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Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).

Critique de World of interiors - Ana Borhalo et Joao Galante, par Alice Prada

 

A la découverte de mondes intérieurs

 

 

World of Interiors est une création d'Ana Borralho et de Joao Galante. Ce moment est une performance-installation tend plus vers l'expérience que vers le spectacle conventionnel.


Après les quelques mots d'introduction d'Eric Chevance à propos du spectacle, le public s'avance dans le couloir du TNT qui permet d'entrer dans la salle. A peine les petites marches descendues, on sent déjà que quelque chose d'inhabituel se dégage de la pièce. Puis on découvre les quinze corps d'acteurs choisis localement allongés, disséminés au centre de la nef sur un tissu noir. Excepté les petits objets caractéristiques du théâtre, aucun élément de décor. Puis peu à peu, à la scénographie des corps actants s'ajoute celle des regardants. Le public entre en général sur la pointe des pieds, et pénètre timidement la scène. Tandis que certains sont intrigués, d'autres se lancent des regards blasés ; oui, le TNT est toujours fidèle à lui-même dans sa programmation osée. Quels que soient les avis, on oscille entre les acteurs, qui marmonnent les yeux fermés des textes de Rodrigo García, textes qui abordent, entre autres, les dérives de la société de consommation, du marketing, de la starification et qui tournent même en dérision la violence. Puis, par fatigue, par gêne de regarder des semblables d'aussi haut, par réponse à l'invitation suggérée ou pour d'autres raisons, on commence doucement à s'assoir.


Les sensations peuvent être différentes selon les personnes et les moments. Le son est très travaillé dans cette performance. Les acteurs récitent des textes de Rodrigo García, auteur à la mode. Chacun porte une oreillette qui lui souffle les textes pendant deux heures, et eux répètent sur un ton épuré au maximum de toute interprétation. L'oreillette est bien sûr là par obligation, mais donne l'impression d'être face à de petits robots qui aspirent les mots par l'oreille et les rejettent par la bouche, le reste du corps étant désactivé. Du groupe émane un murmure uniforme et chacun en est à un endroit du texte différent. D'ailleurs, même si on sait que la production de García n'est pas assez abondante pour être récitée pendant deux heures par quinze personnes sans jamais se répéter, on ne peut s'empêcher d'être un peu déçu quand on quitte un acteur pour un autre qui dit exactement le même texte que l'autre. Il est très étrange d'entendre des textes parfois violents dits sur un ton si décalé et si calme : c'est au spectateur de mettre son intonation. En circulant dans l'espace, le bruissement général est couvert par une voix, qui s'éloigne au profit d'une autre. En fermant les yeux on a une pensée pour les schizophrènes. Par moments, tous les acteurs se taisent progressivement. On ose alors à peine bouger car on entend le moindre frottement. C'est assez surprenant qu'autant de personnes réunies arrivent à créer ce silence. Puis on reprend doucement. A d'autres moments, tous les acteurs disent une sorte de refrain, ensemble. Cela rythme un peu le spectacle et casse la sensation de patauger temporellement.


L'invitation à l'observation crée une redécouverte du corps ; on observe les visages d'en dessous (un angle inhabituel qui révèle des traits nouveaux), on redécouvre ce qui d'ordinaire nous semble banal : nez, bouches en mouvement, paupières. Parfois la fixation du regard sur l'acteur pendant un long laps de temps crée des sortes d'hallucinations. Cette ambiance extrêmement lente et posée, très dure à créer car étant donnée le nombre de personnes dans le salle l'agitation aurait pu vite se faire, on peut prendre le temps d'être à l'écoute de ses sens et d'être fasciné par les moindres détails.


A ce passage des images au microscope s'ajoute la scénographie des odeurs. D'un acteur à l'autre le parfum, ou plus rarement l'haleine, change. Aux odeurs s'associe l'imagination : père de famille, jeune célibataire, personne un peu vieux jeu... Reste à savoir si les senteurs sont un choix, sont des sortes de costumes, ou si ce sont celles des comédiens.


S'en suit un chemin cérébral propre à chacun. On peut parfois se sentir voyeuriste, ou compatir avec l'acteur. On découvre des mondes intérieurs à soi, à la performance, on en invente aux autres. Il est assez étrange de constater que les acteurs voyagent mais nous emportent avec eux. Certains jouent avec ces sensations de présence en se tournant face à face avec la personne qui les observe. Certains décrochent, d'autres somnolent, et chacun a sa propre réception. Le spectateur est presque contraint de se créer ses histoires. A force d'observer, on peut avoir l'impression de connaître les acteurs. Au bout d'un certain moment au cours du spectacle, la tendance générale est de s'allonger auprès des acteurs. On voit que certaines personnes se créent des fantasmes amoureux, amicaux, familiaux... Beaucoup se posent la question du contact physique ; on balance entre volonté d'encouragement, de sympathie, de refus d'instrumentaliser ces corps inertes, de décence. Puis on voit une main en prendre une autre, une paume sur une épaule. En tout cas chacun est plus attiré par certains acteurs que par d'autres.


Cette performance réussit à faire un spectacle de près de deux heures sans liens narratifs et avec uniquement des micro-mouvements, mais malgré l'invitation à sortir quand on le désire, le temps devient long. Cependant, on est tenu par le suspense : comment vont-ils se sortir de là ? Quelle chute ? Quelle fin ? On pensait pour beaucoup que la fin en serait une vraie, quelqu'un qui entre en scène, qui fait une annonce... Mais, au bout du compte, tous se taisent les uns après les autres et quand le silence est fait ils s'en vont. C'est simplement une suspension qui s'opère, laissant le public dans un étrange trouble. On applaudit à peine, on reste au cas où il y ait un salut, mais non.


Même après quelques jours, il est très difficile d'avoir un avis sur la performance en étant aussi déboussolé. Et inutile de lire une critique sur ce genre de spectacle ; on peut lui faire dire tout et n'importe quoi, souvent dans des envolées lyriques intellectualisantes insignifiantes. Voir une telle installation est très intéressant quand c'est la première fois, peut-être moins quand on a déjà vu quelque chose de semblable, car il est possible que la découverte de mondes intérieurs nouveaux permise ici ne soit possible que lorsque l'on est vierge de toute expérience semblable. En réalité, tout dépend des attentes de chacun face à une performance...

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