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Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).

Critique de World of interiors - Ana Borhalo et Joao Galante, par Juliette Salmon

 

 

World of interiors ou le voyage troublant d'un fœtus à travers le monde

 

 

 

Le TNT de Bordeaux - connu pour sa programmation tournée vers la performance et le théâtre de recherche - accueillait une fois de plus (après Mistermissmissmister et Sexy MF) les performers portugais Ana Borralho et Joao Galante. Ces derniers jours, le spectateur, habitué ou simple curieux, connaisseur ou novice, était ainsi convié à une installation performance autour de textes de Rodrigo Garcia, auteur et metteur en scène né à Buenos Aires, au regard souvent cru sur le monde.

 

Lorsqu'il pénètre dans la salle de spectacle du TNT, le spectateur découvre quinze corps allongés et le silence. Sur le sol, une moquette noire à l'air confortable délimite un espace rectangulaire. A l'intérieur, des hommes, des femmes, certains jeunes, d'autres plus âgés, tous vêtus de vêtements de ville très colorés, reposent. Des tâches rouges, oranges, violettes, bleues, vertes, tranchent sur le noir et dessinent un espace fait de vide et de plein, de creux et de bosses ; un espace qui invite à s'approcher.

Les corps se mettent à parler. Chuchotis et bruissements encore lointains, les mots ne sont pas encore audibles et se mélangent en un apaisant bruit de ruisseau. Commence alors pour le spectateur un voyage avec lui-même et avec tous ces autres autour ; spectateurs, performers, tous constitutifs d'un même espace et d'une même expérience en train de se faire et de se vivre, différente pour tous, semblable pour chacun.

Certains spectateurs se précipitent aux côtés d'un performer, se couchent et écoutent. D'autres commencent timidement à circuler entre les corps, glanant ici et là une bribe de texte en français ou en espagnol. D'autres encore restent lointains, immobiles autour de l'espace délimité par la moquette, et observent ces galaxies de corps qui se forment. Le processus est en route. Chacun est libre de partir, de rentrer, de sortir, de s'endormir pour un instant ou pour une heure.

World of interiors dit penser le spectacle et la société, comme bon nombre de spectacle dits contemporains. Les textes retenus dans l'œuvre de Rodrigo Garcia amènent ainsi le spectateur du côté de la critique de la société de consommation, sur les bords d'un suicide dû à l'incommunicabilité, vers la guerre et la politique, ou encore sur le terrain de la dépendance à l'autre dans l'amour. C'est cependant plus par sa forme même que par son propos que World of interiors questionne le monde contemporain. En effet, contrairement à des spectacles qui provoquent le spectateur et le brutalisent à l'aide d'images « chocs », que ce soit par leur aspect cru ou leur côté faussement amoral, comme ceux du metteur en scène Jan Lauwers, ou par le biais d'injonctions sans cesse plus violentes faites au spectateur soi-disant endormi par le théâtre institutionnel, tel les travaux récents de Maguy Marin ou Michel Schweizer ; World of interiors amène le spectateur à s'écouter. Peu à peu, le texte perd son sens, et si on avait commencé par s'attacher au bruit des corps autour, on se met à se réécouter soi-même, à questionner ses envies, sa place dans cet espace, et, plus largement, dans le monde.

Quant à la réflexion sur le spectacle en train de se faire, la grande différence de World of interiors avec certains de ces spectacles ou performances qui fleurissent dans nos théâtres depuis une vingtaine d'années, est que s'il place le spectateur en situation de questionnement, il ne l'oblige pas à une réflexion « masturbatoire » sur son rapport à l'œuvre, mais l'invite à une expérience qui le laisse libre de choisir ses chemins de pensée. Ainsi, c'est sans se faire violence et sans culpabiliser que le spectateur choisit (ou non) de repenser l'étrange sensation de ces nouveaux rapports qu'instaure World of interiors entre le spectateur et le performer, l'œuvre et le spectateur, le spectateur et le spectateur, l'espace et le spectateur.

World of interiors est un performance qui laisse le temps au spectateur de trouver sa place dans la machine théâtrale sans le juger et qui, en l'invitant à « lâcher » le monde et son brouhaha, le confronte à la beauté du bruit des hommes, à la tendresse des sons des corps en partage, à l'écoute ensommeillée d'un intérieur trop souvent oublié. Et si vous vous laissiez le choix de déposer vos armes et de retenter un chemin à l'envers ?

 

 

 

Juliette Salmon.

 

 

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