Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Krinomen du 15 novembre 2012 préparé, animé et modéré par Juliette Morin, Marie Viel, Maïke Holtkemeier, William Petitpas.
Prise de note et compte-rendu : Florence Boileau, Chloé Loustau.
Ce spectacle est un spectacle de fin d'étude de la 23e promotion du Centre National des Arts du Cirque de Châlons-en-Champagne, mis en piste par David Bobee de la cie Rictus.
David Bobee est un metteur en scène qui a étudié le cinéma et les arts de la scène à Caen. Il crée sa cie, Rictus en 1999, dans laquelle il mêle pour ses créations la danse, la vidéo, la lumière, le théâtre. Il met en scène en 2008 Warm, pièce de cirque contemporain pour deux acrobates. En 2010, il commence son travail avec les élèves du Cnac, qu'il suivra régulièrement dans leur formation pour créer avec eux leur spectacle de fin d'étude.
Le CNAC, est un établissement de formation supérieure et de recherche qui propose une formation en 3 ans menant à un diplôme des métiers des arts du cirque. Créé en 1985 par le Ministère de la culture et de la communication, ce centre propose la rencontre entre les disciplines circassiennes et les autres arts, en particulier les arts de la scène. Le Cnac a joué un rôle important dans la reconnaissance du cirque contemporain dans le monde entier qui se développe dès les années 1970 et s’érige en opposition avec le cirque traditionnel. Le cirque contemporain cherche à faire reconnaître le cirque comme un art. Les spectacles se construisent dès lors avec une dramaturgie pensée, permettant notamment de lier les numéros entre eux.
This is the end est un spectacle qui se passe sous un chapiteau. La piste est un plateau tournant à 360°. Au début, des meubles de la vie courante y sont installés dans tous les sens (canapés, tables, lit, table basses, fauteuils, télévision...). Ils sont ensuite remis dans le bon sens, suspendus puis enlevés. Ils sont réinstallés sur le plateau à la fin, avec beaucoup d'autres objets. Pendant le spectacle, les circassiens installent et enlèvent à vue le matériel de leur agrès (mât chinois, bascule coréenne, tissu...). Au-dessus des rangs de public sur trois « côtés », sont installés des écrans sur lesquels sont diffusées des photographies des circassiens et des sous-titres permettant de traduire les différents langages présents dans la pièce (langues étrangères, langue des signes...).
Le spectacle commence par un solo de mât chinois, puis les autres artistes sortent du public et s'installent sur le plateau tournant. Ils se déplacent sur le plateau en faisant des figures acrobatiques. L'un monte au mât chinois, saute dans le vide et son atterrissage très bruyant stoppe tout. A partir de là, ils décident de reprendre par le début. Ils remettent tous les meubles en place et se mettent à jouer des scènes de vie quotidienne en continuant leurs figures acrobatiques (discussion entre amis, repas, dispute, scène d'amour...). Les scènes sont visibles par un éclairage ciblé rapide qui nous fait voir ces instants de vie comme si nous regardions par une fenêtre. Les numéros se succèdent : fil, jonglerie, mât chinois, sangle, tissu, corde lisse, monocycle et portée acrobatique. Chaque circassien se met alors à danser sa discipline.
Pour créer ce spectacle, David Bobee est parti de témoignages des élèves répondant à la question « que feriez-vous s'il vous restez cinq minutes à vivre ? » Créé en 2012, ce thème, suggéré par l’éventuelle fin du monde annoncée par certains calendriers Mayas, intéresse Bobée. Qu’évoque-t-il ? Que suggère-t-il ? Et que reste-t-il de ce processus de création dans la forme finale du spectacle ? Le thème de la fin du monde est-il sensible ?
Tout d'abord, la matière même du cirque nous rapproche de ce thème. En effet, le cirque est un art dangereux repoussant certaines limites. On peut donc y voir une métaphore de la société actuelle qui cherche à toujours repousser les limites de la planète. Les circassiens travaillent avec leur corps et une blessure peut arriver à tout moment. Celle-ci peut les handicaper pour un temps court voire mettre fin à leur carrière, et le risque de mort rôde. Certes, les artistes font tout pour se protéger et éviter cela (ils se parent mutuellement durant le spectacle), mais ils ne sont pas à l’abri d'un accident. Le cirque est donc un bon médiateur en lui-même pour parler du thème de la fin du monde.
Pendant que se déroule le spectacle, une bande-son diffuse les paroles de certains circassiens parlant de ce qu'ils feraient s'ils leur restaient cinq minutes à vivre. Chaque artiste parle de lui, de façon sincère et authentique, il ne joue pas un rôle. Cela évoque leur dernière parole et la trace qu'ils laisseraient, l'empreinte, ou le bilan de leur vie. Ils ne parlent d'ailleurs pas toujours de la fin du monde directement mais aussi de ce qu'est la vie, leur vie. Le jongleur parle de son agrès ; faut-il être fou pour s’entraîner sur un même geste pendant 4h, ou cela rend-il fou ? D'autres parlent non pas de la fin DU monde mais D'UN monde. Pour eux c'est la fin d'un cycle, la fin des études. C'est en quelque sorte la fin de leur jeunesse. Dans les premières scènes, ils nous montrent des moments de vie, leurs relations ; les choses simples de leur quotidien. Pour d'autres c'est l'espoir que cette fin soit la fin d'un monde injuste si l'on fait référence au texte de l'acrobate sur tissu. Ces témoignages sont donc bien sûr en rapport direct avec le thème.
Dans ce spectacle, les rythmes de présentation des agrès sont différents. Certains numéros aidés par la musique, ont un rythme soutenu et très énergique, le jeu est empressé, comme le numéro de bascule coréenne, celui du monocycle ou les portés acrobatiques. Les artistes semblent pressés, dans l'urgence. En opposition, des numéros comme celui du fil, du mât chinois, de jonglage ou du tissu paraissent plus calme, en suspension. Ils se rapprochent de la danse, les mouvements y sont décomposés, presque minimalistes. Ces différents rythmes peuvent signifier deux types de réactions face à la mort : ceux qui paniquent et veulent alors tout tester, tout faire, tout donner, repousser encore plus loin leur limites jusqu'à ce que ça dégénère (comme dans la bascule coréenne où le mécanisme bien rodé semble perdre sa maîtrise petit à petit). Puisque de toute façon ils vont mourir, la prise de risque est sans gravité. De l'autre côté, il y a ceux qui sont dépassés, en état de choc et qui sont comme déconnectés. Les mouvements sont alors lents, comme s'ils voulaient apprécier chaque seconde qu'il leur reste, ils savourent ; le temps est comme étiré. C'est le calme avant la tempête.
Plusieurs types de morts sont évoquées dans ce spectacle : certains s'envolent dans les airs comme pour partir au ciel (le numéro du tissu ou de la corde lisse), d'autres restent au sol, très terriens, comme s'ils voulaient être enterrés. Un autre est plongé dans l'eau d'une baignoire, comme noyé. Chaque numéro est intégré dans le thème de la mort. Certains semblent se suicider, comme la scène avec le monocycle, où les autres artistes se jettent sous ses roues, lui barrent le passage, ou encore la scène du début déclenchant tout, où l'un d'eux saute dans le vide. C'est comme si face à la mort, certains n'acceptaient pas de l'attendre et préféraient rester maîtres de leur destin en allant à sa rencontre. Il y a aussi une mort apocalyptique qui est évoquée, en référence à la chrétienté. L'agrès des sangles est mis en scène de façon à évoquer le Christ. L'artiste, d'abord plongé dans l'eau (le baptême ?), est soulevé dans les airs par une main. Il y reste pendu pendant un certain temps, semblant chercher à s'en détacher, puis tiré par l'autre main, il est alors mis en position de crucifixion. Les bras écartés, les cheveux mi-longs, le corps dégoulinant, les genoux pliés, le circassien évoque clairement le Christ sur sa croix. Lors de sa « descente de la croix », c'est une femme qui vient le récupérer et s'en occuper, rappelant La Pieta de Michel Ange.
Au niveau du décor et des éléments de scénographie, certains évoquent le thème de la fin du monde. Il y a des gyrophares de part et d'autre de la scène qui se mettent en marche en même temps que le son d'une sirène retentit. Sur la télévision du début, l'image d'une explosion atomique et la formation du « champignon » qui en découle est diffusée. Il se gonfle de façon lente, il s'élève, comme si le temps s'était arrêté, mais aucun son d'explosion ne nous parvient. Cela raisonne par la suite lorsque l'un des artistes, sourd, explique qu'après la fin du monde il y a aura du silence, un long silence. Autour du public sont installés des écrans sur lesquels un compte à rebours numérote en sens inverse les scènes qui sont jouées. Sur ces écrans est aussi écrit le nom du circassien en piste et la traduction de ce que l'on entend (certains circassiens ne parlent pas en français). Lors du dernier tableau, un chronomètre de 5 minutes défile sur les écrans.
Paradoxalement, le spectacle ne se termine par lorsque ce chronomètre arrive à 0. Il continue.
Mais alors, le thème de ce spectacle n'est peut-être pas la fin du monde ou d'un monde, mais l'APRÈS fin du monde ? Que faut-il faire ? Tout reconstruire, tout recommencer comme semble le signifier tous les objets que les artistes ramènent sur scène à la fin ? Faut-il vivre chaque jour comme si c'était le dernier, et tout donner, vivre passionnément, sans peur malgré les risques ? Vie signifie vivre, vivant, et c'est ce côté là que ce spectacle essaie peut-être de transmettre. Malgré les dangers, les injustices, nous sommes sur terre et il faut vivre. « Show must go on ». Eux en tout cas nous donnent tout : vitalité, jeunesse, passion, et même leur corps. Leur générosité est absolue, cherchant même la complicité avec le public, par de petits gestes comme des clins d’œil. Le final de ce spectacle, présentant chaque artiste déshabillé, nous rappelle aussi Adam et Eve. Ils sont là, entiers, prêts à tout commencer. Et sous cet angle, ce spectacle parle alors peut-être plus de la vie que de la mort.
Mais cela peut aussi être la critique d'une société de consommation. En effet les objets qui sont sur scène au début sont plutôt malmenés, mis dans tous les sens, suspendus, renversés, enlevés, remis. Comme si nous nous rendions compte qu'il s'agissait d'objets futiles dont nous pouvions faire ce que l'on veut. Nous ne sommes pas obligés de les utiliser dans leur fonction première, fonction dictée de façon inconsciente par cette société de consommation.
Parmi ces thèmes, quels éléments poussent à l’identification ? Le mélange des disciplines dans ce spectacle y contribue-t-il ? Cela permet-il de lier tous les numéros entre eux, ou la forme finale reste-elle décousue comme peut l'être le cirque traditionnel ?
Le chapiteau est un élément appartenant à l'origine au cirque traditionnel. Il fut délaissé pendant plusieurs années par les artistes de cirque contemporain, mais maintenant de nombreux spectacles de cirques contemporains le réinvestissent. Le CNAC forme donc ses étudiants au montage et à l'entretien de ces derniers. Le système du chapiteau permet à tout le public de se voir. Nous voyons les réactions des uns et des autres; nous sommes tous ensemble dans le même lieu à un même moment. L'ambiance est familiale et conviviale, le rapport plus humain que dans une salle de spectacle « en dur ». Le spectateur est inclus dans l'espace de jeu des artistes. Le contact entre artistes et spectateurs est plus grand, et cela favorise l'identification.
De plus, le cirque est une discipline spectaculaire, elle nous fait éprouver la peur (que l'artiste se rate, l'appréhension face au vide, etc.). Ces émotions nous prennent aux « tripes » ; c'est directement dans notre corps que nous ressentons les choses, il n'y a pas d'intellectualisation. Ce sont des sensations « pures ». Tout le monde vit un même moment de spectacle au présent. Ces effets sont en plus pensés dans une construction pour garder l'attention du public. Le premier numéro au mât chinois installe une ambiance lente, presque féerique. Celui de bascule coréenne, qui arrive un peu plus tard, est très impressionnant et permet au public de lâcher prise avec l'intellect afin de ne vivre que le moment présent. Ces deux temps étant installés, le spectateur est alors en condition pour se laisser prendre par le spectacle, ce qui contribue à l'identification. Ensuite, les numéros du funambule ou de la bascule coréenne sont pensés dans une gradation qui fait monter la pression dans le public, la peur s’accroît, nous oppresse. Cette peur que nous ressentons est une projection que nous effectuons. Les applaudissements à la fin des numéros ont un rôle important pour diminuer la pression.
Les thèmes de la mort et de la vie évoqués ci-dessus renvoient donc à l'aspect circulaire de la vie, ce qui est évoqué a plusieurs moments : le spectacle commence par la fin, reprend au début, se déroule et se finit à nouveau. La présentation des artistes au début comme à la fin, immobiles sur le plateau en train de tourner semble nous dire que la vie est un éternel recommencement, un cercle sans fin. Les acteurs venant du public au début semblent nous signifier qu'ils sont comme nous public, comme Mr et Mme tout-le-monde, des gens simples, des humains qui seront amenés à mourir aussi ; ce propos se prolonge avec la scène finale où ils se présentent au public en étant déshabillés, nous rappelant qu'ils sont juste des humains comme nous, public, faits de chair et de sang. Cette humilité, et cette simplicité renvoie un caractère universel de l’existence, et c'est une des choses qui permet le processus d'identification.
L'utilisation du média sonore des enregistrements est un support intéressant pour soutenir le spectacle. Cela amène de l'émotion et de la dramaturgie dans des numéros qui n'en ont pas forcément en cirque traditionnel. Le contenu, intime et authentique, nous donne l'impression de connaître ces artistes dans leur intimité, d'être leur égal, et presque leur ami. Les discours de ces jeunes, aussi variés soit-ils permettent à tout le public de se retrouver dans l'une ou l'autre des descriptions. En tant que jeunes étudiants, nous nous retrouvons en eux car nous sommes aussi dans un cursus de formation artistique et allons devoir nous lancer dans la vie active, voire commencer à créer ; mais comment ? Et pour des personnes plus âgées, la vie étant une succession d'étapes, il y a toujours un monde qui se finit et un autre qui démarre, avec à chaque fois des appréhensions.
En revanche, pour certains, ces textes dirigeaient trop les intentions émotionnelles que le metteur en scène souhaitait créer chez le spectateur et ils considèrent que n'importe quel texte qui se serait superposé au reste du spectacle, aurait suffit à changer le thème du spectacle. Pour eux, à part ces textes, considérés parfois comme larmoyants, rien n'indiquait clairement les thèmes de ce spectacle qui n'était alors plus qu'un enchaînement d'acrobaties.
De même, il y a différents points de vue à l'égard de la musique. Pour certains elle tient une place importante dans ce spectacle, donnant du rythme et de la force. L'accumulation des motifs de cette musique souvent rock et répétitive, plus ou moins remixée favorise la montée en tension et dynamise le jeu. Lorsque, à d'autres moments les artistes jouent en live (saxophone et trompette) elle renvoie directement au thème de la vie puisqu'il s'agit de musique « vivante ». Elle est donc en lien direct avec le spectacle et s'harmonise avec lui. Mais pour d'autres elle est trop présente, assourdissante, les mixages ne favorisant pas l'adhérence du public.
Ce spectacle est donc à envisager comme un ensemble. Les différents éléments qui le constituent (cirque, aspect théâtral, musique, enregistrement, vidéo...) ne sont pas dissociables les uns des autres au risque que le spectateur décroche de ce monde qui se crée devant lui. Nous voyons donc que dans la forme finale, différents éléments nous permettent de voir le thème de la fin du monde, mais ce thème n'est pas absolu, d'autres le recoupent.
David Bobee, résume cela en disant : « Le décor est un appartement fonctionnel où chaque chose a sa place. Dans cette banalité bien ordonnée, nous quêtons l'extraordinaire, le sublime, nous cherchons un peu d'humanité. Ce décor s’inscrit plus dans le courant hyperréaliste que naturaliste. L'espace circulaire du cirque, focus de tous les regards à 360°, est un lieu d'exposition, qui donne à lire l’époque actuelle. La surexposition des objets et des corps du monde le donne à lire autrement. »[1]
Pour aller plus loin :