Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Krinomen du 28 février 2013 préparé, animé et modéré par : Hannah Lebre, Flora Vernaton, Lisa Bigo, Romain Martinez.
Prise de note et compte-rendu : Eva Foudral et Anne Moisset.
Collectif Yes Igor : Il a été créé en 2005 et a produit 5 créations. Il se questionne de manière ludique et absurde sur la manière de « montrer » la musique. Pour qualifier leurs spectacles, ils préfèrent le terme de « concert-spectaculaire » à celui de « spectacle-musical ». Au départ, les membres du collectif ne sont pas des acteurs mais des musiciens et plasticiens.
Le spectacle Hamlet ou l'éloge du playback est né d'Exercices de playback, courtes formes théâtro-musicales imaginées pour Novart 2010. Dans ce spectacle, ils ont voulu réhabiliter le playback, considéré de manière générale comme une technique pauvre et sans intérêt particulier.
Playback : Technique de synchronisation labiale utilisée surtout en musique, qui a pour volonté première de ne pas être montrée au spectateur. Au théâtre, on trouve une forme de playback : le Playback théâtre, créé par Jonathan Fox en 1975, dans laquelle un membre du public raconte une histoire qui est jouée par les comédiens. Cette forme est cependant bien différente de ce que propose le Collectif Yes Igor, qui prend en charge le jeu et les dialogues, en effectuant le playback à vue.
Après cette introduction, afin de mettre en commun le déroulé du spectacle et l'histoire d'Hamlet, les modérateurs ont résumé la pièce acte par acte. Ils ont ensuite demandé aux personnes présentes au débat de décrire la manière dont a été adapté Hamlet à ce spectacle, en suivant toujours un déroulé acte par acte.
ACTE I : Bernardo et Marcellus, deux gardes, ont vu le spectre qui ressemblait au roi défunt (le père d'Hamlet). Gertrude, mère d'Hamlet, est déjà remariée à Claudius (oncle d'Hamlet). Laërte fait ses adieux à sa sœur Ophélie, en la mettant en garde contre Hamlet, tout comme le fait Polonius, leur père. Le spectre révèle à Hamlet que son assassin est Claudius. Hamlet décide de se venger.
Dans le spectacle : Le spectacle commence par la scène du veilleur de nuit qui fait des mots croisés. Le spectre entre avec une grosse radio qu'il porte à l'épaule. Il déclenche la radio quand il parle, qui émet des bruits que l'on peut assimiler à des rugissements de morse ou à des bruits de moto. Contrairement à la pièce originale, le veilleur de nuit ne voit pas le spectre qui lui tourne autour. En référence à une scène d'exposition, les noms des personnages s'affichent à l'écran lors de leur première entrée. On retrouve la scène de mise de garde de Laërte envers Ophélie, qui se passe cette fois-ci au téléphone, et dans laquelle il n'est pas question de Polonius. Pour finir, Gertrude, Claudius et Hamlet montent la table et chantent une chanson : c'est une présentation des trois personnages principaux de la pièce. Claudius porte une chemise blanche, des bottes d'équitation et une bombe de cavalier surmontée d'un artichaut. Gertrude est vêtue d'une peau de renard, porte des talons aiguilles et s'exprime uniquement par des bruits de félin.
A ce moment du débat, il nous a paru important de faire un point sur la scénographie du spectacle, car nous avons senti que cette question revenait régulièrement et de façon peu claire dans les réponses des débatteurs.
Nous sommes face à un dispositif frontal. Il y a quatre espaces de jeu :
· Devant la table (à jardin une banquette dos au public, au centre un matelas blanc, et à cour une table et deux chaises).
· Sur la table : espace de jeu mais aussi espace dédié aux bruitages et au playback.
· Derrière la table (espace des bruiteurs)
· Derrière le cyclorama
Les matériaux du spectacle ont été conçus pour empêcher les bruits naturels. C'est une scénographie qui permet la circulation entre bruitage et jeu, et où toutes les manipulations se font à vue.
ACTE II : Ophélie est troublée par le comportement d'Hamlet. Polonius pense que celui-ci est fou. Le roi et la reine qui s'inquiètent demandent aux amis d'Hamlet, Rosencrantz et Guildenstern, de le divertir. Arrivée d'une troupe de comédiens : Hamlet veut leur faire jouer le meurtre de son père afin d'observer la réaction de Claudius.
Dans le spectacle : La même comédienne joue Ophélie et Gertrude. Ophélie porte des pointes, qui font un bruit de touches de machine à écrire quand elle marche. Les deux amis d'Hamlet essaient de « lui tirer les vers du nez » devant une boite de nuit. Quand ils entrent dans la boite, Hamlet chante ses états d'âme (en référence à une tirade de la pièce).
Hamlet devant sa télévision (le cyclorama) regarde un documentaire, « La souricière », ce qui dans la pièce correspond à l'arrivée de la troupe de comédiens, ce qui donne l'idée à Hamlet de piéger Claudius. Ensuite vient une scène avec Ophélie et Hamlet, dans laquelle il essaie de la convaincre de quelque chose. Elle ne répond que par des « non », répétés plusieurs fois. Ophélie ne sait plus quoi penser d'Hamlet.
Acte III: La pièce est jouée, Claudius part, Hamlet pense donc qu'il a raison. Le roi veut l'envoyer en Angleterre, à cause de sa folie. Hamlet et sa mère se disputent, Hamlet tue Polonius.
Dans le spectacle: Monologue « être ou ne pas être » que Hamlet chante avec un crâne dans la main. Hamlet et Claudius regardent l'émission « La souricière », qui correspond à la pièce jouée dans Hamlet. Claudius commence à angoisser et vomit, Hamlet a donc la preuve qu'il est coupable. Scène de sexe entre Claudius et Gertrude, ils sont sur le matelas et on voit à l'écran une petite voiture qui cogne plusieurs fois contre un mur. Puis nous sommes face à la dispute de Gertrude et Hamlet, sans paroles mais ponctuée par les bruits agressifs de félin de la mère. Polonius apparaît en ombre chinoise (avec un chapeau) derrière l'écran, Hamlet lui tire dessus.
Acte IV: Hamlet fait comprendre à Guildenstern et Rosencrantz qu'ils sont les amis du roi, non les siens. Claudius l'envoie en Angleterre, où le roi a l'ordre de le tuer. Ophélie est devenue folle, à cause de la mort de son père, et chante des paroles insensées. Laërte est revenu de France pour venger Polonius. Le roi apprend qu'Hamlet revient, et organise un duel entre Laerte et Hamlet. Mort d'Ophélie.
Dans le spectacle: Sur le cyclorama défile un paysage et de la musique, avec une phrase inscrite : « Hamlet fait un retour sur lui-même ». Ensuite vient la scène de la folie d'Ophélie, dans laquelle elle chante un morceau de hard rock sur le matelas. On la retrouve morte, assise sur une chaise, la tête dans un bol de soupe chinoise que boit Claudius, et son image est projetée à l'écran. Nous avons ici la transposition du suicide d'Ophélie dans la rivière de la pièce originale. Laërte propose de défier Hamlet en duel, cette scène se passe par téléphone.
Acte V: Enterrement d'Ophélie, les fossoyeurs discutent de son enterrement. Hamlet apprend la mort d'Ophélie. Affrontement verbal entre Laërte et Hamlet dans la tombe d'Ophélie. Vient ensuite le duel : la reine boit la coupe empoisonnée, destinée à Hamlet. Laërte et Hamlet se blessent à l'épée. Hamlet tue Claudius, et Laërte meurt. Hamlet avant de mourir, demande à Horacio de révéler la vérité.
Dans le spectacle : Sur le cyclorama, une image est projetée. Les fossoyeurs jouent devant l'écran à se lancer un crâne. Ils sortent de scène et on les retrouve projetés sur l'écran, toujours en train de jouer. Gertrude, Claudius et Hamlet montent sur la table et symbolisent le cortège mortuaire de l'enterrement d'Ophélie. Le duel entre Claudius et Hamlet ne se fait pas à l'épée mais par un défi qui consiste à boire le plus de verres d'alcool possible. Claudius prend le dernier verre et meurt sur le coup. Gertrude mange une banane et meurt, suivi par Hamlet qui boit un verre et meurt à son tour. Chaque mort est accompagnée d'un son de bouteille en plastique qui se gonfle, et les morts viennent s'allonger sur le matelas. Laërte n'est pas présent dans les duels, contrairement à la pièce. Une fois les duels finis, des rires de public de série B américaine sont diffusés. Les comédiens « morts » ne se relèvent pas pour saluer.
Hamlet ou l'éloge du playback?
L'histoire est un prétexte pour jouer au playback, toute autre pièce canonique aurait pu être utilisée car le grand intérêt du projet réside dans l'utilisation du playback. Et si certains spectateurs qui ne connaissaient pas la pièce n'ont pas compris l'histoire, cela ne les a pas dérangés car il y avait d'autres éléments sur lesquels se focaliser (jeu et bruitages). Les membres du collectif ont fait le choix de Hamlet car c'est une référence, qui fait partie de la mémoire commune. Ils ont aussi été attiré par l'aspect « challenge » de la pièce de répertoire.
On peut aussi considérer que ce spectacle est véritable mélange de l'histoire d'Hamlet et de l'utilisation du playback. Le fait de connaître la fable d'Hamlet fait que le playback se perçoit mieux parce que l'on reconnaît ce qu'il se passe dans la pièce.
Qu'est-ce que le fait de tout faire à vue apporte au spectacle?
Le fait que toutes les manipulations soient effectuées à vue donne de la pertinence au playback, et permet de le montrer en tant qu'art. En effet, le spectateur voit tout le travail du bruitage et s'aperçoit que tout est réglé à la seconde près, ce qui prouve la rigueur du travail qui a été fait. Cela se rapproche de la manipulation de marionnettes : on voit le manipulateur et l'objet de la manipulation, et l'on peut choisir sur lequel des deux se focaliser. Cela donne un aspect magique et spectaculaire.
Le fait que tout soit à vue provoque un effet comique, en particulier axé sur le décalage. Qu'apporte-il au spectacle?
Les comédiens n'incarnent pas des personnages mais s'amusent autour de la trame et des traits de caractère des personnages, qui sont stéréotypés et accentués, c'est ce qui apporte de l'absurde (ex : Gertrude est féline, Claudius glouton). Le comique vient de cette mise à distance. Le décalage est aussi un support de jeu, ils se sont fixés une contrainte qui est un moteur de création (par exemple le fait qu'Hamlet ne prononce pas un seul mot, ils doivent donc trouver comment faire avec cette contrainte).
Le décalage amène aussi un effet fort, par exemple avec les touches de machines à écrire qui donnent à Ophélie un aspect de poupée désarticulée, ou bien l'agonie finale des personnages dans un bruit de plastique qui se tend. L'effet comique provoqué par le décalage permet de révéler le spectaculaire et la drôlerie de cette pièce élisabéthaine.
En amputant le texte et en utilisant le playback, quelle lecture de la pièce le collectif propose-t-il? Quels grands thèmes d'Hamlet retrouve-t-on dans cette création et quels sont ceux qui en ont été écartés?
On retrouve surtout les grands traits de caractère de chaque personnage, qui ont chacun un bruitage particulier, par exemple Claudius qui mange sans cesse, ce qui représente son avidité de pouvoir ou Ophélie sur pointes qui symbolise sa fragilité.
La dimension psychologique de la pièce a été complètement effacée, notamment par la suppression ou la transformation des monologues qui ponctuent la pièce originale. En effet, le monologue de « To be or not to be », généralement attendu par le public, est chanté façon karaoké. Pour certains, le fait de parodier ces monologues enlève de la valeur à la pièce, et pour d'autres il permet de démystifier le texte. Cependant, c'est le seul moment du spectacle où un acteur donne de sa voix au texte. Ainsi, ce monologue était tout de même mis en valeur.
Sommes-nous face à une parodie d'Hamlet ?
Suivant G. Genette, la parodie, une pratique hypertextuelle, relève du registre ludique et, à la différence du pastiche qui procède par imitation, il procède par transformation (G. Genette, Palimpsestes, Le Seuil, coll. « Poétique », 1982). A partir d'un texte A qu'ils transforment de manière ludique, les auteurs écrivent un texte B. Dans son sens élargi, la parodie peut aujourd'hui relever du registre satirique, par imitation (charge) ou par transformation (travestissement).
Concernant Hamlet ou l'éloge du playback, les membres du collectif opèrent une transformation du texte de Shakespeare pour créer une nouvelle œuvre. Il s'agit donc d'une parodie à proprement dit, dans son sens premier, qui relève du ludique. La visée n'est pas satirique car le ton n'est pas moqueur mais simplement décalé. La réduction permet de faire ressortir les points les plus importants de la pièce et d'en réduire la durée et en propose une lecture nouvelle.
Ce spectacle s'adresse-t-il à tous types de spectateurs? A-t-on besoin d'avoir lu Hamlet pour l'apprécier?
Sur cette question, les avis divergent. Avoir lu la pièce est un plus et permet de se concentrer sur les éléments hors de la fable, et de faire des liens avec celle-ci, comme une sorte de jeu de piste. Pour certains qui n'avaient pas lu Hamlet, cela leur a donné envie d'aller se plonger la pièce, or pour d'autres c'est ce qui les a empêchés de rentrer dans le spectacle, car ils ne comprenaient pas l'histoire.
Le collectif Yes Igor a introduit un grand nombre d'éléments modernes dans le spectacle. Cela rénove-t-il le drame?
Certains pensent que le choix de cette pièce qui est une référence commune va de pair avec l'introduction des éléments de mise en scène qui sont également communs à tous, comme le restaurant chinois ou le karaoké. Ces références que tout le monde peut comprendre permettent de rendre la pièce plus accessible et accentuent encore le décalage.
Pour d'autres, ce n'était pas vraiment une modernisation. En effet ces éléments évoquaient plus les années 1990 comme la musique de karaoké, l'émission de la souricière à l'aspect « kitsch ». Mais cela n'est pas négatif car c'est adapté à l'esprit playback, beaucoup utilisé dans ces années-là : cela pouvait aussi évoquer les séries américaines mal doublées.
Le pari technique d'Hamlet ou l'éloge du playback est-il réussi ?
Nous sommes face à une véritable prouesse technique, puisque pendant une heure tout est fait directement sur scène, tout est extrêmement bien réglé. On pourrait assimiler ce spectacle à des exercices, puisque les comédiens s'assoient derrière leur table comme s'ils allaient travailler. Cela rappelle les Exercices de playback qui sont à l'origine de cette pièce. Ce spectacle a un aspect très novateur et inattendu, et le spectateur joue autant que les acteurs/ performers au plateau. Le découpage fractionné, la succession des entrées et sorties, le choix d'un jeu typé, peut toutefois conférer au tout un rythme continu voire uniforme. Le format (une heure) est tout à fait adapté à cette prouesse technique, car nous sommes face à un spectacle dense et riche en images et en sons, mais qui aurait pu courir le risque de l'essoufflement s'il avait duré plus longtemps.
Il reste à démêler la question du spectacle ou de la performance, qui joue sur l'horizon d'attentes du spectateur : assiste-t-on davantage à Hamlet ou à un éloge du playback ?