Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Spectacle présenté à La Boite à Jouer (Bordeaux) du 10 au 26 octobre par la compagnie Les Visseurs de clous (marionnettes méchantes et scénographies accidentées)
Rédaction de l'avant-papier : Théo Lasnier, Romain Martinez et William Petipas
La majorité des informations présentes ci-dessous trouvent leurs sources dans les dossiers de diffusion des deux spectacles en question (Bande-annonce! et Rien n'était si beau), d'une rencontre avec le metteur en scène Pascal Laurent et du site Internet de la compagnie (URL : http://lesvisseursdeclous.blogspot.fr/).
La compagnie
Les Visseurs de clous se créent en 2008 autour de Pascal Laurent et Guéwen Maigner : l'un est marionnettiste, scénographe et metteur en scène, l'autre est forgeron, marionnettiste et constructeur de décors. Le premier grandit dans le monde de la marionnette contemporaine, puis se forme au théâtre et aux arts plastiques au lycée et à l'université, en suivant des cours et des stages. Le second rencontre le Théâtre du Gros Bonhomme dans les Deux-Sèvres et y travaille comme régisseur ; il suit le festival Marionnettes en campagne et se penche peu à peu sur l'aspect artistique du spectacle. Ils créent en 2008 le spectacle Marchand de bâtons, où des marionnettes à gaines méchantes utilisent aussi bien des bâtons que des cercueils. Ils sont rejoints peu de temps après par Sylvie Dissa, qui intervient comme costumière-accessoiriste puis comédienne. Également plasticienne, elle crée l'exposition Un œil aux portes, entre artisanat et art contemporain, et fait partie d'un groupe (Kia Dissa) dans lequel elle chante et écrit.
Les créations des Visseurs de clous s'approchent de l'univers forain, ils adoptent une vision artisanale de la création et sont influencés pas des éléments baroques. Différents arts se croisent et s'entrechoquent. La friction de ces arts et les accidents font partie des principes créateurs de la compagnie. La compagnie se définit par une idiotie assumée, des mélodrames sincères et une ironie grinçante, qui font naître une dérisoire poésie. Le directeur artistique, Pascal Laurent, dit trouver ses influences dans la compagnie de marionnettes Alcazar1, dans le cinéma (les films historiques de guerre, les westerns) et dans des textes de répertoire qui relèvent du registre épique (Shakespeare, Hugo et surtout Miguel de Cervantès). Ils veulent faire un théâtre contemporain qui s'adresse à tous les publics.
La création du spectacle
Après des études d'arts plastiques à l'Université Bordeaux 3 et un passage aux Beaux-Arts de Madrid, Pascal Laurent intègre le Master Professionnel « Mise en scène et scénographie » de cette même université. Au terme de celui-ci, en 2008, il crée le spectacle Rien n'était si beau, spectacle déambulatoire sur la représentation de la guerre. Joué à la Maison des Arts, il regroupe quatre comédiens, trois techniciens et un certain nombre de marionnettes. Le spectacle se structure en quatre temps, dans lesquels le public sera amené à voyager dans quatre lieux.
Un an après, il est en reprise de création et en coproduction avec le Théâtre du Gros Bonhomme (79) et la Maison du marionnettiste (79). Ce spectacle a bénéficié d'une aide à la création à hauteur de 15 000 euros de la part de la région Poitou-Charentes. Cette aide a été accordée sans exigence de diffusion, ce qui a permis à la compagnie de faire deux représentations du spectacle. Néanmoins, par manque d'une personne chargée de diffusion et parce que c'est une jeune compagnie émergente, le spectacle n'est pas vu et par suite pas programmé. Au terme de ces deux ans passés à brasser de la matière, le projet finit par prendre la poussière.
En 2010, ne voulant pas abandonner cette épopée, ses costumes, son univers et ses « machins»2 , Pascal Laurent développe l'idée du spectacle Bande-annonce !. Ayant mis en scène Rien n'était si beau, il était facile pour lui de créer un nouveau spectacle à partir de l'ancien : il le connaissait par cœur, il était donc évident qu'il en serait l'acteur. Il se fait diriger par Sarah Clauzet, comédienne et metteur en scène, qui n'a pas vu le « beau et grand »1 spectacle, ce qui apporte un nouveau souffle au projet. Ce n'est pas une version courte et simplifiée du premier (dont seuls les contours subsistent), mais bien un spectacle autonome, une nouvelle création. Le spectacle est repensé pour un solo et Pascal Laurent retravaille complètement ces scènes. Il est assisté de Guéwen Maigner, « ancien forgeron et tueur de public » 1, devenu technicien lumière.
© Les Visseurs de Clous
Le comédien Pascal Laurent doit tout faire seul : le Marchand d'armes et le Général.
La bande-annonce et Bande-annonce !
La bande-annonce apparaît récemment dans l'histoire du cinéma, son but étant de promouvoir et de donner envie à celui qui la voit de visionner la totalité du film. Elle résume le film en quelque sorte, mais oriente également le public vers certains axes thématiques ou personnages du film. Ainsi, la bande-annonce, condensé très rapide des images et répliques du film, peut-elle prendre un rôle important dans la diffusion et la post-production de ce dernier.
Il existe aussi maintenant des teasers sous forme vidéo ou des bandes-annonces de théâtre, qui reprennent des extraits du spectacle et en montrent des images. Voici ce qu'en dit l'entrepreneur Rémy Pautrat, qui réalise des vidéos promotionnelles pour le théâtre :
« Dans une société d’immédiateté, la vidéo permet de résumer très rapidement une émotion et un sentiment. Les bandes annonce que réalise pcm production synthétise [sic] dans un format professionnel l’essentiel d’une création théâtrale. Une fois diffusée sur les réseaux sociaux, elle permet d’augmenter la venue concrète des spectateurs. Plus de 14% en plus selon nos dernières estimations. »3
Dans Bande-annonce !, le terme renvoie à la relation de dualité que le spectacle entretient avec la compagnie et surtout avec Rien n'était si beau. En effet, Pascal Laurent, grâce au principe de métathéâtralité, nous parle amplement des Visseurs de clous ainsi que du premier spectacle. Non seulement Bande-annonce! est un spectacle publicitaire, mais il relève d'un fin travail d'écriture et d'adaptation, à la différence du cinéma où le montage ne fait pas intervenir d'autres formats que l'image. Ici, le spectacle est vivant et doit s'adapter au lieu dans lequel il prend place.
Bien que le spectacle ne soit pas une bande-annonce cinématographique, il en reprend des principes en montrant différents extraits du spectacle et en vantant ses qualités. Le slogan « Rien n'était si beau : un spectacle... [+ un qualificatif élogieux]» réapparaît de nombreuses fois et rappelle au spectateur qu'il s'agit là d'une bande-annonce. Le spectacle est ainsi successivement qualifié de « mortel », de « déambulatoire », de « littéraire », de « tragique », « de propagande », de « politique », de « familial » et de « militaire », l'ensemble des qualificatifs pouvant paraître antinomiques même si chacun d'eux ne concerne qu'une partie du spectacle. C'est aussi un spectacle « prochainement chez vous » et « en promotion »...
En répétant et en déclinant ce slogan, Pascal Laurent détourne les codes cinématographiques de la bande-annonce et les tourne en dérision : il signe là un pastiche qui se moque des bandes-annonces, lesquelles sont parfois exagérées, dévoilent tout le film ou jouent sur trop de registres dans le but de séduire tout le monde. De plus, l'accentuation à outrance de ce slogan, qui trouve son apogée dans la phrase lumineuse de l'image finale, devient absurde et comique car l'important n'est pas le spectacle à venir mais le spectacle en cours.
© Loréa Chevallier
Le spectacle détourne-t-il par l'absurde ou assume-t-il sa fonction publicitaire ?
Paradoxe pour un programmateur
Dans ce spectacle, le marionnettiste parle de processus de création, de la complexité d'être une compagnie émergente et de la difficile diffusion des spectacles. Pascal Laurent intègre ces données et en joue dans ses spectacles en assumant d'être seul sur scène, ce qui l'oblige à tout faire lui-même. A la fin de ses représentations à La Boite à Jouer, Bande-annonce ! aura été joué une quarantaine de fois. Ceci s'explique par le coût du spectacle : 900€ contre 2500€ pour Rien n'était si beau.
Si l'on peut prendre ces deux spectacles de manière autonome, l'on peut aussi les considérer comme un diptyque qui montre l'intégralité d'un processus de création et la réalité du spectacle vivant. Si Bande-annonce ! n'a pas vocation à être le chargé de diffusion de la compagnie, il en fait quand même la promotion, donnant à voir son travail aux programmateurs potentiels et donnant envie de voir Rien n'était si beau (ou la dérisoire épopée de Don Quichotte au paradis des âmes valeureuses). Rien n'était si beau sera en reprise de création en 2014, pour le centenaire de la première guerre mondiale, et sera donc nourri par tout le parcours de Bande-Annonce !
Les marionnettes
L'art de la marionnette consiste à faire vivre des objets. Les marionnettes sont souvent accompagnées d'une personne qui les manipule, c'est-à-dire qui les anime avec une partie de son corps, le plus souvent les mains. Elle peut aussi leur prêter sa voix et ainsi faire parler des objets, qui n'en ont pas la faculté. Ce procédé fonctionne grâce au principe de projection anthropomorphique, qui consiste à attribuer à un être animal ou un objet des caractéristiques de l'être humain, comme des émotions. Le séquençage de la manipulation, l'adresse de l'objet, la clarté des mouvements et l'attention du manipulateur permettent au spectateur d'imaginer que l'objet est véritablement vivant. Celui qui regarde l'objet en train de bouger accepte qu'il soit doté d'une âme et peut donc accepter qu'il la perde. L'utilisation des marionnettes permet ainsi à Pascal Laurent de tuer facilement ses personnages (sans les artifices qu'il faudrait avec de véritables acteurs) et de faire ressentir leur perte aux spectateurs par projection.
Le spectacle des Visseurs de clous s'appuie sur plusieurs types de marionnettes :
les marionnettes à tiges : Roland de Roncevaux et le Sarrasin (1) ;
la marionnette à gaine : la Grande Faucheuse et le Marchand d'armes (2) ;
une marionnette de taille humaine faite d'objets hétéroclites : Don Quichotte. On peut parler de « marionnette de plancher », héritée du bunraku (3).
Les types de manipulation varient, oscillant entre la manipulation derrière un castelet, qui fait référence à la marionnette traditionnelle, et la manipulation à vue, plus contemporaine. La dernière forme à décrire est la manipulation d'objets, celle des sachets de thé qui figurent des soldats (4). Les Visseurs de clous aiment utiliser des objets du quotidien, comme les ustensiles de cuisine ou les sachets de thé, cela crée une proximité avec les spectateurs.
Il existe d'autres types de marionnettes ou de manipulation : marionnettes à doigts, pantins en bois, marionnettes d'exposition, marionnettes siciliennes, marionnettes géantes, manipulation chorale, manipulation avec les pieds... Pour plus d'informations, consulter le livre de Paul BORDAS Les Marionnettes, Bordas, Paris, 1988 ou la revue Théâtre/Public, numéro 193, « La Marionnette : traditions, croisements, décloisonnements », Édition du Théâtre de Gennevilliers, 2009.
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© Les Visseurs de Clous 1- Roland de Roncevaux et le Sarrasin
| © Loréa Chevallier 2- Le Marchand d'armes*
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© Loréa Chevallier 3- Don Quichotte* | © Les Visseurs de Clous 4- Pascal Laurent et les soldats |
Le jeu
Le metteur en scène utilise plusieurs types de jeu. Il fait vivre des personnages grâce aux objets, mais en incarne aussi plusieurs : Sancho, Maître Pierre, le Général… Il est donc dans leur peau, en prend les costumes, mais aussi les voix, les corps et autres caractéristiques.
Par contraste, au tout début du spectacle, il joue le rôle d'un metteur en scène un peu désespéré de ne pas réussir à vendre son spectacle. Il est à ce moment très proche du public et fait preuve d'une sincérité forte. Il est habillé de la même manière que lorsqu'il nous accueille, avant que le spectacle ne commence. Est-ce vraiment Pascal Laurent ou joue-t-il à être Pascal Laurent ? Du fait de la solitude de l'acteur, ce personnage revient à plusieurs reprises dans le spectacle, notamment lorsqu'il s'agit de faire déplacer le public.
La matière textuelle
Les spectacles des Visseurs de Clous aiment confronter des textes classiques et contemporains. Ils aiment la confrontation du passé et du présent, la friction de textes contradictoires qui créent des cassures et des perspectives. Dans un autre de leurs spectacles, en création pour 2014 (La Femme de l'ogre), il s'agit de réunir La Leçon d'anatomie, le célèbre tableau de Rembrandt, avec le conte de Perrault, Le Petit Poucet, et la série télévisée Les Experts. Il est écrit dans le dossier de diffusion de Rien n'était si Beau :
« Si Don Quichotte se promenait en Irak, au Mali.
Si Roland de Roncevaux rencontrait le Soldat inconnu.
Images d'Epinal et bouts de réel. »
Le présent spectacle tente de reprendre ces images d'Epinal de la guerre, questionne nos représentations et parfois les ridiculise, parce qu'elles sont absurdes ou qu'il n'a pas les moyens de les représenter, et parfois les sublime, comme l'image épique finale. On y retrouve dans cet ordre des extraits de Henri VIII de William Shakespeare, Candide de Voltaire, Le Cid de Corneille, A la Santé des Oubliés de Yves Chaumez et Don Quichotte de Cervantès ; le reste est écrit par Pascal Laurent. Tous ces textes (dont une grande partie est extraite de Rien n'était si beau) ont été choisis pour leurs personnages, qui portent un regard sur les champs de bataille.
La déambulation
Plutôt que de procéder à des changements de décor, Pascal Laurent a préféré procéder à des changements d'espace en faisant déplacer le public. Alors que le principe de la bande-annonce est de monter des flashs, des coupes de spectacles souvent très courtes, Bande-annonce! prend ici le temps de faire s'installer et bouger trois fois les spectateurs. Il n'est plus dans le même rythme, mais il utilise à nouveau, comme avec les marionnettes, le principe d'apparition et de disparition : une fois que l'on a quitté un endroit, on ne le reverra pas. Même dans la dernière scène, qui est la plus longue, il fait apparaître plusieurs endroits : le centre de l'avant-scène, le castelet à jardin, puis la scène entière à la toute fin, qui, lorsque le rideau tombe, dévoile un quatrième espace. Pascal Laurent joue ainsi beaucoup des images, en enchaînant les surprises pour le spectateur et en s'inscrivant pleinement dans le principe de la bande-annonce.
Cependant, la raison principale qui amène cette déambulation est ailleurs, ce principe scénographique prenant sa source dans Rien n'était si beau. Les Visseurs de clous expliquent dans leur dossier de diffusion de Bande-annonce ! que l'espace du spectacle est trop grand pour être saisi par un spectateur immobile. Dans chacun de ces deux spectacles, les spectateurs ont donc à changer d'espace. Au même titre que le comédien demande d'imaginer la brume et la musique wagnérienne, il demande au spectateur d'être actif en se déplaçant. Cela participe également des effets spéciaux de la bande-annonce et donne l'impression d'un spectacle plus grand. Cependant, cela se heurte à la réalité du déplacement, aux objets de chacun et aux préoccupations du spectateur, partagé entre son confort et ses affaires, et le suivi de cette épopée dérisoire.
La déambulation prend tout son sens dans ce lieu de spectacle qui devient littéralement une boîte à jouer, où le public s'amuse de ses différentes composantes. De manière générale, la compagnie tient à adapter ses spectacles aux lieux qui les accueillent, révélant ainsi les qualités plastiques et architecturales de chaque pièce du lieu d'accueil. Ils mettent si bien en valeur le lieu qu'on a l'impression d'un théâtre fait pour accueillir ce spectacle. Bande-annonce ! paraît en parfaite adéquation avec La Boîte à Jouer.
© Loréa Chevallier
Un soldat pendant l'exposition - Avant la dernière partie*
2 Propos tenus par Pascal Laurent, lors d'une rencontre avec les étudiants du krinomen, le 21/10/2013.
3 URL : http://remypautrat.com/emissions/bande-annonce-theatre/
* Pour une raison à ce jour incxpliquée, ces trois photos, pourtant enregistrées en format portrait, apparaissent sur le blog uniquement en format paysage... Mais l'opération de pivotement de ces photos à 90° dans le sens anti-horaire, s'il n'a pas pu être obtenu par des moyens informatiques, pourra facilement l'être par des moyens physiques (tournez la tête ou l'ordinateur!) ou mentaux (retournez mentalement les photos!). Merci de votre compréhension et de votre collaboration (si jamais certains d'entre vous avaient la réponse à cette énigme, elle serait naturellement bienvenue à l'adresse suivante : krinomenbordeaux3@yahoo.fr).