Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Nauzyciel en Amérique
Après Le Malade Imaginaire ou le Silence de Molière, Black Battles With Dogs et Ordet, nous rencontrons le metteur Arthur Nauzyciel qui présente en ce moment au Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine sa nouvelle création : Julius Caesar, de William Shakespeare. Le temps d’un café, il nous explique sa démarche de travail ainsi que son affection pour les Etats-Unis.
(Source : journal la Terrasse)
Vous êtes issu d’une formation en cinéma et en arts plastiques, comment le théâtre s’est-il imposé comme une évidence dans votre carrière ?
Par hasard, ou presque. Disons que je devais réaliser un court métrage dans le cadre de mes études, et tout jeune que j’étais je pensais naïvement que peut être Philippe Léotard ou Jacques Bonnaffé pourrait être de la partie. Léotard a été assez gentil pour me répondre et m’a invité à assister à un de ses cours de théâtre. J’y suis retourné plusieurs fois par la suite. Ensuite j’ai participé au concours de l’école de Chaillot, sans la moindre envie d’être reçu mais dans l’espoir que peut-être Vitez me laisserait assister à ses cours, en auditeur libre. Pour finir j’ai été reçu et pendant des mois je n’ai passé aucune scène. Un jour ils se sont demandés ce que je faisais là, j’ai donc commencé à travailler. Peu à peu j’ai pris goût à cela et c’est ainsi qu’est arrivée ma première mise en scène : Le Malade Imaginaire ou le silence de Molière. J’ai toujours su que je souhaitais travailler à l’étranger.
Pourriez-vous nous parler de la genèse de Julius Caesar ?
En 2008 l’American Repertory Theater m’a demandé de monter cette pièce, qu’il n’avait jusqu’à présent jamais monté et qui est très connue aux Etats-Unis. Il s’agissait donc originellement d’une commande. La pièce pose nettement la question de la République : à partir de quel moment, dans une démocratie, peut-on considérer qu’une République est en danger et frôle la dictature ? On pouvait se demander cela à l’époque sous le régime de Bush, et il me semble qu’à l’heure actuelle il en va de même pour la France. En 2008, le mandat de Bush touchait à sa fin, causant de grosses cassures économiques, sociales voire géopolitiques.
Beaucoup d’espoirs se sont cristallisés sur Barack Obama ou Hilary Clinton, deux représentants démocrates et loin d’être anodins : une femme candidate, épouse d’un ancien président et, de l’autre côté, ce jeune métisse considéré comme un intellectuel. Une grande première pour un pays comme les Etats-Unis. Monter Julius Caesar paraissait aller de soi.
Accompagnez vous toujours vos acteurs lorsque le spectacle tourne ?
Oui, c’est important. Le travail que nous faisons reste souple. Parfois lorsque l’on va voir un spectacle il arrive qu’on ait une impression de mécanique, de très « en représentation ». Notre spectacle donne l’impression d’être toujours frais, alors qu’il tourne depuis 3 ans. Je retravaille toujours dans le but de conserver cette spontanéité.
Une tâche assez ardue…
Effectivement. Mais nous travaillons dur pour cela. Vu de l’extérieur on a la sensation de quelque chose de flottant, alors qu’en vérité tout est calculé à la minute prêt. Chaque mouvement, chaque déplacement a une raison d’être. Les acteurs ont une infinité de choses à garder en tête pour assurer le bon déroulement de ce spectacle. C’est pour cela qu’il est important de les accompagner chaque soir de représentation : j’aime que ce travail de précision soit permanent.
La deuxième raison qui me conduit à accompagner mon équipe dans les spectacles c’est qu’il y a dans mon travail quelque chose de suffisamment sensible et intime pour qu’à un moment donné l’histoire du projet devienne le sujet même du spectacle. Et, bien évidemment, lorsque l’on déplace 20 personnes des Etats-Unis, la moindre des choses est de les accompagner.
Quelque chose qui m’a beaucoup impressionné dans votre mise en scène : on sent que tout est chorégraphié et pourtant l’acteur garde un espace de jeu énorme. Comme réussissez-vous à faire comprendre à tes acteurs que derrière l’aspect très directif de la chorégraphie, il y a malgré tout une place pour le jeu ?
D’abord, je ne parle jamais des personnages. Nous n’en parlons jamais. C’est en cela que la distribution est importante, puisque je fais le choix de partir des gens pour ce qu’ils sont et nous pas des personnages. Du coup, l’espace est infini pour les acteurs car ils travaillent à partir de ce qu’ils sont eux. C’est pour cela qu’un projet comme celui-ci nécessite un énorme travail de table : pour ce spectacle nous avons eu un mois de répétition en tout, en comparaison à avec mes autres mises en scène en France où nous avons toujours eu 2 à 4 mois. Sur les quatre semaines, j’ai fait trois semaines de tables. C'est-à-dire que j’ai fais la mise en scène sur le plateau en 3 jours.
Vous avez donc des comédiens très disponibles…
Même plus que disponibles. Il y a une énorme différence entre les acteurs français et les acteurs américains. En France, lorsque je suis en travail avec les comédiens sur le plateau et que je me tourne deux minutes pour parler au régisseur, en me retournant il n’y aura plus personne car untel sera parti fumer, ou untel avait un coup de fil important à passer. J’avais l’impression de passer mon temps à aller chercher mes acteurs, ce qui n’arrive jamais avec l’équipe d’acteurs actuels. J’ai conservé des vidéos des différents travaux de mise en scène que j’ai effectué, et on remarque nettement cette différence dont je vous parle. Damien Jalet, le chorégraphe avec qui j’ai travaillé pour Julius Caesar et pour Ordet est venu à Boston pour travailler 2 heures par jour avec les acteurs, pendant 3 jours. Pour Julius Caesar, ces 3 jours ont amplement suffit. Pour Ordet, où la distribution était française, il a fallu travailler deux heures par jour pendant 2 mois, avec la crainte à la veille de la première qu’ils n’y arrivent pas.
Et lorsqu’on compare les deux vidéos où on voit David descendre les escaliers pour aller parler aux acteurs sur scène, on voit d’un côté la distribution américaine se rassembler vers lui pour écouter ses consignes, et de l’autre la distribution française s’écarter pour aller discuter ou je ne sais quoi… Pour moi ces vidéos en disent long sur les différences culturelles entre France et Etats Unis sur le plan du travail d’acteurs.
Comment expliquer-vous cette disponibilité de l’acteur américain par rapport à l’acteur français ? Croyez-vous qu’il s’agisse d’humilité ?
D’humilité, entre autres. Mais on peut aussi expliquer cela d’un point de vue culturel : il y a chez les américains une morale religieuse très ancrée, ce qui explique peut être leur esprit de communauté, ce qui se traduit sur le plateau par un esprit d’équipe. Il n’y a pas de premier rôle ou de rôle secondaire, tous s’épaulent également. C’est pour cela que personne n’arrive en retard. Quand une répétition est prévue à 13h, tous vont arriver à 12h30 parce que c’est leur responsabilité par rapport aux autres acteurs. En France, on a la sensation qu’arriver en retard est une preuve de caractère et qu’il serait humiliant d’être en avance.
Il y a également une question purement économique : aux Etats-Unis il n’y a pas d’argent public destiné à l’art et la culture. Les acteurs ont donc conscience leurs dix minutes de retard ont un coût. Les Etats-Unis c’est vaste : il y peu de projet intéressant, mais énormément de bons acteurs, ce qui favorise la compétitivité. Chacun est unique, mais potentiellement remplaçable. D’autre part, les études ont un coût, souvent ils s’endettent sur dix ou quinze ans pour pouvoir payer 3 années d’études. En France, nous sommes un peu plus chanceux il me semble.
Envisagez-vous de retravailler un jour avec une équipe d’acteurs français… ?
Ma première mise en scène, Le malade imaginaire ou le silence de Molière, a été une expérience très dure sur le plan humain. Même assez violente. Par la suite j’ai décidé de monter Black Battles With Dogs (Combats de Nègres et de Chiens) de Koltès aux Etats-Unis. Il s’agissait du même type de travail que sur Molière, mais il s’est mieux déroulé. L’expérience du Malade Imaginaire a freiné mon travail en France où je n’ai plus travaillé que sur commande. Il m’a fallu attendre neuf ans pour engager une production française avec Ordet. J’étais fatigué de devoir justifier ma place de metteur en scène auprès de mes acteurs ou même des gens autour. Cette expérience aux Etats-Unis m’a permis de trouver mon équilibre.
Propos recueillis par Galadrielle Goulvestre et Marie-Laure Mouak en présence de MalickGaye, Responsable sectoriel des relations avec le public du TnBA.