Animation du krinomen du 6 février 2014 : Amély Colas, Monica Loise et Marine Lastécouères
Prise de notes et rédaction du compte-rendu : Amély Colas et Marine Soulié
Le krinomen a débuté avec le visionnage du documentaire Cour d’honneur et champs de bataille, réalisé en 2006 par Michel Viotte et Bernard Faivre d’Arcier (1). Il nous présente les 60 ans d’histoire du Festival d’Avignon par un déroulé chronologique, depuis sa création en 1947 par Jean Vilar jusqu’en 2005, et comporte essentiellement des interviews de professionnels du spectacle ayant collaboré de près ou de loin à ce festival, ainsi que différentes archives illustrant les périodes évoquées. La présentation complète de ce documentaire a été effectuée dans l’avant-papier réalisé par Anna Chabat et Lorea Chevallier (2).
Cette rencontre s’est articulée autour d’une analyse de l’image du spectateur en Avignon (spécifiquement pour les spectacles du « In ») à travers des propos tenus dans le documentaire. La problématique première du débat a été de questionner la place réelle du spectateur dans le Festival, étant tout d’abord donné son absence au sein du documentaire. Dans un premier temps, nous avons abordé la manière dont le documentaire a été perçu après son visionnage, puis dans un second temps, le rôle donné au public du Festival d’Avignon.
Considérant que Bernard Faivre d’Arcier fut le directeur du Festival d’Avignon de 1980 à 1984 et de 1993 à 2003, qu’il est un des auteurs du documentaire ainsi qu’un des coproducteurs (il est l’un des créateurs de la chaîne Arte), pouvons-nous dire que le documentaire est utilisé comme outil de promotion du Festival ? Que Bernard Faivre d’Arcier cherche à reconquérir un public peut-être perdu après le « scandale » de 2005, alors que l’on s’apprête à célébrer les 60 ans du Festival ?
Tout d’abord, analysons la forme du documentaire. Il montre le Festival d’une manière plutôt clichée, comme endroit « magique » où tous les plus grands metteurs en scène viennent et marquent l’histoire, où le spectateur est en harmonie avec les lieux et ce qu’il s’y passe, un endroit où « l’amour du théâtre » règne et rend compte de tout son prestige. Le documentaire est monté de manière très consensuelle : sur une musique dramatique, il présente le Festival comme « le rêve Avignon », tout ceci visant à entretenir le mythe qu’est cet évènement.
Au niveau du contexte, le documentaire est sorti en 2006, soit un an après le scandale survenu en 2005. Il peut apparaître alors comme un moyen de se justifier (c’est ce que suggère également le titre Cour d’honneur et champs de bataille). En l’occurrence, à aucun moment ne sont évoquées les révoltes de 2003 concernant « la modification des règles d'indemnité chômage des intermittents du spectacle » (3). Pouvons-nous alors dire que les responsables ne parlent que de ce dont ils peuvent se justifier ?
Intéressons-nous maintenant au fond du documentaire. En réponse à la question d’une éventuelle fonction promotionnelle, une hypothèse commune est apparue : c’est un film qui se veut documentaire mais qui est en fait une forme de promotion pour le public qui vient en Avignon, pour le garder fidèle. En prenant en compte les conditions de diffusion (ce documentaire a été diffusé sur Arte), on peut affirmer qu’il touche un public qui s’intéresse déjà à ce festival. Par ailleurs, le titre même paraît orienté : le documentaire est destiné à toucher un public déjà averti du scandale de l’année passée. Une personne ne connaissant pas les détails de la crise de 2005 et les fondamentaux du Festival (la Cour d’honneur du palais des Papes) ne saurait pas forcément, en regardant les premières images, que ce documentaire traite d’Avignon. Enfin, d’un point de vue technique, un documentaire étudie normalement plusieurs documents pour développer une pensée objective. Or ici, cela ressemble beaucoup à un documentaire mais a la forme d’une promotion car il n’y a pas une diversité de points de vue qui se font face.
Nous avons également mis en avant, lors du débat, un aspect qui nous paraissait étrange à tous : les intervenants ainsi que le narrateur du documentaire relatent presque continuellement le ressenti des spectateurs, mais ne leur donnent presque jamais la parole directement. C’est pourtant un festival qui se veut populaire, comme l’avait voulu Jean Vilar (son créateur). Pour aller plus loin dans l’analyse de ce fait constaté, nous l’avons mis en rapport avec l’idée précédente suivant laquelle le documentaire touche un public pour partie déjà spectateur de la Cour d’honneur : seul le public effectif du Festival peut comprendre ou faire résonner en lui les idées relatées par les divers intervenants, étant donné qu’il auparavant vécu des expériences de festivalier dans la Cité des Papes.
Maintenant, parlons plus largement de la place du public à Avignon. Quel rôle le spectateur a-t-il réellement durant le Festival ?
D’une manière générale, le public est un habitué du théâtre, il est parfaitement conscient qu’il est à Avignon et qu’il participe à un festival de création théâtrale. Son but est d’être surpris, et c’est ce pourquoi il s’y rend. Il sait aussi qu’il détient un rôle majeur, ce pourquoi Vilar le disait « participant » : en faisant des retours aux metteurs en scène après les spectacles, le public peut devenir artisan de quelques changements de la mise en scène. Il assure alors une fonction de première appréhension, de test. Deux hypothèses peuvent s’opposer : dans un premier cas, l’échantillon du public du « In » peut annoncer le succès que va rencontrer le spectacle lors de la saison culturelle où il sera programmé, ou dans un second cas, qui est alors opposé au premier, des spectacles peuvent être appréciés au Festival et ne pas retrouver ce succès dans la tournée nationale. Ne pourrait-on pas penser que le public qui n’est pas rompu à assister à ce type de spectacles provocateurs est susceptible de le recevoir différemment ?
D’après les témoignages des professionnels interviewés, qui ne sont pas spectateurs, le rôle du public est d’autant plus important à Avignon qu’il s’établit un échange vif entre la scène et la salle. Les spectateurs qui montrent leur mécontentement ou des signes de fatigue créent une émotion nécessaire aux comédiens sur scène. Valérie Dréville, dans notre documentaire, parle même, au sujet du Soulier de satin mis en scène par Antoine Vitez à la Cour d’honneur en 1987, d’un spectacle « retourné », car la salle devient un spectacle pour les acteurs.
Mais concernant le genre de personnes qui se rendent à ces représentations, l’idée générale qui se dégage est qu’elle forme une sorte « d’élite théâtrale » : des « spectateurs parfaits », qui ont acheté des places relativement chères (entre 13 et 45 euros) et qui pour beaucoup ont réservé leur séjour avant même de connaître la programmation du Festival. Avec cette « élite théâtrale », on perd le caractère populaire du Festival, et donc son idéologie de base.
Si l’on prend en compte tout ce qui précède, ne pourrions-nous pas dire que le public du Festival est considéré alors comme acquis ?
En effet, il peut être acquis sur différents points. Le nombre de festivaliers, dans les années 2000, a cru ou s’est stabilisé et a atteint ces dernières années des niveaux très hauts (plus de 90% de taux de fréquentation en moyenne). Aussi, le fait que le Festival accueille des metteurs en scène ayant déjà une réputation nationale ou internationale garantit d’autant plus la fidélité du public. Enfin, la pluridisciplinarité qui s’est installée avec le temps (théâtre – danse – performance – arts plastiques – expositions – cinéma) a fait que le Festival d’Avignon propose une palette de choix où chacun peut trouver son compte. De plus, selon les différents directeurs, l’enjeu du Festival est d’agir à la manière d’un rendez-vous.
Mais pour préciser le terme « acquis » dans notre analyse, ici, il ne veut pas dire que le spectateur est prêt à tout accepter, tout voir, tout entendre, tout subir, mais plutôt à tout tester ; il n’est pas non plus toujours d’accord, formant un public unifié. Un théâtre qui se veut populaire n’a pas forcément à être consensuel. Dans chacune des performances jouées, il y a toujours l’idée de présenter un monde, un univers.
Sous la direction de Jean Vilar, quelle relation engageait-il avec le public ? Qu’attendait-il du public ? Le public d’aujourd’hui est-il celui qu’il espérait ?
Jean Vilar voulait faire un festival en province qui touche un public populaire et jeune, différent de celui que l’on trouvait à l’époque à Paris. Un festival avec du théâtre de qualité et avec des tarifs abordables, dans l’idée de réunir toutes les couches de la société autour d’un moment commun. La relation au public n’était pas la même : elle était plus spontanée et artisanale. Vilar voulait un théâtre où tout le monde puisse rentrer à tout moment, un endroit où le spectateur pouvait rencontrer les artistes facilement pour débattre directement de ce à quoi il avait assisté. Mais depuis 1947, les années et les décennies ont passé et le petit festival est devenu victime de son succès et a changé : la densité du public a considérablement augmenté, le Festival est alors devenu plus commercial, la possibilité de faire des bénéfices (symboliques sinon réels) a pris le dessus, donc le côté relationnel a été un peu perdu, et surtout le côté populaire.
Pour conclure, il est important de noter que nous nous sommes basés sur une catégorie de personnes n’ayant majoritairement pas assisté au Festival d’Avignon (seulement 5 sur 56). Concernant l’objet de recherche en lui-même, sous ses aspects de documentaire, il n’est que promotion qui touche un public déjà acquis, et dans laquelle les différentes révoltes sont seulement survolées. Enfin, concernant le Festival « In », nous pouvons dire qu’il s’est rendu avec le temps inaccessible au public populaire notamment de par son coût et l’organisation qu’il engendre.
Pour aller plus loin…
Le public de théâtre en général n’est-il pas lui aussi acquis ?
N’est-ce pas Jean Vilar lui-même qui a débuté ce processus d’image vaniteuse ?
Le Festival d’Avignon ne renvoie-t-il pas au théâtre bourgeois du XVIIIe siècle, un théâtre fait pour se montrer ?
Sources
(1) Cour d'honneur et champs de bataille, de Michel Viotte et Bernard Faivre d'Arcier, coproduction ARTE France/La Compagnie des Indes/Ina, 2006, 75 mn.
(2) A lire sur http://krinomen.over-blog.com/article-cour-d-honneur-et-champs-de-bataille-michel-viotte-et-bernard-faivre-d-arcier-122388085.html.
(3) S.n., « 1980-2003 », texte publié sur le site Internet du Festival d’Avignon, rubrique « Histoire », URL de référence : http://www.festival-avignon.com/fr/History/10.