Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Furie est une pièce dans laquelle Jérôme Rouger, seul comédien, se met en scène. Il n'a aucune formation professionnelle de théâtre et il crée en 1998 Police Culturelle avec des comédiens professionnels qu'il a lui-même recrutés. De ce spectacle naît sa compagnie La Martingale. Ce spectacle se base sur des expérimentations improvisées dans des lieux publics. Jérôme Rouger joue le rôle de Bruno Delaroche, Chargé de mission sur les expérimentations au Secrétariat d’Etat à la démocratisation culturelle. Les spectateurs alors ne savent pas qu'ils assistent à du théâtre. Cette connaissance du spectacle de rue se retrouve dans Furie, écrit et créé en 2005, spectacle bati sur l'idée d'une relation acteur/spectateur. A l'origine Jérôme Rouger, en colère contre l'industrie du spectacle, a voulu écrire une pièce caustique puis il s'est ravisé pour écrire une pièce d'amour plus légère. Finalement, après plusieurs hésitations et réécritures, il a habilement mêlé légèreté, amour et critique.
En résumé, Furie est l'histoire d'un homme qui va tenter d'improviser son spectacle qui l'a quitté. Mû par la brillante idée d'imposer au spectateur de diriger le spectacle à sa place, il va vite se rendre compte qu'évidemment, personne dans la salle n'a prévu quoi que ce soit. Entre histoire d'amour, prise d'otage du public, publicités absurdes et lettre d'adieu, Furie est un tourbillon d'images et de textes qui semblent décousus. Néanmoins, Jérôme Rouger ne s'écarte jamais du chemin où il a décidé d'emmener le spectateur.
Furie est une œuvre qui bouscule les codes du théâtre et porte l' ambiguité, au point que le spectateur hésite entre spectacle et réalité. Qu'en est-il de la scénographie, des personnages, d'une fable ? Comment le spectacle se rattache-t-il au théâtre tout en s'en écartant ?
Il semble que la présence d'un comédien sur une scène face à un public suffise pour parler de pièce de théâtre. De plus, on retrouve dans Furie un texte de théâtre au sein d'une fiction, notamment lors des moments poétiques où le personnage parle de son amour perdu, ou encore lorsqu'il retranscrit un dialogue entre deux personnages A et B. Ces passages font penser à des monologues que l'on pourrait retrouver dans une pièce de théâtre traditionnelle.
Cela dit, on peut penser qu'à certains moments, le texte s'éloigne d'un texte théâtral, par exemple quand Jérôme Rouger parle de son propre spectacle. Même si il y a un comédien sur scène, on peut penser qu'on ne voit pas vraiment un personnage. Si le texte entier est écrit, certains moments sont assumés en tant que théâtre, et d'autres se veulent « entre-deux », Jérôme Rouger nous laissnat croire que tout serait improvisé. On assiste à un spectacle pluridisciplinaire où se mêlent danse, audiovisuel et théâtre, le tout organisé de manière homogène et réfléchie.
La scénographie s'écarte également d'une forme traditionnelle. Le plateau est vide, l'acteur se déplace dans le public, ce spectacle s'apparente à un laboratoire, comme une répétition publique, une pièce inachevée, comme si le décor n'était pas encore là. Néanmoins on s’aperçoit très vite, lors de l’analyse, que cette scénographie atypique se rapporte à un espace étudié. Par exemple, les lumières ne sont pas aléatoires, elles mettent en place des espaces de jeux. Le comédien utilise des accessoires tels qu’un arbre ou un fauteuil numéro 17. Il joue littéralement avec la rétroprojection en répondant au journaliste de la vidéo. Les spectateurs font d'ailleurs partie intégrante de la scénographie car l'espace du public est investi et exploité par le comédien. Le quatrième mur est brisé – il n'a d'ailleurs pas le temps d'exister - et le plateau vide reste un objet scénographique. Le jeu de l’acteur avec les entrées et sorties, notamment via les portes de secours de la salle, montre que sa scénographie ne se limite pas au plateau mais à la salle entière.
Cette forme de théâtre, avec un comédien seul sur une scène vide face à un public, nous ramène à la disposition d'un one-man show. D’autant plus que le public fait parti intégrante de la forme. En avouant aux spectateurs qu'il a perdu son spectacle, en racontant une partie de sa vie amoureuse et en s'adressant directement au public, le comédien ou le personnage installe une atmosphère comique typique du stand-up. Il joue sur l'empathie et l'affect, s'excuse, se rend ridicule, se mêle au public et instaure une relation avec lui comme le ferait un humoriste dans un café-théâtre. Cette sensation d'assister à un one-man show découle des moments de méta-théâtralité qui nous remettent à notre place de spectateur. Ce code est instauré d'office dans le spectacle. Dès le début, le personnage nous explique que nous sommes beaux et qu’il nous a regardé entrer dans la salle car il nous attendait. Le comédien se place dans une position de « spectateur du spectateur », il nous fait croire qu'il a vraiment perdu son spectacle et on se laisse prendre au jeu. Mais on ne peut pas oublier que l'on est venu voir une pièce, dans un lieu institutionnalisé, que l'on a payé notre place, lu le programme et le synopsis.
On dépasse dans cette pièce l'aspect purement comique du stand-up, Jérôme Rouger nous amène à réfléchir, grâce au rire, et à nous questionner sur notre place de spectateur et notre relation de consommateur face à l'industrie du spectacle. Ainsi, à travers le rire, le comédien invite le spectateur à rester avec lui pour réfléchir à de réelles questions de fond.
Comment la forme du spectacle sert-elle / dessert-elle le propos de Jérôme Rouger ? Dans quelle mesure invite-t-il le spectateur à réfléchir sur son propre statut ? De quelle manière l'enjeu de la consommation au théâtre est-il traité ?
Comme on l'a remarqué précédemment, à l'origine Jérôme Rouger écrit Furie dans un mouvement de révolte contre l'industrie du théâtre. Ce propos tient une place importante dans la fable et revient régulièrement comme un leitmotiv dans son discours.
La scénographie y fait écho. Pour lui, le spectateur vient au théâtre dans l'attente de voir un spectacle. Le plateau vide nous renvoie à cette attente, à l'existence de ce code. De plus, dès le début Jérôme Rouger nous interroge sur notre rapport au théâtre en nous avouant qu'on a payé mais qu'il n'y aura pas de spectacle. Il dénonce la machine du spectacle qui instaure une durée limitée de représentation, une valeur pécuniaire, des attentes face aux subventions perçues.
Cette pièce peut susciter plusieurs réaction telles qu’une prise de conscience sur l'état de spectateur, une sensation de plaisir liée à un simple divertissement ou encore un sentiment de révolte face à l'absence de spectacle pour lequel on a payé. Ces réactions dépendent de l'expérience de spectateur de chacun. On remarque que plus on est un spectateur aguerri, plus on est intègre la forme rapidement pour se concentrer sur le fond.
Jérôme Rouger convoque l'enjeu de la consommation de manière détournée en l'incluant dans la mise en scène,ainsi que dans son jeu d'acteur. Les quelques objets dont il se sert ne sont pas des éléments moteurs d'une intrigue (d'ailleurs, s'il y a intrigue, elle est mince et remise sans cesse en question). Jérôme Rouger consomme les objets qu'il utilise. Il ne fait que déplacer l'arbuste, il s'assoit sur un fauteuil face au public, il mange un sandwich. Ces objets disparaissent aussi vite qu'ils sont apparus. D'autre part, la voix off et la vidéo-projection appuient le propos politique du spectateur consommateur. Enfin, ces éléments provocateurs sont automatiquement décrédibilisés par le jeu de l'acteur. Ainsi la critique se fond dans la fable. Cette critique du spectacle de consommation nous renvoie donc à la place du spectateur.
Dans Furie, le questionnement sur la place du spectateur est mis en exergue par la forme ainsi que par le fond. Jérôme Rouger inclut le spectateur directement dans le fonctionnement de sa mise en scène (ses déplacements, ses adresses directes, son changement de statut de comédien à spectateur), en plus de questionner notre place dans son texte. Jérôme Rouger nous poste devant notre faute d'être des spectateurs passifs. Il nous accuse de ne rien préparer, d'applaudir sans savoir pourquoi on applaudit ou simplement parce que c'est un code du théâtre. Par là, il interroge les codes du spectacle vivant en jouant sur l'ironie. Il ne cesse de provoquer le public, mais ne laisse cependant pas la place à la réaction. Son écriture fait mine de laisser l'opportunité au public de réagir, cependant elle ne va pas jusqu'au bout de cette idée. Le lien avec le public, qui n'a pas le temps de s'exprimer comme le laissent supposer le comédien et la disposition du spectacle de rue ou spectacle de stand up, se joue dans la complicité ludique. On reste malgré tout un spectateur passif, à la fin de ce spectacle, en applaudissant le personnage qui est redevenu comédien. Il y a donc un paradoxe entre le fait que l’acteur nous invite à remettre en cause la place du spectateur et le fait que ces codes sont finalement conservés. On peut donc penser que c'est une perche tendue pour nous inviter à développer cette idée par nous-mêmes.
Le propos principal de Jérôme Rouger est donc de définir la place du spectateur aujourd'hui. Avec la forme qu'il nous propose le spectateur est tout d'abord invité à réagir. Cependant l'invitation est une illusion puisqu'il s'agit bien la d'une pièce écrite et finie dont le but serait plus de nous faire réfléchir plutôt qu'agir.
Puisque, finalement, tout est illusion, qu'est-ce qui nous amène à suivre ce personnage pendant une heure ? Ne nous manipule-t-il pas pour nous conduire à penser l'industrie du spectacle comme une machine institutionnelle ?
Dans Furie, on a pu remarquer que Jérôme Rouger se place du côté du spectateur, il s'accapare son jugement en usant du comique et de l'empathie. Ces procédés nous emmènent dans une manipulation du spectateur. Dans un premier temps, il nous montre nos propres attentes en tant que spectateur, pour les déconstruire avec habileté, dans un second temps. C'est en nous faisant rire que nous acceptons son jugement personnel sur nous-mêmes. En nous montrant les dessous de la manipulation de l'industrie du spectacle (avec ses différents codes, les différentes attentes qu'elle impose), il nous manipule encore, pour nous donner à voir son propre jugement sans que l'on parvienne à se révolter, puisqu'il ne laisse pas la place au débat avec le public.
Jérôme Rouger dit lui-même qu'il aime à manipuler les gens. Cependant, cette manipulation peut être ressentie comme un simple jeu, un effet de miroir pour le spectateur car finalement, il ne fait que jouer avec nous. Il nous donne une clef de compréhension qu'il nous appartient de saisir.
Pour conclure, dans le spectacle Furie, Jérôme Rouger se joue des codes du théâtre et s'amuse avec le paradoxe qu'il installe en proposant un concept de non-spectacle. A travers cette forme singulière et comique, il parvient à nous questionner sur le statut du spectacle vivant aujourd'hui, englobant le statut du spectateur et de l'industrie du spectacle. Si les codes du théâtre ne sont malgré tout pas rompus, toutefois il les met à mal et nous les expose. Même s'il n'y a pas de réactions extravagantes de la part du public, il le positionne dans un endroit pas toujours agréable et c'est peut-être plus intéressant de nous déranger, de nous réveiller. Cependant, à l’heure actuelle, dans le théâtre contemporain, il s'agirait de redéfinir ce que sont les codes du théâtre et de déterminer leur persistance ou leur abandon.
Compte-rendu réalisé par Joanna Bribet, Margaux Charbonnier, Alexia Duc, Oriane Saadouni et Benjamin Leudes.