ans, il aura révolutionné la mise en scène Wagnérienne.
« J’ai toujours pensé que j’avais raison. Autrement, je n’en serais pas là ! »4
La reconnaissance
En 1982, alors qu’il prend la direction du Théâtre des Amandiers à Nanterre avec Catherine Tasca et y fonde L’Ecole des Amandiers, une école supérieure d’art dramatique dont le dispositif sera repris dans une grande majorité des Centres dramatiques nationaux, il coécrit et réalise L’Homme Blessé qui sortira en salle l’année suivante.
Après deux essais « non concluants » selon lui (La Chair de l’Orchidée, 1974 - qu’il n’aimera jamais ; Judith Therpauve, 1978, avec Simone Signoret), L’Homme Blesséest couronné en 1983 d’un énorme succès public et salué par la critique. Au même moment, il rencontre le jeune auteur Bernard-Marie Koltès, dont il deviendra le metteur en scène « attitré », celui qui le fera connaître… Non sans mal. « Koltès, c’était le meilleur moyen de vider les salles. Au début. »5
Sa mise en scène de Quai Ouestde Koltes en 1986, est un désastre commercial. Quelques années plus tard, il monte Hamlet, de Shakespeare dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, au Festival d’Avignon. Le spectacle connaît un énorme succès public et critique. S’ensuivent les mises en scène de la quasi-totalité des pièces de Koltès, mise à part la toute dernière, Roberto Zucco, que Koltès ne souhaitait pas qu’il monte. En 1994, il réalise le long métrage La Reine Margot, coécrit avec Danièle Thompson d’après le roman historique d’Alexandre Dumas et connaît là son plus grand succès cinématographique6.
« Je crois que je fais du cinéma pour combler le manque de ce que, visuellement, on ne peut pas faire au théâtre… »7
En 1997, il réalise Ceux qui m’aiment prendront le train, avec une pléiade d’acteurs, dont de nombreux anciens étudiants de l’Ecole des Amandiers.
Les sommets
En 2003, sa mise en scène de Phèdre, de Racine, avec Dominique Blanc, fait date. Il se met de plus en plus souvent en scène8dans des lectures (Dosteïevski, Guyotat), et réalise des films très indépendants, avec des budgets moins importants (Intimacy, 2000 ; Son frère, 2002 ; Gabrielle, 2005 ; Persécution, 2009), coécrits avec Anne-Louise Trividic. Il se concentre sur des mises en scène d’opéra avec De la Maison des Mortsde Janacek et Tristan und Isoldede Wagner. Il revient au théâtre lors d’une invitation à concevoir une exposition au Louvre en 2010, lui qui y avait tant rêvé, enfant et adolescent. Il y met en scène Rêve d’automne, et I am the wind, de Jon Fosse et La nuit juste avant les forêtsde Koltès, avec Romain Duris seul sur une scène crépusculaire.
En 2013, il met en scène son dernier opéra, Elektra, de Richard Strauss au Festival d’Aix-en-Provence, et, là aussi, un immense succès.
Il meurt au début octobre de la même année, emporté par un cancer qui le rongeait depuis quatre ans. Il n’aura pas eu le temps de signer son grand retour à Shakespeare : il se préparait à mettre en scène Comme il vous plairaau Théâtre National de l’Odéon, en mars 2014.9
En amorce du futur débat, nous vous proposons une ébauche de ce qui sera abordé lors de cette rencontre :
En quoi peut-on parler de transversalité dans l’œuvre de Patrice Chéreau (opéra, cinéma, théâtre)?
Quel rapport au texte Patrice Chéreau semble-t-il entretenir dans son travail ? (visionnage préalable d’un bout d’interview et d’extrait de répétitions)
Qu'a-t-il apporté, qu’a-t-il révolutionné dans l’art actuel de la mise en scène ? Quel est donc l'héritage qu'il nous laisse ?
Bibliographie :
Chéreau : Les Voies de la création théâtrale, Edition du CNRS, Paris, 1986
Patrice Chéreau : J'y arriverai un jour, Georges Banu et Clément Hervieu-Léger, Actes Sud, Arles, 2009
Patrice Chéreau : Transversales, Théâtre-Cinéma-Opéra, Le Bord de l'eau, Paris, 2010
Les Visages et les corps, Patrice Chéreau avec la collaboration de Clément Hervieu-Léger, Flammarion avec Louvre Editions, Paris, 2010
L’Homme Blessé, film de Patrice Chéreau, 1983
La Reine Margot, film de Patrice Chéreau, 1994
Ceux qui m’aiment prendront le train, film de Patrice Chéreau, 1997
Dans la solitude des champs de coton, de Bernard-Marie Koltès, mise en scène de Patrice Chéreau, captation de Stéphane Metge, 1995
Phèdre, de Racine, mise en scène de Patrice Chéreau, captation de Stéphane Metge, 2003
Rêve d’automne, de Jon Fosse, mise en scène de Patrice Chéreau, captation de Stéphane Metge, 2010
Der Ring des Nibelungen, opéra de Richard Wagner, mis en scène par Patrice Chéreau, captation de Brian Large, 1976
De la Maison des Morts, opéra de Leos Janacek, mis en scène par Patrice Chéreau, captation de Stéphane Metge, 2007
Une autre solitude, documentaire de Stéphane Metge, 1995
Leçon de théâtre, monologue, documentaire de Stéphane Metge, 1999
Dernières Répétitions : Phèdre/Racine/Chéreau, documentaire de Stéphane Metge, 2003
Patrice Chéreau, le corps au travail, documentaire de Stéphane Metge, 2009
Marine Simon, Daphné Ricquebourg, Enzo Cescatti, Nina Ciutat
1 Patrice Chéreau : Transversales, Théâtre-Cinéma-Opéra, Le Bord de l’eau, Paris, 2009, p.33
2 Ibid., p.30
3 Marine Landrot, Télérama n° 2766
4 Patrice Chéreau op. cit., p.46
5 Ibid., p.28
6 Prix du jury et prix d'interprétation féminine pour Virna Lisi à Cannes, 5 trophées lors de la 20e cérémonie des Césars (dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur).
7 Patrice Chéreau op. cit., p.90
8 Avec la collaboration du chorégraphe Thierry Thieû-Niang