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Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).

Critique de World of interiors - Ana Borhalo et Joao Galante, par Marie-France Bellissant

 

 

Entre vide extérieur et vie intérieure


 

Une fois dans la salle de spectacle, une atmosphère étrange s'empare de nous. Comme si toute la dimension intime de World of interiors nous guettait dans sa pénombre. Pénombre rimant avec étrangeté de par sa singularité : sujet à la déambulation un plateau nu avec pour uniques éléments scénographiques, une quinzaine de corps humains étendus sur le dos, ici et là, à même le sol, occupant tout l'espace scénique. Un silence implacable. Une lumière tamisée qui berce les comédiens enfermés dans leur mutisme jusqu'à ce que ce dernier se brise : des voix à peine audibles s'échappent lentement de ces corps inertes. Le ton est donné.

 

D'abord curieux, l'on sillonne à notre guise parmi ces hommes, ces femmes, tous silencieux, plus ou moins jeunes, ayant entre 18 et 45 ans, habillés à la mode de nos jours. Observant leur corps immobile, posé sur la moquette noire se découpant dans la lumière, une question nous vient quand au déroulement du spectacle, « que va t-il se passer ? » à la vue de cette scénographie insolite.

Mais rapidement, cette interrogation disparaît à la minute où ces corps endormis prennent partiellement vie. A l'unisson, ils émettent des chuchotements créant un bruit de fond excitant notre curiosité. Alors on s’accroupit près de l'un d'eux, fixant ses yeux clos, écoutant les paroles qu'il murmure indépendamment des autres, comme s'il nous confiait un secret. Des textes de Rodrigo Garcia, récités, racontés, chuchotés en boucle par des voix différentes. Pas une voix plus haute que l'autre, pas de cri, juste une linéarité sonore à effet apaisant.

 

Petit à petit, la scène se vide des spectateurs les plus impatients, réduisant le nombre d'intéressés qu'à une poignée ce qui favorise la communication presque spirituelle entre les comédiens et nous. On s'assied pour finalement s'allonger au plus près d'eux, comme si une confiance s'instaurait par cette écoute privée. Se laissant bercer par la douceur de leurs chuchotements, fermant les yeux à notre tour, l'on savoure le plaisir à être sur scène, devenant acteur par notre présence et notre écoute, oubliant au fil des heures notre statut de spectateur. Certains resteront près de leur comédien de départ jusqu'à la fin sans chercher à aller écouter ce qui se dit à coté, d'autres au contraire navigueront entre les uns et les autres.

 

Un étroit rapport se creuse au fil des heures, on a l'impression de les connaître depuis toujours. Cette communication singulière est rendue plus forte par un échange intime, peu commun au théâtre, entre un parler et une écoute. Jusqu'à ce que vienne le moment de leur réveil, nous à leur coté, regrettant leur levé, un peu précipité pour certains, brisant le rêve et nous ramenant aussitôt dans la vie réelle. A regret. Les lumières se rallument. Oubliant d'applaudir, l'on échange quelques regards avec ces visages soudainement inconnus, quittant un par un le plateau. Retrouvant brutalement notre statut inactif de spectateur, l'on regagne la sortie, troublés, certains même chamboulés par cette expérience humaine insolite et inattendue. Malgré une fin un peu précipitée, elle mérite tout de même d'être vécue surtout pour les amateurs de théâtre novateur.

 

Un théâtre qui casse les codes classiques, par une scénographie nue, des comédiens qui ne sont pas dans le jeu mais plus dans la performance : en effet, l'objectif de ces derniers n'est pas de développer une extraordinaire prestation d'acteur susceptible de créer du spectacle mais plus d'embarquer le spectateur uniquement à l'aide de sa voix et de son corps immobile, dans une expérience où les ressentis intérieurs émotionnels sont davantage réquisitionnés que les réactions externes de l'ordre du visible comme le rire ou les larmes. C'est en cela que l'on peut parler de performers au lieu de comédiens et d'expérience au lieu de spectacle.

 

Enfin des spectateurs qui ne sont plus passifs mais qui agissent, prenant part entière au spectacle, contribuent largement à cette idée d'expérience. La place du spectateur est directement remise en question : pourquoi ne pas aller vers un théâtre alliant performers et public sur un même plateau, prêtant à voir et surtout à vivre de nouvelles expériences pour chacun d'eux, comme dans World of interiors ? Que l'on aime ou que l'on déteste, que l'on trouve ça génial ou ennuyant, il n'en reste pas moins un exemple de théâtre contemporain donnant à voir un nouveau rapport entre l'acteur et le spectateur, dans une alchimie créant ainsi l'unité théâtrale entre l'ombre et la lumière.

 

 


                                                                                                                     Marie-France Bellissant

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