Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Spectacles présentés au TnBA du 5 au 14 octobre 2011
L’auteur : Pierre Corneille (1606-1684) est né à Rouen, dans une famille cultivée de la Bourgeoisie de robe. Après des études chez les Jésuites, il s’oriente vers le droit avant de commencer à écrire. Il écrira d’abord des comédies (Mélite en 1629, La Place Royale en 1634, L’Illusion Comique en 1636 ou encore Le Menteur en 1643) puis se tournera vers le genre tragique avec notamment Le Cid. En 1647 il est élu à l’Académie Française. L’échec cuisant de Suréna le fera cesser d’écrire dix ans durant. Il reprendra mais la « concurrence » de Jean Racine le relèguera au second rang. Certaines de ses comédies sont très proches de l’esthétique baroque. Nicomède et Suréna font partie, comme le dit Brigitte Jacques-Wajeman, des pièces « coloniales » de Corneille, dépeignant l’Empire Romain et son désir insatiable de pouvoir et de puissance. Corneille aura écrit trente-deux pièces. L’œuvre de Corneille est marquée par des alexandrins qui donnent un rythme à la pièce, donnent de l’ampleur, de la dimension au jeu de l’acteur et le renforcent dans l’exaltation des sentiments.
Le metteur en scène : Brigitte Jaques-Wajeman, née en 1946 à Vevey, est comédienne de formation. Elle a eu notamment pour professeur et metteur en scène Antoine Vitez. C’est en créant la Compagnie Pandora en 1976 avec François Regnault qu’elle prend la casquette de metteur en scène. Alternant pièces classiques et contemporaines, cette compagnie parisienne ne cesse d’élargir son répertoire par des choix audacieux comme monter deux tragédies cornéliennes en même temps et les faire jouer en alternance. Brigitte Jaques-Wajeman transmet et a longtemps enseigné à l’ENSATT (Lyon) et enseigne maintenant à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm.
Résumés : Nicomède est une histoire familiale, royale qui plus est et avec tous les conflits qui vont de pair. Nicomède, général victorieux de nombreuses batailles, rentre soudainement au palais du roi de Bithynie où règne son père Prusias, pour retrouver la belle Laodice, reine d’Arménie et de son cœur. L’autre reine de l’histoire n’est pas des moindres : Arsinoé, seconde épouse du Roi, et mère d’Attale, demi-frère de Nicomède, sait exactement ce qu’elle veut et met tout en œuvre pour parvenir à ses fins. Son objectif est d’écarter Nicomède du trône par tous les moyens et d’y placer son propre fils. Les péripéties s’enchaînent, les alliances s’entremêlent, les amours se multiplient et pour ne rien arranger, Rome s’invite à la fête.
Suréna est beaucoup plus sombre, plus triste : « un extraordinaire poème d’amour et de résistance » nous dit Brigitte Jacques-Wajeman. Suréna (lieutenant de l’armée d’Orode) et Eurydice s’aiment éperdument mais le Roi Orode en a décidé autrement. Eurydice, pour la bonne marche de la paix, est promise au Prince Pacorus et doit elle-même voir son amant prononcer des vœux destinés à le lier pour toujours à la Princesse Mandane, fille d’Orode. Il y a aussi Palmis, sœur de Suréna, ancienne amante du Prince Pacorus et délaissée par lui pour les beaux yeux d’Eurydice qui, pour elle, n’éprouve que haine à l’égard de Pacorus. Cette derrnière subit le terrible dilemme cornélien : accepter que Suréna épouse une autre et vivre rongée par la jalousie ou refuser la volonté du roi et le condamné au mieux à l’exil au pire, à la mort. C’est sur cette dernière option que se clôt violemment l’intrigue.
« Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui, plus de nom que mon Roi, plus de vertu que lui ». [Suréna, V,2]
Nicomède
Les domestiques viennent à nous en proposant une petite collation. Cette collation proposée est déjà, dès le début de la pièce, un acte politique, une invitation à faire partie d’un débat, une invitation à être séduit par la politique d’apparence de Prusias et de sa femme. Prusias nous regarde comme des invités au spectacle, comme des participants à l’enjeu politique de la pièce, comme des citoyens observateurs de la scène et ayant la possibilité de s’exprimer, de faire bouger les choses. Nous sommes le peuple, suggéré qui se révolte à la fin de la pièce pour la gloire de Nicomède, nous sommes ceux qui allons faire que tout peut changer.
La table est le lieu de concentration, de regroupement entre les personnages. Le conflit est politique, le conflit est familial. Les chaises se bousculent lorsque les personnages s’emportent dans leur rébellion, au nom d’un amour, au nom d’un pays, au nom d’un frère. Aussi, les personnages se déplacent-ils constamment autour de cette table, tournent en rond, s’arrêtant pour écouter l’autre et disparaissent enveloppés d’une musique parfois grinçante et inquiétante qui marque l’impression de déséquilibre, de tourmente présente tout au long de la pièce.
Suréna
« Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. »
C’est un amour brûlant et absolu, obstiné, sans compromis possible, passionné jusqu’à la mort dont Brigitte Jacques-Wajeman nous impose ici la vue avec toute la violence des vers cornéliens. On ne peut pas y échapper. Impossible d’échapper à ce déchaînement d’amour, de violence, de jalousie et de folie qui nous prend à la gorge dès la première scène et nous interdit de fermer les yeux. Nous sommes les murs, les plafonds, les meubles, nous assistons impuissants à ces amours vouées à l’échec et à l’obstination de ses personnages perclus de douleur, murés dans les larmes et la souffrance et qui peu à peu, chaque pas un peu plus, se guident seuls vers leur propre mort. Nous sommes des voyeurs, fascinés par le spectacle, condamnés à les accompagner jusqu’au bout sans rien faire pour les aider.
Là encore, la table est le lieu de concentration. La haine, l’amour, la douleur, la violence, tout s’y retrouve.
Finalement, la mise en scène contemporaine de Brigitte Jacques-Wajeman dans Suréna et Nicomède nous amène à nous interroger sur notre rapport actuel à la politique, à la façon d’envisager la conquête du pouvoir et d’en concevoir une politique dénuée, peut-être, de sens.
L’œuvre de Suréna, quant à elle, nous confirme la difficulté d’exister dans un amour passionné. L’amour est-il plus fort que l’envie de vivre ?
« Au fil des années j’ai pu découvrir Corneille et faire entendre un artiste vivant avec ses désirs, ses secrets, ses abîmes. J’ai découvert un auteur qui cherche des formes nouvelles, des sujets neufs, qui ose, qui invente et qui trouve ; un homme qui a réfléchi sur les fins et les moyens de l’art dramatique comme nul autre, et qui me fait penser aussi bien à Brecht, pour sa lucidité politique ; à Hitchcock, pour son art du suspens ; à Shakespeare pour son génie des ambivalences. Corneille interroge avec une force unique le rapport du théâtre à l’Histoire, à la vérité, à l’efficacité dramatique, toutes les questions que les metteurs en scène et les auteurs d’aujourd’hui se posent avec la même urgence.
Nicomède (1651) et Suréna (1674) appartiennent au cycle des pièces de Corneille que j’appelle « coloniales », avec La mort de Pompée (1641), Sertorius (1662) et Sophonisbe (1663). Ces pièces qui sont peu jouées se déroulent aux confins de l’Empire Romain, le plus souvent en Orient, dans un monde « autre ». Elles analysent l’ambivalence des rapports de domination que Rome entretient avec ses « alliés ». Fascination et répugnance vont souvent de pair ! C’est dans Nicomède que Corneille définit le mieux son but, qui a été de « peindre la politique des Romains au dehors et comme ils agissaient impérieusement avec les rois, leurs alliés ; leur maxime pour les empêcher de s’accroître et les soins qu’ils prenaient de traverser leur grandeur … ». Dans Suréna, Rome n’apparait pas car elle vient de se voir infliger une de ses plus cuisantes défaites ! Les Parthes sont libres ! Mais elle rôde, menaçante, autour de la ville et n’attend qu’une occasion pour s’emparer du royaume.
Ces deux pièces se donnent en alternance, car elles offrent à notre réflexion de nombreuses similitudes. Chacune en effet, montre un couple de jeunes résistants qui se dressent contre la tyrannie, et chacune met en scène un Roi, envieux de la gloire et du génie du héros, et qui veut sa mort. Dans chacune, le Roi est secondé par un conseiller sans scrupule, disciple de Machiavel. »
Brigitte Jaques-Wajeman
Pour aller plus loin :
http://blog.lefigaro.fr/theatre/2011/02/brigitte-jaques-wajeman-eclair.html
http://www.youtube.com/watch?v=kFonEyyVE_g
http://www.youtube.com/watch?v=I80cPx3Y6Tc
http://www.youtube.com/watch?v=Wyc4fuG92Fg&NR=1
Article réalisé par Ethel Bezineau, Clémence Biensan et Noémie Colardeau.