Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Le Dindon, mis en scène par Philippe Adrien est une pièce de Georges Feydeau, écrite en 1896. Georges Feydeau est un spécialiste des vaudevilles qui suit le rythme incroyable d'une création par an. Le Dindon a été longtemps exploité par les metteurs en scène. Comme pour ses autres succès littéraires, la force de Feydeau réside dans une intrigue tournant autour de l'adultère. Mais il a ici choisi d'amplifier les procédés comiques et l'intensité de sa pièce afin de piéger tous ses personnages dans une comédie basée sur l'erreur et le quiproquo. La pièce a connu un immense succès auprès du public de l'époque, bénéficiant ainsi de 275 représentations. L'intrigue est complexe : Pontagnac, le dragueur malheureux, est un brave garçon, qui ne trompe jamais sa femme sans la plaindre. Il n'en fait qu'à sa tête : il suit les dames dans la rue, ici sa victime est Lucienne. Quant à Vatelin, le mari de Lucienne, il risque de payer fort cher une vieille entorse à la fidélité conjugale qui refait brusquement surface en la personne de Maggy, une joyeuse anglaise extravagante. Un troisième larron, rival de Pontagnac, vient encore compliquer la situation. Et voilà la mécanique en marche, les tromperies, pulsions, manipulations et mensonges sont les pédales qui font tourner cette pièce.
Philippe Adrien se donne le défi de renouveler ce genre du vaudeville. Il monte ce projet au Théâtre de la Tempête le 10 septembre 2010, le spectacle est actuellement en tournée dans toute la France. Les douze comédiens subissent et provoquent des situations qui s'enchainent à toute vitesse, tel un tourbillon qui ne cesse de s'envenimer. Une réussite qui se traduit par l'obtention de quatre Molières.
Quel est le secret de cette réussite ? Comment et de quelles façons Adrien a t-il réussit à faire transparaitre scénographiquement les pensées de Feydeau ?
Une mise en scène partagée entre le respect des conventions du vaudeville et un cheminement vers un certain surréalisme :
L'espace scénique est divisé en deux parties. Le lieu principal, où la majorité des actions se déroule, est constitué d'un plateau tournant au centre de la scène. Cette tournette permet un changement de décor fluide et fait ressortir l'image d'une spirale sans fin, en résonance avec la trame de cette pièce. Les conflits sont interminables et ce plateau cyclique renforce l'idée d'un cercle vicieux qui n'offre aucune possibilité d'issue. Au cœur de cette scénographie, les comédiens sont en double mouvement : celui de leurs corps et celui du décor, nous donnant l'impression d'un désordre autant visuel que psychologique. Les couples tournent au même rythme que le plateau. De plus, les portes qui tournent sur ce socle mobile permettent des quiproquos et accentuent une sensation de confusion incessante. Pour certains, cette scénographie ludique et parfaitement adaptée au genre du vaudeville happe le spectateur et sert brillamment les thèmes du Dindon.
Le deuxième espace vient contredire l'élément mobile et dynamique de la spirale, un divan
rouge en velours est disposé en avant-scène. Sa présence nous laisse imaginer de fortes symboliques : la séduction, le fantasme et la sensualité. Mais dans cette mise en scène le canapé n'est qu'un élément décoratif où les comédiens se prélassent parfois avant de repartir dans le vif de l'intrigue. Pourquoi avoir placé ce canapé typique des vaudevilles sans finalement l'exploiter réellement ?
Plusieurs d'entre nous en ont été déçus, il leur paraît trop simple et explicite de mettre en scène au 21ème siècle un divan rouge dans un vaudeville et de ne l'utiliser qu'en tant que décor sans même jouer avec. Cependant, d’autres considèrent que ce divan immobile apporte un certain souffle à la scénographie. Il permet aux personnages de faire une pause avant de retourner à leur course poursuite infernale.
Au premier abord, le dispositif scénographique obéit aux conventions du vaudeville. Le mobilier est réaliste et rattaché à l'esthétique de l'époque à laquelle Le Dindon a été créé : la commode, le lit, les lampes, la table de chevet, les portes, les tableaux. Les changements de décors sont incessants, les personnages se retrouvent dans quatre lieux successifs. Les effets sonores et les morceaux de piano (type cinéma muet) sont attendus pour ce genre de spectacle. Les claquements de portes, les quiproquos et les travestissements sont autant d'éléments constitutifs du genre du vaudeville. Les costumes sont aussi, pour la majorité, des costumes d'époque, très réalistes.
A cette dimension très réaliste, s'ajoute une certaine modernité qui crée une ambiance décalée. Lorsque les policiers entrent dans la chambre d'hôtel, un stroboscope scie l'action, nous plongeant dans une ambiance mêlant cauchemars et fantasme. On retrouve également cette dimension surréaliste dans la scène de l'anglais déguisé en lapin. L'ambiance est sombre et psychédélique. Il y a aussi un miroir déformant qui casse le réalisme. Les portes sont utilisées de manière peu conventionnelle : elles se déplacent indépendamment du reste du décor et sont parfois les unes sur les autres. Le spectacle porte des références directes à Alice au pays des merveilles. Maggy porte un costume en décalage par rapport aux autres personnages : une jupe verte et un haut de couleur vive, avec une grosse fleur en papier autour du cou. Il y a donc de nombreux éléments absurdes qui cassent plus ou moins brutalement le rythme effréné du vaudeville. Pour beaucoup d'entre nous, cela pose la question du réalisme et donc du sérieux de la pièce.
La place du jeu dans cet univers scénographique très connoté :
Les comédiens obéissent aux conventions du vaudeville. Il y a une importante dépense d'énergie sur le plateau, les corps sont sans cesse en mouvement et on peut aisément percevoir un grand travail sur la gestuelle. Le surjeu des comédiens fait naître des rapprochements avec l'univers du dessin animé : on compare Pontagnac avec le Loup de Tex Avery. Certains font aussi référence aux films de Charlie Chaplin dans lesquels on retrouve les mêmes chutes, coups, claques, et autres gags de ce genre. Il y a également beaucoup de jeux avec les accessoires qui participent pleinement à la construction d'une esthétique propre au vaudeville. Madame Pontagnac se trompe parfois et enfile des chapeaux d'hommes (on peut y voir le symbole de sa domination sur les hommes), Redillon enfile un chapeau de femme avec voilette, Pontagnac se cache dans le chapeau de sa femme.
Les réactions face à ce jeu très exagéré sont partagées. Pour certains, le surjeu est amusant dans la mesure où il est assumé. Le spectacle étant très long, cette dépense d'énergie permet au spectateur de ne pas s'ennuyer. D'autres personnes ont, à l'inverse, été gênés par ce jeu excessif qui rend chaque action préméditée à outrance. Les rebondissements sont tellement nombreux qu'ils en perdent de la valeur et de la spontanéité, chaque action devient redondante. Ainsi, la grande dépense d'énergie ne suffit pas à tenir le spectateur en haleine.
Le spectacle est rythmé par d'incessants jeux de séduction entre les personnages. Le débat est ouvert sur le caractère provocateur de ces passages plus ou moins sensuels.
Pour la majorité d'entre nous, les mimes de l'acte sexuel sont trop longs et manquent d'originalité. Les passages de séductions n'ont rien de choquant, ils sont au contraire faciles car conformes à la tradition du vaudeville. Il y a une grande constance dans ces jeux de séduction, tout est trop lisse et un manque d'accentuations se fait sentir. Le rapport à la bestialité (les rugissements de lion, le jeu de tauromachie, les oreilles de lapin) a lui aussi un goût de "déjà vu ". L’ensemble parait conventionnel, la majorité des mises en scènes de texte de Feydeau se déroulent de la sorte. La provocation sexuelle est omniprésente à notre époque (à la télévision, à la radio, dans les journaux), elle perd donc de son sens au théâtre lorsqu'elle est présentée de cette manière. Certaines personnes évoquent le fait que pour être représentée au TNBA, cette mise en scène devait obéir aux conventions et rentrer dans les codes.
D'autres trouvent au contraire les jeux de provocation sexuelle satisfaisants et considèrent que s'ils avaient été encore plus poussés nous les aurions trouvé trop suggérés. Selon eux, la
provocation réside dans l'attente : les comédiens parlent sans cesse de passage à l'acte sans jamais rien montrer au spectateur. Nous en venons finalement à nous demander s’il n'y a pas un déséquilibre entre la manière dont les jeux de séduction sont amenés et la manière dont ils sont finalement traités.
La particularité des relations entre hommes et femmes dans Le Dindon, et plus particulièrement dans la mise en scène de Philippe Adrien :
Les costumes font sens. Les porte-jarretelles des femmes sont, par exemple, des éléments dont elles se servent dans une double provocation : elles disent non aux hommes mais dans le même temps continuent à les attirer en leur montrant leurs sous vêtements. Elles sont dans la logique du "je t'aime moi non plus", et s'en amusent. Leurs tenues peuvent nous amener à penser qu'elles ne sont que des femmes objet mais nous nous rendons finalement compte que ce sont elles qui dirigent tout, et dominent les hommes.
Redillon quant à lui porte deux diamants sur son pantalon, au niveau des fesses. Cet élément
de costume est lui aussi significatif par rapport au caractère de son personnage : il cherche beaucoup les femmes.
Nous nous posons maintenant la question de la résonance des rapports hommes / femmes du Dindon avec ceux de notre époque.
Pour certains d'entre nous, ces rapports n'ont rien à voir avec ceux que nous vivons aujourd'hui dans la mesure où les femmes de notre époque ne se comportent plus de cette manière. Pour d'autres, la vision de Feydeau sur les modes de séduction entre hommes et femmes est une vision très moderne. Dans la pièce, les hommes trompent les femmes mais les femmes trompent aussi les hommes, il y a donc une certaine égalité, ou du moins il n'y a plus de machisme. Pour beaucoup, cela se rapproche des rapports que les hommes et les femmes entretiennent aujourd'hui.
Le Dindon de Philippe Adrien nous a apporté tout ce que nous pouvions attendre d'un vaudeville. Cette mise en scène a justement été reçue comme trop attendue par une partie d'entre nous, rendant l’intérêt pour l’ensemble difficile à tenir de bout en bout. Nous nous demandons cependant s’il n'y avait pas une part d'ironie dans cet inébranlable respect des conventions. Le fait que chaque élément appartenant au genre du vaudeville ait été poussé à son comble ne cache-t-il pas une part de dérision ?
Compte-rendu réalisé par Lola Dupuy et Margot Cazaux-Ribère