Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Cour d'honneur et champs de bataille, de Michel Viotte et Bernard Faivre d'Arcier, coproduction ARTE France, La Compagnie des Indes et l'Ina, 2006, 75mn
Rédaction de l'avant-papier : Lorea Chevallier et Anna Chabat
Jaquette du reportage ©Arte Vidéo
Quelques mots sur les deux hommes qui ont collaboré à la réalisation du documentaire
Michel Viotte est réalisateur de films depuis une vingtaine d'années. Bien qu'il ait déjà participé à des projets de fiction ou d'écriture scénaristique, c'est principalement dans le genre du documentaire qu'il s'est fait connaître. Il a abordé des thèmes très variés, allant de l'aventure à la création artistique, s'intéressant à la découverte comme à la mémoire. Pour cela, il va de par le monde réaliser ses films, ne mettant à l'écart aucun continent. Le souvenir constituant une dimension importante dans son travail, il a pris l'habitude d'utiliser les archives disponibles dans les pays où se développent ses films. Ses réalisations sont reconnues puisqu'elles ont été diffusées par plusieurs chaînes françaises, notamment Arte et France Télévision.
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©GrandBiv | ©Arte Video |
Bernard Faivre d'Arcier (dit BFA) a lui une approche plus administrative de l'art dans un premier temps. En effet, après avoir été diplômé de l'ENA, il devient administrateur pour le compte du ministère de la Culture en 1972. Quelques années plus tard, en 1980, il occupe pour la première fois la fonction de directeur du Festival d'Avignon – fonction qu'il occupera jusqu'en 1984. Après un retour à la politique en tant que conseiller culturel du premier ministre (Laurent Fabius), consultant à l'UNESCO, puis directeur du Théâtre et des Spectacles au ministère de la Culture, il réoccupe le poste de directeur du Festival d'Avignon, de 1993 à 2003. Il est actuellement le directeur ou le conseiller de nombreux événements et structures culturels tels que le Théâtre de la Ville à Paris, la chaîne Arte (qu'il a créée en 1986 et présidée), les Biennales de Lyon et la Compagnie Carolyn Carlson Paris.
Le documentaire
Cour d'honneur et champs de bataille a été réalisé en 2006, à l'occasion du soixantième anniversaire du Festival d'Avignon. En 75 minutes, M. Viotte et B. Faivre d'Arcier nous font traverser les soixante ans d'histoire de ce célèbre festival de théâtre. Ils mettent en relief trois périodes marquantes du festival : sa création et son « âge d'or », son évolution autour de 1968 et sa période plus contemporaine. Pour cela, ils utilisent de nombreux extraits de spectacles joués au Festival, mais aussi des témoignages et des interviews. On y trouve aussi de nombreux plans sur les différents lieux de représentation du Festival tels que le palais des Papes, le cloître des Carmes et l'église des Célestins. Le tout est commenté par la voix off de Michel Papineschi.
Le film consistant, d'après Viotte, en une « réflexion sur la radicalité de la création dans les arts de la scène »1, les interviews qui ont été réalisées pour le film concernaient des personnes qui occupent différentes fonctions dans le milieu de l'art et de la culture. Artistes et politiques prennent ainsi tour à tour la parole : Hortense Archambault et Vincent Baudriller (codirecteurs du Festival d'Avignon), Romeo Castellucci (metteur en scène), Alain Crombecque (ancien directeur du Festival d'Avignon), Sonia Debeauvais (assistante de Jean Vilar), Valérie Dréville (comédienne), Jan Fabre (chorégraphe), Bernard Faivre d'Arcier (ancien directeur du Festival d'Avignon), Georges Lavaudant (metteur en scène), Jean-Pierre Leonardini (critique), Josef Nadj (chorégraphe), Thomas Ostermeier (metteur en scène), Olivier Py (metteur en scène) et Jack Ralite (sénateur). Tous apportent leurs souvenirs et leurs visions du Festival d'Avignon dans lequel ils ont joué un rôle, à une époque ou une autre de sa longue histoire.
En effet, ce sont les soixante années du Festival qui sont explorées dans le documentaire, pour retracer une histoire qui ne fut pas linéaire et plate, mais au contraire sujette à des évolutions, des crises et des polémiques. Le film s'efforce de les traverser et de les présenter sous différents angles. En regardant ce documentaire, nous devenons spectateurs du festival par procuration et nous mesurons la spécificité du public et son importance dans un festival qui s'est voulu de portée esthétique et politique, et qui a acquis une renommée mondiale.
Cour d'honneur du palais des Papes ©Christophe Raynaud de Lage
La création du Festival
En acceptant de venir accompagner, avec trois créations théâtrales, une exposition d'art contemporain organisée au Palais des papes en 1947 par Christian Zervos et René Char, Jean Vilar avait pour but de rompre avec le théâtre bourgeois et de s'adresser à un public plus jeune. Si lors de la première, qui eut lieu dans la Cour d'honneur du palais des Papes, 40% des 4800 billets étaient gratuits, c'est qu'il s'agissait de faire venir du public (qui n'était en rien acquis d'avance). Mais surtout, dès les débuts du festival, il aménagea les horaires des représentations, instaura la distribution gratuite de la bible des spectacles, enfin abaissa le prix des places, suivant son idéal d'ouverture du théâtre et d'accessibilité à tous. Ainsi, afin de pouvoir toucher le plus de jeunes possible, la seconde édition du festival eut lieu durant les vacances d'été au mois de juillet (et non plus en septembre comme en 1947).
Les premières pièces que Vilar monta au Festival furent essentiellement des grands classiques, dont les interprètes principaux étaient des acteurs au talent déjà reconnu, et qui connurent la gloire sur la scène d'Avignon. On pense notamment à l'acteur Gérard Philipe, très applaudi en 1949 lorsqu'il joua Le Cid. En 1951, Vilar alors nommé directeur du Théâtre National Populaire (TNP) avait pour objectif « d'apporter le théâtre au peuple » . Un grand théâtre était pour lui « aussi indispensable au bien-être du citoyen que le gaz ou l'électricité » . Jean Vilar tenta donc de mettre le théâtre au rang d'art pour tous et mena ce combat sur deux fronts : au TNP aussi bien qu'en Avignon. La jugeant propice au bon développement de l'intérêt d'un public non habitué à fréquenter des théâtres, il chercha à créer une ambiance de fête autour des structures artistiques qu'il dirigeait. Ainsi, des week-ends artistiques furent organisés au TNP tandis que le Festival se vit ponctué, entre chaque pièce de théâtre, de concerts, de rencontres et de débats. En 1963, Vilar quitta la direction du TNP (Georges Wilson lui succéda) pour se consacrer entièrement à Avignon. Le Festival gagna alors en grandeur (durée de la manifestation, variété des spectacles et de lieux de représentation, taille du public…) et en rayonnement (national et international).
La rupture d'Avignon 68
Se voulant à la fois festival de théâtre populaire et lieu de « rencontre et de confrontation ouvert à d'autres formes et d'autres disciplines artistiques »2, Avignon devient progressivement un lieu de rassemblement de jeunes et d'étudiants qui viennent parler d'art, de culture, mais aussi de politique. En effet, le poids de la politique dans les discussions s'intensifie au point de mener à une grande crise du festival en 1968. De même que pour la France entière, cette année fut une année charnière pour le Festival. Dans un premier temps, les compagnies théâtrales françaises suivent le mouvement de grève qui secoue le pays. A défaut d'artistes dans le pays qui ont suffisamment répété pour jouer, Jean Vilar fait appel à des compagnies étrangères. Cela marque alors à la fois l'ouverture du Festival vers le reste du monde mais aussi l'une des plus grandes polémiques que la manifestation ait connues. En effet, alors que des chorégraphes européens tels que Béjart se font une place dans le Festival, l'une des troupes invitées, le Living Theatre, une compagnie américaine, divise les spectateurs. Son comportement mais aussi la manière dont elle défend ses idées et ses convictions choquent une partie du public, tandis que l'autre s'insurge pour les soutenir. Le documentaire montre ce conflit par l’intermédiaire d'images d'archive qui donnent à voir des débats organisés entre spectateurs, mais aussi des manifestations nécessitant l'intervention des forces de l'ordre.
Le Living Theatre dénonce la guerre au Vietnam, faisant intervenir directement la politique sur la scène. Mais leur orientation politique est aussi présente dans leur mode de vie : une manière de vivre communautaire sans tabous sur le corps ou les relations hommes/femmes. Fumant de l'herbe et se baladant quasiment nus dans les rues de la ville, certains comédiens de la troupe sont arrêtés par la police et attaqués par la presse, perçus alors par une majorité de français comme des hippies. La presse titre : « Satan est Avignon. » Les autorités interdisant leur spectacle, Jean Vilar doit alors les retirer du programme et suivre des décisions qui le dépassent. Dès lors, ce directeur, qui défend pourtant un théâtre populaire, est attaqué par une frange du public (essentiellement les jeunes), qui soutient les agissements du Living Theatre et accuse Vilar de pratiquer la censure. Le slogan « Vive Vilar, Vive Béjart, Vive Godard », utilisé dans les premières années du Festival, est ainsi transformé en « Vilar, Béjart, Salazar ».
Ce rapprochement fait avec le dictateur portugais marque beaucoup Vilar, qui mourra en 1971. Il poursuit cependant, après 1968, son combat pour un théâtre populaire et pour l'ouverture du Festival au reste du monde, comme le fera son successeur et bras droit Paul Puaux, qui prendra le relais de Vilar après sa mort. Celui-ci, dans les années 70, invite par exemple Ariane Mnouchkine, qui s'inspire dans son travail des formes de théâtres indiens et japonais. Dans le même temps, nait le festival Off, qui regroupe des spectacles à l'affiche des petites salles de la ville et qui sont hors de la programmation officielle du Festival. Puaux allonge la durée du Festival et fait venir des artistes contemporains, notamment de danse, son souhait étant de faire connaître au public des artistes qui ne possèdent pas encore une grande renommée. La fréquentation augmente et le Festival contribue ainsi à faire découvrir au public français Bob Wilson, mais aussi les chorégraphies dirigées par le hasard de Merce Cunningham, les improvisations de Carolyn Carlson et l'univers émotionnel de Pina Bausch.
Le Festival moderne et le Festival contemporain
La vocation internationale du Festival est pleinement assumée et développée à partir des années 1980, avec chaque année la présence de formes spectaculaires d'un (ou de plusieurs) pays étranger(s). Ainsi, pendant plusieurs années, chaque édition met en valeur un pays et ce sont les danses russes avec les danseurs du Bolchoï qui ouvrent le processus.
Mais ce système qui fonctionne bien pour la danse est quand même assez compliqué à appliquer au théâtre. En effet, plus de 90% des spectateurs sont francophones. Des sous-titrages et autres systèmes de traduction sont mis en place, mais le théâtre en langue étrangère reste difficile d'accès pour les spectateurs. Le théâtre musical, quant à lui, prend plus facilement sa place dans le Festival car les spectateurs sont plus habitués à entendre de la musique dans une autre langue que du théâtre. Citons le Tazieh d'Iran comme exemple de théâtre musical issu de traditions extra-européennes.
Depuis cette entrée dans la période « moderne » de son histoire, le Festival d'Avignon a conservé son image d'un festival populaire rythmé par les volontés du public. Le public fait le Festival. L'interdisciplinarité qui a peu à peu gagné la scène d'Avignon se poursuit : au théâtre, à la danse, au cinéma et à la musique s'ajoutent, dans les années 2000, les arts plastiques, comme en témoignent par exemple les spectacles de Romeo Castellucci. Un nouveau mouvement s'est également développé au cours de ces années, celui du « théâtre de l'insécurité »3, qui a pour composants ou principes esthétiques le gore, le sang et la violence – mouvement dont l'incarnation la plus marquante dans le Festival a été, selon certains commentateurs et spectateurs, l'artiste pluridisciplinaire Jan Fabre (artiste associé à l'édition 2005).
C'est justement cette édition de 2005 qui a le plus marqué le public dans les années 2000. En effet, une grande polémique eut lieu autour de la violence scénique qui, cet été plus que jamais, parut exacerbée. D'après la philosophe Carole Talon-Hugon, elle a été suscitée « par la représentation d'objets, de situations, d'évènements (meurtres, viols, massacres, cannibalisme, violence, sang, excréments et autres sécrétions corporelles, etc.) qui, hors contexte de la représentation, provoquent des réactions affectives pénibles : crainte, aversion, peur, pitié, horreur, tristesse, répugnance, répulsion.»4,, Jan Fabre, notamment avec ses spectacles L’Histoire des larmes et Je suis sang, n'était pas le seul fauteur de troubles de cette édition. En effet, Gisèle Vienne dans Une belle enfant blonde, Thomas Ostermeier avec Anéantis de Sarah Kane, Jacques Delcuvellerie dans Anathème choquèrent les spectateurs d'Avignon. Le public qui avait déjà fait ses réservations avant même de connaître la programmation fut confronté directement à la violence, montrée sans tabou sur scène. Le spectateur n'avait aucune distance face à ce difficile spectacle et dut faire face à l'horreur sans le filtre d'un écran qui le protège au cinéma et ne peut exister au théâtre. Est ressortie des débats et des critiques sur ce sujet la question de l’esthétique des spectacles, mais aussi celle de la place du public et de son rôle. La polémique trouve sa place dans une question fondamentale, à savoir qu'est ce que le théâtre ? Est-ce le théâtre populaire à textes ? Ou doit-ont privilégier un théâtre d'images ? En effet, cette édition de 2005 était centrée sur la danse et les formes « transversales », elle ne présenta pas une seule pièce de théâtre à texte dans la Cour d'honneur. Les codirecteurs du festival, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, ont cependant défendus fièrement cette 59e édition, la considérant comme celle qui « aura interrogée les limites et les frontières du théâtre ».
Bien qu'ayant défendu leur choix, les codirecteurs du festival ont toutefois associé à l'édition de 2006 un artiste sûrement moins extrémiste que Jan Fabre, le chorégraphe Josef Nadj. Cet été-là était d'autant plus important qu'il s'agissait de la 60ème édition depuis la création du Festival par Jean Vilar. Dans cette optique de célébration, l'envie de faire découvrir la scène mondiale au public a été remise au goût du jour par le choix de l'association avec ce chorégraphe. Effectivement, Nadj, originaire de Serbie, a choisi des artistes venus de toute l'Europe pour l'édition de 2006. De plus, il a fait voyager les spectateurs d'Avignon à travers différentes formes artistiques, tant dans la programmation que dans ses propres créations, présentant sur scène des acteurs, des danseurs, des musiciens et des plasticiens (comme le peintre espagnol Miquel Barceló). A l'image de l'évolution qu'a connue le Festival, cette 60ème édition de 2006 s’est inscrite dans un axe de recherche, celui de la transdisciplinarité, et dans une ouverture au monde.
Documentation
Livres et travaux universitaires :
Claire DAVID (dir.), Avignon, 50 festivals, Arles, Actes Sud, 1996.
Antoine de BAECQUE, Avignon, le royaume du théâtre, Paris, Galimard, 1996.
Bernard FAIVRE d'ARCIER, Claire DAVID (dir.), Avignon, vue du pont - 60 ans de festival, Arles, Actes Sud, 2007.
Emmanuel ETHIS, Jean-Louis FABIANI & Damien MALINAS, Avignon ou le public participant - Une sociologie du spectateur réinventé, Paris, L'Entretemps, 2008.
Bérénice Hamidi-Kim, « Le "cas Avignon 2005", emblème et catalyseur d'un différend esthétique », in Les Cités du « théâtre politique » en France de 1989 à 2007, thèse de doctorat en Lettres et Arts, sous la direction de Christine Hamon-Siréjols, Université Lyon 2, 2007.
Carole Talon-Hugon, Avignon 2005 - Le Conflit des héritages, hors-série « Du théâtre », n°16, Arles, Actes Sud, 2006.
Emissions de radio et documents associés :
Au fil de l’histoire, « Jean Vilar, un patron en Avignon » de Gérard Levoyer, Christine Bernard-Sugy (réal.), France Inter, 1er avril 2012, émission réécoutable en ligne, URL de référence : http://www.franceinter.fr/emission-au-fil-de-lhistoire-archives-2011-2012-jean-vilar-un-patron-en-avignon.
Festival d'Avignon 2006 : 60 ans, dossier France Culture, mis en ligne le 7 juillet 2006, URL de référence : http://www.franceculture.fr/2006-07-07-festival-d-avignon-2006-60-ans.html.
Sites Internet :
Site officiel du Festival d'Avignon : http://www.festival-avignon.com/fr/.
Site officiel de Michel Viotte : http://www.michelviotte.fr/.
Extrait du documentaire sur http://www.dailymotion.com/video/k4IS0rv8KG6DNdXe4u?start=2.
Site officiel du TNP de Villeurbanne : http://www.tnp-villeurbanne.com/le-tnp/lhistoire/historique-du-tnp.
Pour aller plus loin...
Avec une programmation toujours plus "contemporaine", le public populaire à l'origine visé a-t-il encore les clés pour comprendre et apprécier les spectacles ?
Alors que le public du In effectue ses réservations des semaines à l'avance pour pouvoir assister aux spectacles et des mois avant pour l'hébergement, peut-on dire que le Festival se donne les moyens de s'adapter à ses spectateurs ?
Alors que Jean Vilar et ses successeurs avaient le désir de placer le public au centre du Festival, que penser de l'absence de spectateurs parmi les personnes interviewées dans le film ?
1 Propos tenu par Michel Viotte sur son site officiel, dans la rubrique « Documentaires », URL de référence : http://www.michelviotte.fr/spip.php?article44.
2 Bernard Faivre d'Arcier, Avignon, vue du pont - 60 ans de festival, Arles, Actes sud, 2007, p. 30.
3 Ibid.
4 Carole Talon-Hugon, Avignon 2005 - Le Conflit des héritages, hors-série « Du théâtre », n°16, Arles, Actes Sud, 2006, p. 3 .