Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
(En complément au compte-rendu du débat de krinomen. Ce texte vise à donner un large panorama explicatif de la question culturelle dans la campagne des municipales de Bordeaux 2014. Des nuances et des précisions peuvent à ce titre parfois faire défaut. Il peut ainsi quelquefois échapper à quelques rigueurs scientifiques.)
1- D’un maire, l’autre : contexte historique de l’action culturelle d’Alain Juppé
Considérer l’élection municipale 2014 à Bordeaux ne peut se faire sans tenir compte à la fois de l’action politique menée actuellement et sans prendre en considération ce qui en a fait le fondement, à savoir le positionnement d’Alain Juppé par rapport à son prédécesseur au Palais Rohan.
- Le système Chaban et le chabanisme culturel
Jacques Chaban-Delmas, maire de 1947 à 1995, outre sa longévité à Bordeaux a marqué la ville par son investissement dans le domaine culturel, pour son intérêt et la manière de construire l’action culturelle. Inscrit dans un courant politique qu’il avait lui-même créé et qui visait à faire advenir une Nouvelle Société dans un mélange entre Gaullisme et ouverture à d’autres forces politiques, dialogue social et visant à la modernisation de la société française, il a très vite fait de domaines comme le sport ou la culture des éléments essentiels à son action. Cela n’était pas dénué de considérations de prestige et de visibilité de son action.
o Un système d’interrelations reposant sur la confiance aux acteurs culturels mais limitant à quelques lieux et événements l’action culturelle
C’est à ce titre que Chaban a pu investir la ville de Bordeaux dans le soutien à un certain nombre de formes novatrices et de projets culturels marquants. Il s’agira notamment du festival Sigma proposé par Roger Lafosse à partir de 1965 et auquel Jacques Chaban-Delmas accordera une grande confiance et indépendance, quitte à déplaire à son électorat traditionnel et de l’ouverture du CAPC, à l’initiative de Jean-Louis Froment. L’un comme l’autre ont été des éléments essentiels de visibilité de Bordeaux, qui, par leur autonomie et leur indépendance ont pu donner une image novatrice à la ville telle que le souhaitait Chaban dans son projet politique. Son action culturelle prenait donc clairement place dans son programme politique, dans les orientations qu’il souhaitait incarner, dans l’image politique qu’il voulait donner au plan local mais surtout au plan national que son projet de Nouvelle Société incarnait pleinement. Toutefois, dans cette recherche d’une image novatrice, il ne pouvait pas s’exonérer d’une action vers une composante plus traditionnelle de son électorat tant électorat gaulliste qu’électorat bourgeois bordelais, ce qui se traduisait, par exemple, dans le domaine culturel par un fort soutien au grand-théâtre et à la mise en place d’un événement musical tel le Mai Musical consacré à la musique classique, comme deux pendants d’une culture traditionnelle visant à équilibrer sa posture d’homme politique.
Il est toutefois important de souligner, qu’en dépit de cette sensibilité pour l’innovation culturelle et sa confiance donnée aux acteurs culturels le mode de fonctionnement institué par Chaban-Delmas était relativement cloisonné et fermé. Ainsi à l’instar de ce que Jacques Lagroye a nommé le Système Chaban comme système politique local fonctionnant sous la forme d’une vassalisation des rivaux politiques de Chaban dans un jeu d’échange, certains, comme Françoise Taliano Des Garets, ont pu parler de Chabanisme culturel, notamment dans la constitution d’un réseau resserré d’acteurs intervenant dans le champs culturel et permettant de développer une action culturelle cohérente sur le long-terme entre politique de prestige traditionnel et politique de rayonnement d’avant-garde. Ainsi Jacques Chaban-Delmas avait certes un adjoint à la culture mais était-il totalement inexistant, ainsi faisait-il reposer son exercice du pouvoir sur des relations personnelles qui mettaient lui et son épouse au cœur des interrelations, ainsi adoubait-il quelques acteurs culturels qui servaient ses desseins mais qui limitaient ceux-ci à un nombre très réduits. Surtout, dans cette mission de prestige et cette constitution d’une image de maire conservateur et novateur par l’action culturelle, Chaban-Delmas s’est fourvoyé dans une politique culturelle dispendieuse au plus haut point, mettant sur la fin de son règne, les finances publiques de la ville en grande difficulté.
- La rupture Juppé et le difficile positionnement culturel
L’arrivée de Juppé à la mairie de Bordeaux en 1995 se fait dans un contexte particulier, celui de la fin de Règne de Chaban-Delmas et d’une liste de droite conduite par Alain Juppé, depuis peu 1er ministre de Chirac et qui cherche à s’implanter localement. Juppé n’est donc pas le candidat local naturel et devra notamment écarter Jacques Valade le successeur naturel de Chaban pour avoir été son 1er adjoint pendant 20 ans.
o L’impression d'une nouvelle ligne d’action par la liquidation des « Institutions Chaban » et le tournant gestionnaire de l’action culturelle
C’est donc pour Juppé la nécessité à ce moment de se distancier de Chaban-Delmas, de son mode de fonctionnement et de ses réalisations.
Cela prendra un tour particulier dans le domaine culturel d’abord du fait de la symbolique particulière du domaine tant dans l’action publique en générale que dans celle de Chaban en particulier. Cela aura un sens également important dans le contexte financier de la ville de Bordeaux. Si la période 1993-1997 est une période difficile pour les finances publiques en général, Bordeaux souffre énormément des choix effectués par Chaban en termes d’investissements et en termes de politiques publiques dispendieuses notamment dans la culture. En 1995, la ville de Bordeaux est au bord de la banqueroute et ne doit pour beaucoup de projet son salut qu’à la communauté Urbaine de Bordeaux. Par ailleurs, cette priorité d’un retour à l’équilibre financier fait partie des éléments que souhaite cultiver Juppé quant à son image politique : celui d’un homme gestionnaire et rigoureux.
Les deux éléments conjugués de la priorité gestionnaire et de la volonté de distinction du lourd héritage de Chaban se traduiront par quelques décisions symboliques mais d’importance comme l’arrêt du festival Sigma, le licenciement d’Alain Lombard directeur artistique de l’Opéra et le non-renouvellement de Jean-Louis Froment à la tête du CAPC, s’attaquant ainsi à toutes les grandes institutions de Chaban et réduisant de fait l’action culturelle de la ville.
S’en suit donc une longue hésitation sur les choix à effectuer en termes de culture, sur les priorités à donner. Cette hésitation est par exemple celle que traduit la baisse régulière des budgets culturels de la ville et plus particulièrement des Musées, et au premier titre du CAPC. C’est aussi l’incertitude constante qui pèse sur certains lieux ou certains secteurs comme les entrepôts Lainé, dont l’usage est très régulièrement questionné depuis le départ de Froment en 1996, entre lieux à disposition d’antiquaires, entre centre polyvalent dont se fera l’échos l’adjoint à la culture Dominique Ducassou, ou plus généralement du secteur de l’art contemporain si prisé par Chaban qui fait l’objet d’un véritable désinvestissement que ce soit donc au CAPC dont les budgets d’acquisition deviennent par exemple année après année de plus en plus réduit ou du soutien au secteur en général, la ville ne sortant dans ce domaine de la torpeur qu’avec le programme « culture en mouvement » durant le temps d’exil d’Alain Juppé au Québec entre 2004 et 2006, mais uniquement par le biais de quelques mesures éparses.
o Une politique patrimoniale consensuelle
En parallèle, un des éléments prioritaire de l’action d’Alain Juppé sera celui de l’action patrimoniale, action à la fois consensuelle et qui s’ancre plus particulièrement dans l’axe fort de l’action municipale celle du projet urbain de Bordeaux devant rendre de nouveau attractive la ville au sein de la communauté urbaine de Bordeaux et au niveau national. Ainsi, est mis en place un vaste plan de restauration du patrimoine architectural bordelais qui se concrétisera finalement par l’obtention du label UNESCO en 2007, mais qui en amont est déjà un élément de valorisation de la ville, avec la mise en place, dès les premiers temps du premier mandat de Juppé d’un plan lumière permettant la valorisation de l’architecture bordelaise. Dans le même temps, le projet urbain de Bordeaux visant à retrouver le fleuve et l’insérer dans la ville viendra, par ses aménagement, magnifier une architecture particulière, celle des quais bordelais. Cette priorité au patrimoine se traduira en termes institutionnels par la nomination d’une adjointe déléguée au patrimoine et à la candidature UNESCO sur la période 2001-2007.
o L’obsession de l’événement
Dans le même temps, Alain Juppé, d’avoir mis fin à l’événement majeur qu’était Sigma a tâché de doter Bordeaux d’événements qui puissent redorer l’image de Bordeaux, mais sans pour autant se caractériser par l’accent novateur qu’avait l’événement de Roger Lafosse. Ainsi, dans un premier temps, l’action événementielle de la ville de Bordeaux s’est développée dans le domaine de l’animation, en tentant, à partir du projet urbain, de donner une vitalité nouvelle à la ville. Ce n’est donc pas une politique artistique mais bel et bien celle de l’animation urbaine qui est privilégiée, notamment autour du diptyque Fête du fleuve et fête du vin, destinées à revendiquer autrement le patrimoine bordelais et à animer les espaces des quais retrouvés (étant initiées en 1998 et 1999).
Cette obsession de l’événementiel prend un tournant plus culturel à partir du second mandat de 2001 avec la création de Novart en 2002, avec pour référence implicite celle de Sigma, se déroulant sur cette même période de Novembre et se devant de célébrer la création. Toutefois, les différences sont nombreuses avec l’événement de Chaban. Outre l’effort budgétaire devenu minime pour Novart, la volonté de mettre à l’honneur les expressions artistiques contemporaines s’inspire du propos initial de Sigma. Toutefois, sur une période d’un mois et sans ligne artistique propre à l’événement, celui-ci ne se constitue plus comme l’événement né de la rencontre entre l’homme novateur qu’était Roger Lafosse et le politique éclairé qu’était Chaban, mais comme la construction d’un événement qui devra fédérer les structures culturelles bordelaises, les rassembler et rapprocher leurs propres programmations sur ce temps artificiel d’un mois avant de débuter un travail de mise en sens artistique depuis 2008 et le passage au format biennal.
Les longues et régulières interrogations autour de Novart et son identité n’ont fait qu’inciter Alain Juppé à rechercher un nouvel événement culturel. Suite à de nombreuses réflexions et l’incapacité à trouver au sein du tissu culturel bordelais des acteurs à-même d’incarner cette volonté politique d’événements, Juppé créera l’idée et le concept Evento, sous la forme d’une carte blanche à un artiste, axant le projet plutôt sur le champs des arts visuels avant que ne germe l’idée du méga-événement que fut la candidature de Bordeaux au titre de capitale européenne de la culture pour 2013, en dépit de la quasi-certitude que l’Etat ne privilégiera pas la candidature Bordelaise ayant déjà particulièrement soutenu Bordeaux et son label Unesco. Pourtant malgré tout, Bordeaux se lancera dans la course suivant cette ligne d’action de Juppé de l’instauration nouvelle de passerelles entre artistes et la volonté d’attirer l’attention extérieure sur Bordeaux.
Cette obsession corrélée à l’incertitude sur la position à adopter se poursuit encore et s’est incarnée cette année par la mise en place d’un événement de réflexion sur l’événement culturel à Bordeaux au printemps dernier : « Enquête - En Quête », confié à deux acteurs culturels Clarac et Delœil. L’événement toutefois visait également à rendre visible l’action entreprise par la mairie autour des musées ayant fait le choix qu’il se déroule dans un musée d’histoire naturelle en travaux, inadapté pour un événement mais signe d’une ville en projets.
2- D’une élection, l’autre : le nouveau contexte électoral de 2014
Si cette passation de pouvoir entre Chaban-Delmas et Alain Juppé peut expliquer pour partie la manière dont l’action culturelle existe aujourd’hui à Bordeaux, on peut aussi retrouver trace de l’importance plus ou moins relative de la culture autour des différentes campagnes électorales précédentes et de celle qui pourrait se dessiner dans le cadre de celle de 2014.
- La relativement faible importance de la culture dans les précédentes campagnes
o La centralité du projet urbain depuis 1995
Comme évoqué précédemment, la priorité de l’action municipale d’Alain Juppé à partir de 1995 se centre sur le développement d’un nouveau projet urbain visant au renouveau et à l’attractivité du centre-ville dont l’épine dorsale sera le projet de Tramway autour duquel s’articule les projets de rénovation et de mise en valeur de la ville. Quand dans les années 80 et 90 Bordeaux perdait ses habitants au profit des villes de l’agglomération, le projet vise à rendre plus accessible et attractif le centre ville bordelais.
La centralité de ce projet se confirmera dans la campagne municipale de 2001 qui se centre principalement sur la nécessité de poursuivre les projets lancés en termes de transports et de rénovation urbaine tout autant que les efforts financiers qui sont alors salués par la chambre régionale des comptes.
Cette priorité portée au projet urbain se retrouve être traduite jusque dans le développement des événements culturels. Car quand la ville développe Novart qui ne parvient que difficilement à trouver de l’envergure, elle développe également la biennale Agora qui, partant initialement du projet urbain de Bordeaux bientôt s’installe nationalement et internationalement comme une grande biennale d’architecture et d’urbanisme. C’est par ailleurs plus tard Evento qui doit être également un projet axé sur les arts dans la ville.
Dans le même temps, dans le registre politique des élections, celles de 2001 ne sont pas particulièrement propice à l’existence de projets concurrents puisque la gauche ne se trouve pas à même de s’unir avec un candidat socialiste éloigné de Bordeaux par un mandat européen et deux candidatures écologistes tandis que Juppé se trouve être dans un système d’alliances tactiques avec les présidents socialistes des conseils général et régional. Le système instauré par Chaban-Delmas d’accords tacites entre droite et gauche entre ville-centre et autres collectivités ne semble ainsi guère différer dans l’ère Juppé.
o La candidature de Bordeaux, Capitale Européenne de la Culture comme frein à la politisation de la culture en 2008
Si les élections de 2008 auraient pu présenter un contexte différent avec d’abord la présence d’un candidat socialiste d’un poids bien plus important que ses prédécesseurs, en la personne d’Alain Rousset, président du conseil régional d’Aquitaine, la situation n’a guère été différente en matière de culture. Si la question culturelle commençait alors à apparaître comme une des lacunes du bilan de Juppé qui s’appuyait principalement sur les réalisations urbanistiques et le renouveau de la ville, il était toutefois difficile de faire de la culture un objet politique de cette élection, et ce, principalement pour une raison : le développement de la candidature de Bordeaux au titre de capitale européenne de la culture qui rassemblait les quatre collectivités territoriales, toutes détenues par la gauche, sauf la ville de Bordeaux. Dans cette alliance politique de circonstance, la critique sur le domaine culturel devenait plus délicate, et ce d’autant plus qu’Alain Rousset avait centré son action, au conseil régional, sur le développement économique, comme il l’avait d’ailleurs également fait lors de son mandat à la présidence de la CUB, ne montrant pas une forte appétence pour la question culturelle. Dans le même temps, cette candidature permettait à Juppé de disposer d’un projet pour la culture et ne pas faire uniquement reposer sa candidature sur un bilan.
- La particularité de la candidature Feltesse
Pour différentes raisons, le contexte de cette élection de 2014 est tout à fait différent.
o Un positionnement de challenger déjà en poste
D’abord on se trouve dans un contexte normalement impossible d’une élection entre deux sortants. Car si Juppé est maire sortant, Feltesse en tant que président de la communauté urbaine de Bordeaux revendique aussi l’héritage d’une part des évolutions bordelaises. Ainsi, si Feltesse reconnaît un bon bilan à Juppé, il souhaite en tirer profit et ce, d’autant plus qu’une partie de son mandat a été caractérisé par ce qui a pu être nommé la cogestion entre les deux chefs des exécutifs municipaux et communautaires nécessitant la construction d’un consensus sur de nombreux projets et l’élaboration d’une méthode de travail tenant compte des intérêts respectifs de deux institutions.
Par ailleurs s’appuyant sur son expérience à la Communauté Urbaine, Feltesse peut s’appuyer sur une expertise particulière sur des questions urbaines qui ne sont plus la seule responsabilité des villes.
o L’intervention progressive de la CUB dans le débat et le jeu culturel girondin
A ce titre, il est important de noter que Feltesse en tant que président de la CUB a pu initier une intervention dans le domaine culturel, intervention qui a longtemps été considérée comme impensable dans le contexte de forte centralisation et de municipalisation de la culture à Bordeaux. Ainsi, la CUB a pu soutenir ponctuellement des événements culturels à partir de 2001, cela ne s’effectuait qu’exceptionnellement au titre de compétences de développement économique pour quelques projets, qui par leur envergure, servaient justement ce développement économique.
Mais par l’entremise de la candidature de Bordeaux 2013 qui réunissait donc les quatre collectivités publiques, la CUB a pu initier un travail de réflexion sur la question culturelle et se positionner dans le jeu culturel girondin. Car outre le soutien financier apporté durant la phase de candidature et celui prévu pour l’année européenne, la CUB s’est saisi du projet pour réfléchir à ses potentielles modalités d’intervention sur le domaine culturel en les envisageant principalement en connexion avec la gestion de son territoire et les compétences qu’elle exerçait déjà : déplacement, urbanisme, nature et environnement. Ainsi, lors de l’élaboration du projet de la candidature, la CUB interviendra plus particulièrement autour de ces thématiques.
Surtout cette candidature constitue un effet cliquet, dans le sens où après celle-ci un retour en arrière s’avère impossible. Ainsi, dans la suite de l’échec de la candidature, la CUB se dote d’une mission urbanité-culture(s) et vote une nouvelle compétence autour du soutien aux projets culturels des territoires de la métropole qui permet d’élargir les interventions qui existaient au préalable au titre du développement économique. En parallèle, la CUB commence à développer d’autres outils autour de l’aménagement du territoire métropolitain comme l’incarnent le portail des médiathèques de la CUB ou la mise en place d’une SMAC d’agglomération tandis que des projets se connectent aux compétences habituelles de la CUB à l’instar du projet des refuges péri-urbains initié par le Bruit du Frigo. Enfin, la CUB se lance elle-même dans l’événementiel avec la création de l’été métropolitain, comme moment de fédération d’événements ou de manifestations estivales sur tout le territoire communautaire.
o Une appétence personnelle pour la culture
Si l’opportunité de cette intervention communautaire s’est présentée avec la candidature de Bordeaux 2013, c’est aussi du fait de l’appétence pour la question culturelle de la part de Feltesse, qui outre des raisons personnelles l’incitent à l’investissement autour de cette thématique, en a également fait un élément important de son action à la tête de la mairie de Blanquefort, s’investissant par exemple fortement dans la création de l’EPCC Le Carré-Les Colonne entre Blanquefort et Saint-Médard en Jalles, permettant de redonner une place importante à la structure blanquefortaise.
o Le contexte institutionnel de réformes des collectivités territoriales et le hiatus progressif entre un Feltesse axé sur une acception métropolitaine de l’action publique et un Juppé qui a construit son action sur la base des quartiers (reprenant les découpages des cantons)
Or cette intervention dans le domaine culturel au niveau de la CUB n’est en rien anecdotique et déconnecté de ces élections municipales. Car ces élections se présentent dans le contexte institutionnel d’une nouvelle réforme des collectivités territoriales. Si pour ces prochaines élections les changements demeurent encore minimes, il se dessine la tendance d’un renforcement de l’échelon communautaire et la potentielle transformation de la CUB en métropole. Cela pourrait se traduire par une importance accrue de ses compétences.
Dans ce contexte, un hiatus apparaît être de plus en plus important entre les deux rivaux entre le projet de Feltesse souhaitant un profond renforcement de l’échelon métropolitain tout en l’articulant au développement communal ou de quartier et le projet de Juppé qui fait de l’échelon communal le niveau central avec un fort relais des quartiers, s’appuyant entre autre sur les conseils de quartier qu’il a lui-même institué à Bordeaux, suivant ses expériences politiques précédentes à Paris.
Dans ce cadre-là, l’intervention progressive de la CUB dans le domaine culturel est un élément essentiel, donnant un autre sens à la réalité métropolitaine, dépassant les seules questions techniques qu’était accoutumée à traiter la communauté urbaine et se dotant également d’un élément de visibilité essentielle pour un homme politique. C’est à ce titre que les interventions culturelles de la CUB ont pu être contestées par la ville de Bordeaux ne faisant, d’après elle, que profiter des structures existantes pour réaliser une mise en forme sommaire et récolter les lauriers d’actions visibles.
Pour autant, il demeure dans ce contexte une question essentielle à laquelle Feltesse, comme Juppé en son temps, ne répond pas : celle de la gestion et du financement des équipements de centralité à l’instar de l’Opéra. Si depuis qu’il n’est plus président de la CUB Juppé a de nombreuses fois pu évoquer l’intérêt de cette intervention communautaire, il a pu dans le même temps se montrer récalcitrant à ce qui pourrait être une gestion partagée de la compétence culturelle, qui, pour lui doit être celle de la ville.
o Le rassemblement des chapelles socialistes de Gironde
Le contexte électoral se présente par ailleurs sous un jour nouveau dans le contexte de 2014 du fait que Vincent Feltesse est à-même de rassembler les différentes composantes de la gauche girondine, d’abord les différentes chapelles au sein du parti socialiste, et au-delà avec notamment le ralliement des verts. Ainsi, Feltesse ayant travaillé à son arrivée en Gironde avec Philippe Madrelle, président du conseil général, puis au cabinet d’Alain Rousset à la région, est en mesure de rassembler deux des principales chapelles du parti Socialiste. Le ralliement des verts donne une unité encore plus grande qui rend ainsi la candidature de Feltesse plus sérieuse, rendant son investissement dans la question culturelle essentielle.
o L’évolution sociologique et démographique de Bordeaux
Enfin, au travers des élections précédentes s’étant déroulées à Bordeaux, on voit se dessiner au sein de la ville une évolution de la démographie urbaine. L’emprise de la bourgeoisie locale se fait de moins en moins importante tandis que les classes moyennes sont de plus en plus nombreuses. Si cela s’est notamment traduit dans les urnes avec de très bons résultats à gauche aux législatives et aux présidentielles, c’est aussi le signe d’aspirations nouvelles en matière de culture, élément pouvant donner un tour particulier à la question culturelle dans le cadre de cette campagne.
3- Contraintes et tendances de l’action publique : brève sociologie électorale de 2014
Il est par ailleurs important de replacer la question culturelle dans la manière dont la campagne se déroule actuellement.
- L’accent participatif de la campagne
Le premier élément caractéristique de cette campagne est sans doute la forte place accordée à la démarche participative, élément notamment présent du fait de la campagne et de l’approche politique de Feltesse.
o Le projet de Feltesse inscrit dans la proximité et la participation
Si Feltesse avait fait de sa campagne électorale de 2001 à Blanquefort une campagne de proximité, il a pu développer par la suite en tant que président de la CUB un certain nombre de dispositifs participatifs, notamment dans le cadre de son projet de fabrique métropolitaine, décliné sous plusieurs formes et selon des temporalités différentes, associant experts et citoyens dans un exercice de prospective urbaine à l’échelle métropolitaine.
Cette démarche participative demeure assez logiquement présente dans sa campagne actuelle, faisant de son projet un projet participatif et collaboratif. Faisant de cette modalité une manière de faire la politique, il n’est rien d’étonnant que cela se retrouve plus particulièrement dans le domaine culturel avec la mise en place d’une tribune pour la culture cherchant à associer acteurs culturels et citoyens à l’élaboration du projet.
o La nécessité pour Juppé d’orienter sa campagne dans cette même direction, reposant sur une base d’un réseau qui lui est propre, celui des quartiers
Face à cette orientation Juppé a dû lui aussi intégrer cette donne de la participation en incitant les citoyens à soumettre des propositions pour constituer son projet. Toutefois, du fait de sa situation de maire sortant, cette démarche, notamment dans le domaine culturel, ne pourra être que limitée le projet culturel se présentant à ce titre comme la continuation d’une même démarche qui se traduit par une forte place faite à l’institution et la création d’institutions nouvelles dans tous les quartiers de la ville, dont nombre de projets sont déjà ficelés. Cette orientation lui permet toutefois de se positionner dans un registre de proximité, d’attention aux attentes locales et de décentralisation à l’échelle de la ville car ne considérant pas que le seul développement du centre-ville. Cela s’avère être également un outil politique important, pouvant s’appuyer sur les réseaux créés autour des conseils de quartier.
- La posture de Challenger de Feltesse amenant à prendre position de manière innovante
L’autre élément important du déroulement de la campagne est la posture de challenger de Feltesse qui amène ce dernier à être dans une posture de proposition et laisse, peut-être temporairement, Juppé dans la seule position de la réaction et du bilan. Ainsi, dans le seul domaine culturel, Feltesse peut être dans le rôle de promoteur d’accents nouveaux comme celui de la confiance à porter aux acteurs culturels, dans un contexte où Juppé a pu être critiqué pour avoir développé des projets se coupant du terreau culturel bordelais, à l’instar d’evento.
4- De l’épiphénomène au programme politique : des affaires à la construction d’un projet culturel
Une campagne électorale se construit également souvent en réaction à quelques scandales ou affaires qui vont permettre, par l’effet médiatique de ces événements marquants, d’attirer l’attention sur quelques problématiques particulières. Ces affaires, si elles sont bien choisies et montées en généralité afin de leur donner un sens supérieur, peuvent fournir un appui essentiel dans la mise en avant d’un projet.
- L’opéra : entre scandale financier et mauvaise gestion ou l’opportunité de questionner la transparence de l’Institution et son insertion dans une politique publique
Au titre de ces affaires qui ont pu nourrir la campagne électorale actuelle, la première a pu être la double mise en cause de l’Opéra national de Bordeaux, notamment suite au rapport d’inspection du ministère de la culture du printemps 2013 qui questionne à la fois le montant des subventions accordées en période de crise et les choix artistiques de la maison bordelaise. Si les critiques demeurent mesurées, elles s’ajoutent au scandale éclaté un an plus tôt du détournement de fonds de 2,5 millions d’euros par une régisseuse de l’Opéra.
Et c’est entre autre cette double affaire qui figure actuellement dans les lignes introductives du programme de Feltesse en matière de culture fustigeant ainsi l’absence de transparence de l’action culturelle bordelaise et plus globalement le manque de cohérence. Surtout, ces affaires sont l’opportunité de questionner la place accordée à l’Opéra, le contrôle sur une institution culturelle et la place qu’elle doit occuper dans l’action publique : en creux se dessine autour de l’utilisation de ces affaires, absence d’inscription de l’Opéra dans la politique publique de la culture bordelaise comme si l’Opéra fonctionnait en autonomie, hors de contrôle. C’est donc par le biais de ces affaires la possibilité de questionner les outils et instruments à dispositions de la ville pour favoriser la création artistique. Si la remise en cause complète de la centralité de l’Opéra est inenvisageable, ces affaires offrent la possibilité de mettre en balance l’institution et « l’associatif » dans cette mission de création artistique et leur insertion dans une action globale et cohérente.
- Les démissions dans l’organigramme interne de la politique culturelle bordelaise ou l’opportunité de fustiger le manque de continuité et le manque de moyens
Dans le même ordre d’idée, figure également dans les attaques de Feltesse et les éléments d’argumentation sur l’action culturelle défaillante de Juppé les démissions ou départ en chaine au sein de l’organigramme de la direction générale des affaires culturelles de la ville de Bordeaux. Si l’implication de l’ancien DGAC Jean-François Lhérété et l’ancienne adjointe Martine Moulin Boudard en 2007 ne font plus vraiment parler, ce sont les départs d’Olivier Le Bihan, directeur du musée des Beaux-Arts en 2009, celui de Marie Chaezaubény-Longy, directrice des établissements culturels en 2012, conjugués à ceux de Bernadette de Boysson directrice du musée des arts décoratifs et de Guillaume Ambroise également la même année, tandis que Charlotte Laubard quitte ses fonctions à la tête du CAPC en cette année 2013 après avoir dénoncé les budgets en baisse notamment en termes d’acquisitions.
Derrière ces départs successifs et souvent peu comparables car répondant à des logiques et des raisons différentes, c’est l’absence de continuité dans l’action culturelle, le manque de cohérence qui peut être mis en cause, tandis que, ponctuellement, comme c’est le cas dans l’utilisation de l’exemple de Charlotte Laubard, cela peut mettre en exergue le manque de moyens. Le domaine des musées est de ce fait souvent pris en exemple entre autre avec les déficits de lieux, de budgets d’acquisition,…
- Le portail des médiathèques ou l’amorce d’une autre approche territoriale de la culture
Enfin, une autre affaire mérite un intérêt tout particulier puisqu’elle implique directement Feltesse et Juppé : le portail des médiathèques de la CUB. Ce projet fait suite à la délibération de la CUB lui donnant une forme atténuée de compétence culturelle et s’est, entre autre, traduite par le projet de mettre en place un portail numérique de toutes les bibliothèques et médiathèques publiques de la CUB (incluant les structures universitaires), avec une première étape sous une forme uniquement informative avant d’envisager la mise en ligne d’un catalogue commun. Si les techniciens des établissements de lecture publique étaient tout particulièrement favorables, les élus ne l’étaient pas moins. Toutefois, si la ville de Bordeaux s’était impliquée dans la mise en place du projet, elle a décidé, dans la dernière ligne droite, de sortir du projet et de se concentrer sur son propre projet de portail incluant la numérisation de fonds anciens. Ainsi, le portail mis en place par la CUB au printemps dernier n’inclut pas Bordeaux.
A l’occasion de cette affaire, la ville de Bordeaux et Alain Juppé ont, entre autre, dénoncé la récupération politique effectuée par la CUB en se dotant d’un portail sans financer les structures de lecture publique tandis que la CUB et Feltesse mettaient en avant la réalisation d’un outil territorial correspondant aux pratiques des habitants qui ne sont jamais cantonnés à une ville.
Au détour de cette affaire se dessine donc deux visions assez différentes de l’action culturelle et notamment celle de la géographie de la culture. Quand Juppé met en avant la création de nouvelles bibliothèques de quartier, Feltesse veut travailler la mise en réseau des équipements à l’échelle métropolitaine. A ce titre, la position actuelle de l’un et de l’autre est un élément essentiel de compréhension de leurs positions réciproques.