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Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).

Le théâtre populaire d'après Gwenael Morin - Irène Aumailley

 

 

 

                                    « Le théâtre fait appel à l'intelligence, au jugement, à la réflexion, à toutes les facultés et les réactions de l'âme par lesquelles le spectateur se distingue du spectacle »

Jacques COPEAU [1] 

 

 

 

Le théâtre initié par Firmin Gémier dans les années 1920, puis repris par Vilar au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, visait à trouver une réponse artistique aux divisions sociales, et au besoin de reformer une nation plus solidaire, qui se débarrasse de ses fractions.

Ainsi, parallèlement au théâtre bourgeois, des tentatives sont faîtes pour offrir un nouveau théâtre en France, qui se dégage du système de l'exploitation, et où le peuple puisse retrouver le plaisir du rassemblement, par un mouvement induit par l'art, tout en s'étendant plus largement dans la vie citoyenne. Il s'agit alors de puiser dans l'époque même la matière capable d'alimenter ce théâtre afin qu'il parle à tous, de l'ouvrir au plus grand nombre humblement, avec la mission de séduire mais sans négliger pour autant de faire un théâtre réfléchi et exigeant artistiquement. 

Parce qu'il n'est pas simplement question de distraire mais également de s'adresser à chacun pour qu'il ne se sente pas négligé et qu'il reprenne part au collectif. 

 

On peut noter que le besoin de rassemblement et d'unification du théâtre populaire de ces années n'est plus en phase de la même manière avec l'heure actuelle. Maintenant, tout le monde reconnaît l'individualisme grandissant et pourtant jamais société n'a été si consensuelle, entre le politiquement correct et l'anesthésie générale. Ainsi, que voudrait dire aujourd'hui "faire du théâtre populaire", et comment en faire ? C'est la question qui se pose au vu de la dernière création de Gwenaël Morin, Tartuffe d’après Tartuffe de Molière

 

Avec ce Molière, Morin accueille les spectateurs de la salle des Quatre Saisons avec une immense pancarte portant l'intitulé "Tartuffe d'après Tartuffe ou voir tout sans rien croire ou l'histoire d'un homme traître à lui-même", le texte est placardé à Jardin et partout sur la scène (un tapis au sol, chaque encadrement de tableaux -débités eux-mêmes en photocopies A4 noir et blanc- et autres pancartes) du scotch vert cru, suggérant déjà le côté bricolé, l'assemblage, enfin au centre une table, véritable tremplin d'énergie.

 

On connaît Gwenaël Morin pour sa fougue avec le Théâtre Permanent, un endroit qu'il a lui-même fondé lorsqu'un espace lui a été offert aux Laboratoires d'Aubervilliers et qui reprend l'idée de s'inscrire dans la vie quotidienne, avec trois mots d'ordre "jouer, analyser, transmettre". Le matin est consacré aux ateliers pour amateurs comme professionnels, l'après-midi est le temps des répétitions, et le soir le spectacle en cours est présenté, intégrant des éléments récoltés dans la journée. Les représentations ont lieu 24 jours par mois, et sont gratuites pour permettre à chacun de venir.

L'Atelier axe donc sa pratique sur la rencontre et l'échange avec le public avant tout, et l'écoute de ses attentes au théâtre pour ensuite se servir de ce fond récolté en le réintégrant au spectacle. 

 

Tartuffe d'après Tartuffe découle directement de ce principe de création. Et cela donne nécessairement une représentation tout en nuances, qui n'a pas de scrupule à mélanger les registres ou se permettre de découper la pièce à la tronçonneuse. Les trouvailles sont tantôt subtiles (suggérer plutôt que trancher vif) tantôt lourdes (intentions plantées), mais toujours il faut rester prêt à supporter le passage d'une scène tout droit sortie d'un dessin animé, avec un Damis superhéros manga, à une scène d'esthétique poético-contemplative à la lumière d'une bougie et où le rythme suspendu le temps de l'exposition des fantasmes de Orgon couché sur la table...

 

En tout cas, le corps de l'acteur semble élément fondamental du théâtre de Gwenaël Morin, c'est de là qu'il part avec ses comédiens comme avec les amateurs; le corps toujours en mouvement, qui va vers, qui impulse, qui projette. Les comédiens sont dans une course folle incessante, escaladent la salle, sautant sur la table, noyau autour duquel les forces se provoquent (Orgon à la poursuite de Damis, Elmire séduisant Tartuffe, Orgon violant Marianne tandis que Dorine est à l'opposé en contrepoint...). C'est le rythme qu'il importe de trouver. Mais attention au travail vocal, car dans toute cette agitation, le texte se perd (alors qu'il était déjà amputé de larges coupes) entre essoufflement et vocifération. Cette effusion et dans le débit et dans le sonore est très au détriment très souvent de la compréhension du spectateur qui, s'il venait pour les vers de Molière, risque lui aussi de frôler l'apoplexie. En tout, il s'agit de s'éloigner de l'incarnation avec une gestuelle fortement méta-liguistique, répétitive et répétées, qui rend l'interprétation ostentatoire, et les comédiens semblent soigneusement éviter les réactions somatiques pour basculer dans une forme de distanciation.

 

Enfin, du travail en atelier, la troupe extirpe une grande prise de libertés, vis à vis du texte comme on l'a vu, mais aussi quant aux relations qu'elle entend faire apparaître entre les protagonistes. Morin fait donc d'Orgon, le père de famille fasciné par le faux dévot Tartuffe, le personnage central de son interprétation (voir l'intitulé du spectacle) et n'hésite pas à faire jouer les rôles féminins par des hommes. Ainsi, Julian Eggerickx incarne Tartuffe comme Marianne en s'emparant d'une simple perruque et subtilisant à son ton guttural une voix suraiguë; tandis que le personnage de Dorine subit un changement de genre avec Renaud Béchet en veste de cuir, donnant l'occasion à la remarque de Tartuffe sur sa féminité exubérante "Cachez ce sein que je ne saurais voir" à une explosion de rire dans la salle. Bien sûr, on peut y voir le résultat d'une simple contrainte "technique" puisque la troupe est constituée par année, dès lors il peut y avoir des sous-effectifs astreignant à des distributions particulières, mais cela frôle souvent le ridicule en tombant dans la singerie, caricaturale.

 

Il est indéniable que cette interaction antérieure au sein de l'Atelier Permanent pourrait expliquer l'aspiration volontaire à porter les envies de chacun sur le plateau, en espérant qu'il puisse s'y retrouver. Néanmoins, une fois le spectacle tiré de ce contexte premier de l'atelier, la pièce présentée apparaît décousue, beaucoup d'idées s'y bousculent; on a tendance à ne plus savoir à quoi se raccrocher, et à subir cette succession de conceptions plus ou moins justifiées.

 

On remet le couvert ?

 

De ce point de vue, on peut, je crois, rapprocher la démarche de l’Atelier Permanent de celle de la Compagnie des 26 000 couverts, par exemple avec leur spectacle Beaucoup de bruit pour rien. Car, depuis les années 1990, Philippe Nicole et Pascal Rome cherchent eux aussi un théâtre alternatif, qui soit avant tout basé sur la relation avec le public, dans une vraie rencontre (échange, spectacles de rue). Et c’est par des voies décalées qui bousculent et interpellent le spectateur endormi, qu’ils pensent pouvoir interroger avec sérieux les codes de représentation.

Dans leur création de 2006, le public comptant aller voir Skakespeare, se retrouvait bloqué à l’extérieur du théâtre au déclenchement d’une alarme incendie. Le plateau soit-disant entièrement trempé n'était plus utilisable, une "sous-directrice du théâtre" contenait tant bien que mal le monde dehors, des comédiens dissimulés parmi les spectateurs haranguaient la foule, exigeant remboursement et solution. Les interprètes sortaient finalement avec quelques accessoires et costumes sauvés et c'était l'occasion pour eux de faire croire à une improvisation déstructurée, fragmentée autour de ce qu’aurait pu être le spectacle, dont on se rendait compte qu’il n’était finalement que prétexte à une folle divagation, avec « les moyens du bord » et dans laquelle n’importe qui se prêtait à n’importe quel rôle (le spectateur même si besoin), et où le texte se résumait à quelques bribes. Puisque finalement le public s'installait sur le parvis du théâtre, autour d'un feu de joie, et les comédiens déployaient toute leur fantaisie à faire exister un théâtre en proie à l'intervention extérieure.

Car jamais clairement identifiés avant la fin du spectacle, les comédiens-spectateurs (professeur de lettres, clochard avec sa guitare, spectatrice mécontente...) prenaient part aux différents "tableaux", incitant le public à son insu à intervenir lui-même s'il le souhaitait, pour ne serait-ce que poser une question. Une véritable discussion était ainsi engagée, relayée par des danses, des passages de travestissements, de vrais moments de texte, une apparition du fantôme de Shakespeare monté sur échasses... 

 

On approchait alors très concrètement le théâtre comme "fête populaire" défendu par Gémier, qui "dépasse dans la rue, sous tous les regards", où la représentation est débarrassée de son enclos qu'est la salle, il s'agit comme il le dit si bien de "jeter l'action dans le public, de transformer le spectateur en acteur", car ainsi qu'il pourra se réapproprier le théâtre.

C'est ce que l'on a pu retrouver avec sincérité chez les 26 000 couverts, qui réunissaient l'ensemble des spectateurs dans la surprise, dans une égalité forcée devant le fait, dans l'installation précaire, et en laissant la possibilité aux gens de passages de se joindre à la cérémonie, autour de ce feu de camp. Les comédiens s'adressent au public en prenant le risque de sa réponse,  avec un naturel dans l'art du rebondissement. 

Elément absent du Tartuffe de Gwenaël Morin au moment de la représentation où les adresses, rendues semi-incompréhensibles par cette diction perpétuellement frénétique, sont lancés machinalement, et tombent finalement dans le vide, les passages des comédiens au milieu du public restent relativement accessoires tant ils sont inexpliqués et mécaniques...

 

Autre caractéristique importante du théâtre populaire de Firmin Gémier est qu'il "n'a pour objet ni la vulgarisation du patrimoine dramatique, ni la démocratisation culturelle"[2], en visant seulement le lien émotionnel entre l'oeuvre et son public. Il ne s'agit pas d'abaisser la représentation au plus "bas" public pour lui rendre l’art accessible, mais au contraire de faire en sorte d'élever ce dernier à la représentation, en lui proposant une place pour lui.

Il suggère pour cela, entre autres, un nouveau jeu de l'acteur qui ne soit pas bâti sur l'effet, mais sur l'imagination et la sensibilité. Comme Vilar, qui rejettera de son côté ce qu'il appelle "les frémissements inutiles", au profit d'un théâtre comme moment de réflexion et d'émotion pour le spectateur.

Mais, là où Gémier proposait de remplacer "la sonorité par de la sensibilité, de la réflexion, des temps"[3], Morin presse furieusement le public, l'étouffe d'une soupe épaisse de mots trop vite dits, d'images bombardées, d'effets explosifs et nerveux. Il n'y a pas de temps pour l'imagination, tout est montré de toute façon, la réflexion n'a pas le temps de se formuler. On ne met même plus en rapport avec le Tartuffe de Molière ce que l'on voit sur scène, et de fait, les interrogations des conventions disparaissent du même coup. 

Les 26 000 couverts, malgré un festival d'images conséquent, avaient su conserver un rythme plus réservé, et beaucoup plus de suggestion, laissant apparaître les évocations qu'ils convoquaient, et c'est grâce à cela que le public pouvait tirer une espèce de mythologie shakespearienne. 

Le but serait de trouver un art collectif à la fois divertissant et émouvant. Or, le spectacle de Gwenaël Morin ne parvient pas à émouvoir véritablement, car même son naturel, son authenticité sont fabriqués, son côté artisanal perd sa fraîcheur dans la cristallisation de la représentation et au-delà de ça le spectacle bascule dans ce que Vilar aurait appelé "le théâtre d'exhibition", où l'accent est trop porté sur le plateau.

 

Une distinction apparaît donc quand il est question de définir l’une ou l’autre des compagnies de « théâtre populaire » car autant les 26 000 couverts peuvent revendiquer un réel échange avec le public au moment même de la représentation, une présentation accessible puisqu’une fois la salle de spectacle quittée, la rue est à tout le monde, ticket ou pas ticket, autant ces derniers éléments ne dépassent pas le stade de l’Atelier chez Gwenaël Morin, le spectacle n’en rend pas compte. Là où les 26 000 couverts parviennent à faire de leur spectacle une fête du partage (sur la place publique) qui rassemble et qui invite au resserrement des liens sociaux, où « tous les citoyens puissent être acteurs »[4], la troupe de Morin s’enferme (dans le théâtre et face au public). La relation avec le spectateur est perdue et carrément falsifiée. Par ailleurs, du « dépouillement » défendu par Copeau au Vieux-Colombier (sa version de théâtre populaire) qui visait à permettre une réception « intelligente  et sincère »[5] du texte, il ne reste qu’une scénographie fourre-tout en carton-pâte, censée montrer qu’au théâtre, on peut toujours faire beaucoup avec peu… Défendant un théâtre « radical », qui soit capable de retrouver sa dimension humaine par une désacralisation de la représentation, Morin se saisit du texte de Molière comme d’un matériau, prétexte à parler du théâtre en train de se faire. Un quatrième mur remis en question, des comédiens hors du cadre de scène qui vont s’installer à côté du le public, un intitulé qui reste suspendu comme un surtitre tout le long de la pièce, une réappropriation de certains codes classiques (les trois coups, la servante), la présence du metteur en scène qui assiste, un comédien pour plusieurs rôles (hommes en femmes), le recours au texte délibérément affiché, des habits de ville (jean, veste en cuir, tee shirts…) pour costumes, sont autant de prises de liberté qui visent à lever le voile de la soi-disant austérité classique.... Seulement ici, on tombe dans le trop. Et notamment, trop de décalage. Et décalage pas –seulement- reflet d’une trop forte liberté par rapport au texte, mais dans le sens où le rendu concret de la représentation ne correspond pas avec le dessein du metteur en scène.

 

Car, en effet, si Gwenaël Morin vise à l’interrogation sur les conventions théâtrales avec l’usage d’aussi grandes théories que celle de la distanciation, le paradoxe émerge quand son théâtre tombe dans le piège du divertissement. Car encore faut-il savoir pourquoi divertir (car quand on l’interroge sur le choix du tableau du Radeau de la Méduse de Géricault, Morin répondra «Parce que tout le monde le connaît », comme s’il suffisait alors que le public présent se complaise à se reconnaître dans ce qu’il vient voir finalement)... En fait, par la séduction (du ridicule) et la correspondance aux goûts du spectateur (références nombreuses à la culture de masse, comme le manga), qui se trouve face à un déballage plutôt grossier et confus du Classique, le metteur en scène ne fait en définitive que le conforter dans sa position de consommateur. Celui-ci prend -au mieux- plaisir à la distraction, mais les tentatives, parfois avortées parfois trop lourdes, font basculer l’appréciation du tout au tout quant à la question de la pertinence de la proposition de Gwenaël Morin, et de sa volonté de faire un « théâtre qui frappe la réflexion »[6]. Et au pire … il en sort très énervé d’autant de prétentions délayées  ou en tout cas pas plus questionné des règles du théâtre qu’à son entrée dans la salle.

"Mon objectif est de faire un théâtre où s'exercent les formes d'une expérience de la responsabilité collective, un théâtre où vivre une expérience de la relation à l'autre. Mon objectif est de faire du théâtre un espace politique."[7], tels sont les propos de Gwenaël Morin au sujet de l’ensemble de son projet à Aubervilliers. Et il est certain que son travail à l’Atelier défend ces principes (gratuité, échange avec les participants…), mais ceux-ci périssent à partir du moment où le spectacle est monté et la pièce en tournée, dans une forme figée, où toute la nourriture préalable est plaquée à la scène et où la conscience du rassemblement n’est finalement pas plus forte qu’à tout autre spectacle.

 

Alors peut-être est-ce la faute au cadre de la représentation ? Peut-être faut-il incriminer le retour à l’enfermement de la salle classique ? Puisque la lumière en salle pendant toute la durée du spectacle ne suffit décidemment pas à garder ce contact privilégié avec le public, qui a acheté son billet comme à l’ordinaire et dont le placement dépend de la date à laquelle il aura pris celui-ci. Simple observateur à œillères, il se contente de constater, et loin de lui l’idée de pouvoir intervenir. Vilar disait déjà en 1951 dans son Petit Manifeste de Suresnes (à l’occasion du lancement du T.N.P.) « N’est-ce pas le but immédiat d’un théâtre populaire d’adapter nos salles et nos scènes à cette mission : je vous assemble, je vous unis ? ». En tous les cas, le Tartuffe d’après Tartuffe de Gwenaël Morin, une fois enfermé face au public du théâtre de Gradignan, ne peut prétendre au titre de « théâtre populaire ».

 



[1] Le théâtre populaire, Jacques Copeau,  p.64, Presses universitaires de France, 1942.

[2] Firmin Gémier, Introduction, choix de textes et notes, Catherine Faivre-Zellner, Actes Sud-Papiers, 2009

[3] Excelsior, Firmin Gémier, 28 décembre 1921

[4] Pour un nouvel art dramatique, Firmin Gémier, dans la Revue Mondiale, 1923

[5] Affiche manifeste du Vieux-Colombier, 1913

[6] Notes de travail au sujet des chantiers du Théâtre Permanent, mai-juillet 2010

[7] Note d’intention de Gwenaël Morin

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