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16 décembre 2014 2 16 /12 /décembre /2014 11:07

 

Spectacle présenté du 2 au 4 décembre 2014 au Glob Théâtre à Bordeaux, dans le cadre du festival Novart

 

Article rédigé par : Guillaume Bègue, Pauline Fourès et Elodie Thévenot

 

 

 

Photo (détail) de l’affiche de Sandre © Marie-Elise Ho-Van-Ba

 

 

 

Présentation du collectif Denisyak 

 

Le collectif Denisyak naît en 2010 de l'association d'Erwan Daouphars, comédien et metteur en scène, et de Solenn Denis, comédienne et auteur, autour d’une pièce de cette dernière, Hornélius ; ils sont rejoints dans le projet par deux autres comédiens, Faustine Tournan et Philippe Bérodot. Après un passage aux Impromptus (évènement pluridisciplinaire se déroulant en Île de France trois fois par an et réunissant différents artistes autour d'un thème commun), le collectif rencontre le metteur en scène Laurent Laffargue qui défend leur nouvelle création, SStockholm, écrite par Solenn Denis, et les invite à intégrer la Pépinière abritée par sa compagnie, Le Soleil Bleu. Suite au succès du spectacle, Sandre est monté dès l'année suivante, là encore avec le soutien de Laurent Laffargue et du Glob Théâtre. Le spectacle attend maintenant d'être joué au théâtre de La Loge à Paris. 

 

Les deux fondateurs de la compagnie constituent le cœur du collectif et sont rejoints au fil des créations par divers artistes, avec lesquels ils sont attachés à travailler sur un pied d'égalité, selon leurs propres dires[1]. En effet, les membres qui composent le collectif sont en quelque sorte des électrons libres et les différents intervenants ont bien d'autres projets en parallèle. C'est ainsi une manière de ne pas s'enfermer dans un certaine « facilité » et de donner la possibilité aux uns et aux autres de revenir dans le collectif avec de nouvelles expériences et idées à proposer. L'aspect non hiérarchique du collectif offre quant à lui une certaine liberté d'expression à chacun mais pose aussi la difficulté de la mise en scène collective, que le groupe définit pourtant comme un « impératif ». Un challenge supplémentaire et une manière de travailler ensemble qui peut susciter dans d’autres cas des réticences mais qui dans le présent cas, pour l'instant, n'a pas eu l'air de porter préjudice au collectif. De plus, la présence de l'auteur dans le collectif est à noter, car elle peut apporter son point de vue sur la mise en scène au fil de sa construction collégiale, mais n'hésite pas non plus à revoir son texte tout au long de la création scénique, jusqu'à l'aboutissement du travail de plateau.  

 
 

Le comédien 

 

A 17 ans, Erwan Daouphars commence une formation à l’ENSATT (Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre). Depuis 1995, il a joué dans une trentaine de pièces et mis en scène en 2007, Imagine-toi, de et avec Julien Cottereau, spectacle pour lequel il obtient le Molière de la révélation théâtrale. En 2008, il fonde sa compagnie avec Quentin Baillot et crée au Théâtre du Chêne Noir à Avignon Colloque sentimental, pièce inspirée de l’œuvre poétique de Paul Verlaine et de la musique de Debussy. Puis il met en scène Van Gogh, le suicidé de la société (d'Antonin Artaud) à la Scène Nationale de Cherbourg, et Moby Dick, le chant du monstre, un spectacle de théâtre musical de Jonathan Kerr en 2010. La même année, il fonde avec la Compagnie des Treizièmes l’évènement Les Impromptus et en devient l’un des artistes associés. En 2010, il crée donc le Collectif Denisyak avec l’auteur contemporain Solenn Denis et à présent, il aborde le cinéma avec l’écriture et la réalisation de son premier film, en collaboration avec cette dernière. Il est le soliste de Sandre, monologue pour un homme.  

 
 

L'auteur

 

Solenn Denis, après un bac Théâtre et trois ans passés entre le cours Florent et une licence de Cinéma, écrit et monte sa première pièce en 2004, Du sel sur les ailes. L'année 2009 sera productive pour elle puisqu'elle écrit quatre nouvelles histoires (HornéliusLes Penchantes - Cabaret saucissesLand K et Incendium) tandis que le collectif A mots découverts met en lecture son texte Goulash au théâtre Confluences à Paris. L'année suivante, elle rencontre Erwan Daouphars avec qui elle met en scène Hornélius avec deux autres comédiens au sein du Collectif Denisyak. On lui compte six livres publiés à ce jour, et elle est détentrice de cinq prix, dont le Prix Godot pour SStockholm et une bourse du CnT[2] (Centre national du Théâtre) pour le même texte. Sandre est sa dernière réalisation ; le texte a été édité chez Lansman cette année et a bénéficié de la bourse des Journées de Lyon des auteurs ainsi que de la bourse Beaumarchais théâtre SACD.

 


Les aides à l’écriture et à la création

 

La bourse du CNT dont a bénéficié Solenn Denis est un exemple d'aide apportée à de jeunes créateurs, ici dans le domaine de l'écriture. Mais en tant que jeune collectif, Denisyak a aussi pu compter sur une aide, un tremplin, en la personne du metteur en scène Laurent Laffargue. Celui-ci dirige en effet depuis 1992 la compagnie du Soleil Bleu qui, avec sa convention d'Etat (signée en 1999), est installée et reconnue en matière de théâtre à Bordeaux. Afin d'aider dans leur insertion professionnelle de jeunes artistes qui n'ont pas toujours la possibilité de se faire voir et entendre (les théâtres et autres lieux de création et de diffusion n’étant pas toujours aventureux et aidants ou accueillants vis-à-vis de l’écriture théâtrale contemporaine et des « jeunes » artistes), Laurent Laffargue a créé en 2008 au sein de sa compagnie et en collaboration avec le Glob théâtre, une cellule de soutien qu’il a nommée la « Pépinière du Soleil Bleu » : un outil pour mettre en avant des artistes émergents et leur offrir la possibilité de jouer dans une salle qui a déjà son public, et ce pour plusieurs dates ; et un engagement au soutien sur plusieurs années, celui-ci passant par l’accompagnement (artistique, administratif et/ou technique) des artistes et techniciens soutenus[3]. Une aide qui a l'air de fonctionner puisque le collectif a trouvé son public lors des représentations de SStockholm ; quelques spectateurs parmi ceux que nous avons interrogés à la sortie du spectacle Sandre avaient assisté à cette création, au Glob en mars dernier, et se sont dès lors montrés curieux et intéressés par la progression du collectif. Une bonne solution, donc, pour travailler, montrer son travail et donner à se connaître au public et aux professionnels, à condition comme souvent de se lier aux bonnes personnes.  

 
 

 

 
Description de Sandre 

 

Avant que le spectacle ne commence, le public entre dans la salle du Glob et s’installe sur les gradins. La scène est presque entièrement plongée dans le noir à l’exception d’une plate-forme placée sur le front de scène et éclairée par une lumière chaude de faible intensité. Sur cette plate-forme carrée se trouvent un fauteuil de style ancien, des tiges métalliques pointant de son assise vers le sol et, à gauche du fauteuil, une lampe du même style rétro. La scénographie est très légère, constituée seulement de ces quelques éléments de décor, le reste de la scène restant vide et plongé dans le noir durant tout le spectacle. Une musique est également diffusée pendant que les spectateurs entrent et s’installent à leur place : lente, sombre, presque inquiétante, elle se répète en boucle et génère dans la salle une sensation d’étrangeté et de macabre. 

 

Quand le spectacle commence, la lumière faiblit et finit par s’éteindre, mais la musique continue de se répéter. Le temps que le projecteur se rallume, l’acteur est venu s’installer sur la chaise. Il prend alors la parole. A ce moment-là, il est difficile de savoir s’il s’adresse aux spectateurs, ou s’il se parle à lui-même, ou encore à une autre personne, pour l’instant invisible et indéterminée. Mais ce qui fait la sève du spectacle a été dévoilé par son sous-titre : il s’agit là d’un monologue, celui d’une femme interprétée par un homme. La pièce va dès lors n’alterner qu’entre deux états : les passages où le personnage joué par Erwan Daouphars parle et les quelques moments de silence qui ponctuent le récit ; et le spectacle constituer une traversée par étapes de l’intimité de cette femme, en livrant des détails de sa vie et de sa relation avec son mari, jusqu’à la trahison de ce dernier qui poussera l'héroïne à commettre l'irréparable. 

 

Erwan Daouphars interprète donc le rôle d’une femme, sans pour autant forcer l’aspect féminin dans son jeu. Il arrive même un moment où le spectateur peut ne plus percevoir qu’il s’agit ici d’un homme et là d’une femme. C’est tout simplement un interprète qui incarne une personne fragile, qui reste forte et souriante malgré tout. L’acteur ne se lève jamais de sa chaise (et au seul moment où il le fait, ce mouvement des plus ordinaires suffit à déstabiliser le spectateur), donc il ne quitte jamais non plus la plateforme. Trouver des raisons ou des justifications à cette scénographie et à cette écriture scénique relève de l’interprétation personnelle que chacun peut ou non vouloir mener. Par exemple, ce décor pourrait faire penser à celui d’un cabinet de psychiatre ou de psychologue, dans lequel le personnage se confierait afin de déterminer s'il est atteint de folie ou non. 

 

La pièce évolue à un rythme lent, utilisant le temps à sa disposition pour amener un à un tous les éléments de l’histoire qu’elle livre et offrir une expérience émotionnelle au spectateur. Sur la fin, un élément un peu spécial viendra le perturber : des sortes de clapotis se feront entendre, provoqués par des gouttes d’eau tombant de la petite tablette (qui est accrochée à la lampe) sur le sol de la plate-forme ; de plus en plus abondante, cette eau finira par s’écouler des bords faiblement éclairés de la plate-forme carrée sur le plateau à peine visible. C’est ainsi une seconde forme de musicalité qui accompagnera le récit de cette vie meurtrie, à côté de la musique qui se fait entendre avec parcimonie, au début et à la fin de la représentation, ainsi que lorsque le personnage se met en colère (la musique se fait alors de plus en plus intense, comme les paroles puissantes prononcées à ces instants par le personnage). 

 

Tout au long de son récit, le personnage tente de conserver sa bonne humeur, se permettant parfois de prendre avec humour certaines des situations douloureuses qu’elle a traversées. Par moments pourtant, elle s’emporte, exprimant à la fois son chagrin et sa colère. Ces changements d’humeur, notons-le, sont soulignés par des changements dans les éclairages : la plupart du temps, le comédien est éclairé par deux ou trois projecteurs placés en coulisses et la lampe, à sa gauche, est éteinte ; mais quand le ton se fait plus sérieux, plus grave, le comédien/le personnage allume la lampe et les projecteurs s’éteignent. La faible lumière dégagée par la lampe crée alors une tout autre ambiance, une atmosphère plus sombre et plus étouffante. 

 

Le caractère très simple et humain du personnage transparaît à travers ses mots. Cette écriture de l'intime, sur laquelle travaille Solenn Denis de pièce en pièce, se passe d'expressions ampoulées ou compliquées, et cherche plutôt à faire entendre une parole empreinte tant de naturel, de simplicité, que de sensibilité, de finesse. Ainsi, si les mots de la narratrice laissent deviner une origine sociale modeste, celle-ci n’est pas affichée mais suggérée, essentiellement à travers de petites anecdotes du quotidien et des souvenirs qui lui reviennent comme des flashs ; elle échappe donc à toute caricature. Et si sa langue se montre simple, accessible à tous, c’est peut-être aussi pour que le personnage puisse être plus aisément compris que ne semble le permettre la difficulté du sujet ici en question. Cette langue, enfin, l’auteur la décrit comme « maladroite », « confuse » et « dénudée » : « Elle n'a pas de nom. Sans doute la bonne quarantaine. Une langue qui tangue. Flot maladroit. Cela sort d’elle comme est sorti le petit tas de chair. La confusion est là, mais la parole se dénude. » Par cette parole, la mère infanticide cherche à comprendre. « Emmêle tout. Cherche. Ne trouve pas. Nous oblige à chercher avec elle. A refaire le puzzle. »[4]

 

La pièce se termine une fois le crime avoué, une fois le néonaticide expliqué par son auteur ; le comédien se lève alors de sa chaise, sans un mot, puis un enregistrement sonore est diffusé, celui des premières paroles qu’il a prononcées, une heure auparavant, et qui prennent un nouveau sens, une autre résonance, à la lumière de tout ce que les spectateurs ont entendu depuis le début. Quelques instants après, la lumière s'éteint doucement sur le comédien immobile et le silence revient. 

 

 

La question de l'infanticide dans Sandre

 

Sandre suit le récit d'une femme et mère, de la rencontre avec son mari qu'elle aime plus que tout jusqu'à son crime à l'égard de son dernier et nouveau-né. Nous entrons à travers ce texte de Solenn Denis dans l'intimité et la psyché d'une femme que d'aucuns qualifieraient de « monstrueuse » puisqu'infanticide, mais que son auteur parvient à dépeindre avec une tendresse et une subtilité telles que nous, en tant que spectateurs, ne parvenons pas à la condamner pour son crime. 

 

L'infanticide néonatal – dit néonaticide – désigne le geste d'homicide sur un nouveau-né. En France, on estime que cet acte survient dans 50 à 80 cas par an d'après les dossiers de la justice. Mais l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) pense qu'il y a sous-évaluation du phénomène et l'on serait en réalité plus près de 200 cas par an[5].

 

Solenn Denis, à travers la thématique qu’elle a choisie, aussi « tabou » qu'encore trop méconnue, prend le parti et le risque de construire et de faire parler un personnage dont la société ne pourrait semble-t-il jamais pardonner ni même comprendre l’acte meurtrier. Pour rendre son personnage crédible, Solenn Denis a apparemment entrepris des recherches assez poussées sur ce phénomène aussi extrême qu’incompris – l'infanticide, ici commis par la mère – en consultant sans doute des témoignages de femmes portées en justice et des études cliniques comme des articles et autres productions journalistiques de la rubrique « faits divers ». Et c'est ce parcours de recherche que nous entreprenons ici, partiellement du moins, afin de comprendre un peu les fondements et les causes de l'infanticide, et plus exactement ici du néonaticide. 

 

Plaçons-nous tout d’abord avant l'accouchement et le meurtre : les observations cliniques ont permis de dénombrer beaucoup de cas de déni de grossesse, parmi les femmes enceintes qui allaient ensuite tuer leur progéniture – et c’est justement ce qu’il se produit pour le personnage de Sandre. Encore difficilement explicable et sujet de nombreuses controverses quant à sa réalité, le déni de grossesse est le fait pour une femme enceinte de ne pas avoir conscience de sa condition. Dans ce cas, on remarque généralement une absence quasi totale de changement physique chez la femme parturiente qui ne prend que peu de poids et ne voit pas son ventre s'arrondir ou très peu, puisque le développement du bébé dans l'utérus se fait de façon verticale. Le déni peut être partiel dans le cas où la grossesse est découverte avant terme (ce fait peut d'ailleurs donner lieu à des changements physiques surprenants et très rapides sur le corps de la femme enceinte) ou total dans le cas où la grossesse est ignorée jusqu'au moment de l'accouchement. 

 

Mais comment peut naître ce déni ? Les études psychologiques le présentent comme un mécanisme d'auto-défense à l'égard d'une situation non contrôlée, qui aurait pour but d'écarter un risque d'effondrement psychologique par exemple. Il serait donc un acte de survie. Mais tous les cas ne se ressemblent pas et si certaines femmes finissent par accepter un bébé qui n'était pas attendu, d'autres peuvent, lorsque ce type de grossesse est mené à terme, se trouver plongées dans un tel état de perplexité et de stress que la seule solution qu’elles trouvent est la plus radicale. Ce geste peut être expliqué par le fait que, dans le cas d'un déni total, l'absence de grossesse aussi bien physique que psychique ne donne pas au bébé un statut d'enfant ou d'humain, mais de « corps étranger », parfois même de « déchet ». Et le moment de l'accouchement peut alors être si violent à assimiler qu'il va jusqu’à provoquer chez la mère un état de dissociation péri-traumatique (à savoir « un état de conscience modifiée probablement destiné à soustraire la victime à l'horreur d'une situation vécue »[6]). Plongées dans cet état second, les femmes interrogées sur leurs actes ont souvent du mal à les décrire ou à les assimiler à leurs propres gestes, comme si elles n'étaient plus que spectatrices au moment des faits. C'était par exemple le cas de Véronique Courjault, rendue tristement célèbre en 2006, après que son mari ait découvert dans le congélateur de leur maison de Séoul deux cadavres de bébés. Durant son procès, en 2009, à la question de la raison de son geste, elle répondit en ces termes : « C'est très confus... Ils [ses trois bébés] n'avaient pas pour moi d'existence réelle, donc je n'avais pas de problème à résoudre... C'était comme si être enceinte ne pouvait pas m'arriver. Pour l'IVG, le problème ne se posait pas puisque dans ma tête je n'étais pas vraiment enceinte. A chaque fois, c'était comme si je n'avais pas vraiment vécu les faits... Puisque cet enfant était de moi, je m'accordais tous les droits sur lui, même celui, extrême, de lui donner la mort... Je ne les sentais pas bouger dans mon ventre. Pour moi, ça n'a jamais été des enfants... C'était un peu de moi, une prolongation de moi que je tuais... Pour moi, ils n'étaient pas vivants... Je l'ai su, puis je ne l'ai plus su, puis de temps en temps je l'ai su »[7].

 

Mais Véronique Courjault n'est qu’un des nombreux exemples connus de néonaticides ; prenons donc à sa suite trois autres cas cliniques aux profils psychologiques étrangement similaires, que le psychiatre Daniel Zagury a étudiés suite au procès Courjault. Elles ont entre 30 et 40 ans, ont toutes déjà eu un enfant sans incident, mais ont pourtant commis l'irréparable, seules dans le secret. Suite à l’observation clinique de ces trois femmes, ont été révélés chez chacune d’elles un tempérament secret, habitué à éviter les ennuis et à nier, à repousser l'inévitable en espérant quelque part que le problème disparaisse de lui-même. A l’issue de cette étude, Daniel Zagury conclut : « Tout se passe comme si la femme avait une perception fugace et intermittente de sa nouvelle condition, tout en en repoussant perpétuellement l'échéance. Ce qui constitue une quasi constante : l'improvisation catastrophique de l'accouchement dans un état psychique paroxystique, semi crépusculaire. »[8]

 

Il serait trop simple de chercher là un schéma explicatif immuable, mais une certaine structure psychique et des éléments de contexte peuvent aider à comprendre l'acte criminel. Et ces portraits, ainsi que ces théories, ramènent au personnage de Sandre : une femme éduquée par une mère vieux jeu qui pense encore (et enseigne à sa fille) que pour garder un homme, il faut atteindre son estomac, une femme habituée à se taire et à sourire face au conflit pour se faire croire qu'elle est heureuse, trahie par un mari qu'elle aime et qui ne la regarde plus, mais contre lequel elle n'ose pas se rebeller, poussée à bout, enfin, jusqu'à nier l'existence de l'enfant qu'elle porte mais qu'elle a pourtant bien cru reconnaitre avant de choisir de « l'oublier». Le schéma observé par Daniel Zagury chez les femmes infanticides, bien réelles, qu’il a écoutées et étudiées, se retrouve en grande partie dans le cas fictif du personnage de Sandre, qui décrit avec précision et justesse l'acte criminel qu’elle finit par commettre. Et après l’acte inconscient, comme si le petit être n’avait jamais existé, la mère infanticide de Sandre parle des poubelles à sortir, mais plus de l'enfant, qu’elle considère involontairement comme un objet, dont le sort revient à celui d’un déchet. L'enfant regagne finalement un peu d’humanité et d’existence après reconnaissance de son meurtre par sa mère et attribution d’un prénom, Sandre, tiré de celui de l’amante du mari infidèle.

 

Solenn Denis avec sa pièce s'inscrit, volontairement ou non, dans la lignée des pièces de théâtre qui ont traité de l'infanticide et dont la représentante la plus emblématique reste Médée : de la version d'Euripide à celle d'Anouilh, l'héroïne tragique éponyme a été et reste un symbole très fort au théâtre de la furie meurtrière alliée à la magie. Rappelons l’histoire de celle qui occupe une place de reine dans les mythes de la femme infanticide : dans le mythe de Jason et les Argonautes, Médée, rejetée par Jason qui lui préfère une autre femme, se venge de lui en tuant sa maîtresse et ses propres enfants. Personnage tout en haine, en douleur et en rancœur, elle est chez Euripide ou Sophocle l'image de l'héroïne tragique que ses actes et ses attributs placent à la limite entre l'humain, le surhumain et le monstrueux : elle est humaine par sa tristesse, par les sacrifices qu’elle accomplit pour son époux, qui finit malgré tout par la trahir ; surhumaine par sa haine, son statut de magicienne et de reine qui la rend forte et terrible ; monstrueuse, enfin, par ses actes meurtriers, qu’elle commet au nom de l’offense subie, et surtout par la limite qu'elle franchit en commettant l'infanticide. Médée n'est pas un personnage auquel on s'identifie même si l’on peut éprouver pour elle de la compassion ; elle inspire avant tout de l'horreur et de la peur, peut-être même du dégout.

 

La mère infanticide de Sandre se rapproche de son ancêtre mythologique par la notion de sacrifice (certes plus modeste dans ce second cas puisqu'il ne s'agit plus, comme Médée, de tuer pour venir en aide à l'être aimé, mais d'être la meilleure épouse possible, quitte à s'oublier elle-même), mais elle s'en éloigne aussi, essentiellement par le visage humain et l'approche psychologique dont Solenn Denis la gratifie. Le portrait de la mère infanticide que Solenn Denis est parvenue à dresser semble très juste, loin des clichés par exemple de la femme hystérique observée par Freud et ses contemporains. Pas de diabolisation, pas d'excuses non plus ; mais tout comme dans les procès de femmes criminelles ou dans les entretiens médico-légaux dont elles font l’objet, un récit de vie, une parole qui élabore enfin le déni et qui permet de comprendre et de ré-humaniser ces femmes que la morale a de tout temps décrites comme « monstrueuses ».

 

 

Le monologue au théâtre

 

Le terme « monologue » vient du grec mono (un seul) et logos (le discours). Il désigne un genre théâtral (ou une scène) dans lequel (laquelle) un acteur est seul (ou se croit seul) et parle pour lui-même à voix haute afin d'être entendu par les spectateurs. Le monologue peut être intérieur quand il est à la première personne et que le personnage pense tout haut, qu’il se tient un discours à lui-même ou médite sur lui-même : on l’appelle alors soliloque (du latin solus qui signifie « seul » et loqui qui veut dire « parler »). Le monologue se différencie donc du soliloque parce que dans le premier cas, le personnage s'adresse à d'autres personnes, alors que dans le second, la prise de parole est personnelle et intérieure.

 

A la différence des scènes monologuées, qui sont incluses dans une pièce dialoguée et détachées du reste de l'intrigue, la pièce monologuée, dans laquelle un seul personnage est présent sur scène et s'exprime du début à la fin, et qui constitue un véritable genre théâtral, invite le spectateur à rentrer dans un univers particulier et unique où les émotions et les sentiments sont mis en valeur au détriment (et même à l’exclusion) de l'action. Et dans un cas comme dans l’autre, « les monologues détiennent ce pouvoir étrange de plonger le comédien et les spectateurs dans une relation d’intimité forte où celui qui écoute, de simple témoin, se mue en confident et en interlocuteur privilégié d’un dialogue à une seule voix. »[9]

 

Sandre, c'est le monologue d’une femme, joué par un homme et plus encore écrit pour un homme : le personnage ne s'adresse à aucun autre personnage présent sur scène ; à travers le « vous » qui apparaît ici et là dans le texte du personnage (comme dans ce « Je ne suis pas folle vous savez... » qu’il répète à plusieurs reprises), il semble s'adresser à l'ensemble des spectateurs en les personnifiant, ou à un destinataire non-identifié qui pourrait être un psy – bref, l’adresse est indéterminée. On note de plus dans la pièce des changements d'états chez le personnage, qui s'exprime de manière assez tranquille en pleine lumière et devient beaucoup plus sombre lorsqu'il allume la lampe qui se trouve à ses côtés, comme s'il se parlait à lui-même. Ces changements d'états plus ou moins fréquents provoquent une sorte de suspense : le spectateur s'attend, lorsque le personnage allume la lampe, à entrer davantage dans l’intériorité du personnage, dans sa face sombre, à entendre un discours plus noir que d'habitude.

 

Dans Sandre, par le biais de cette forme monologuée, personnage et spectateur ont une relation privilégiée. Néanmoins, ici, on peut se demander si cette forme suffit à produire chez ce dernier un sentiment de compassion ou une identification puisque Sandre révèle la face intime de l'horreur : les spectateurs sont les témoins ou les confidents du récit morbide et étendu d’une femme qui a tué son enfant ; et ils devraient a priori condamner (au moins intérieurement) cet acte barbare et monstrueux puisque l'infanticide est contraire à leurs valeurs morales et qu’il est sévèrement puni par la loi.

 

Mais le pouvoir et la force de ce monologue résident dans ce que le spectateur n'assiste pas seulement dans son siège à l'aveu ignoble de cette femme ; il est également témoin de toute la vie, tout le passé de celle-ci, en deux mots : son histoire. Le spectateur est placé au coeur de tous les éléments et épisodes clés de la vie de cette femme et ne peut pas ne pas en prendre compte. Il ne cherche pas à excuser le personnage pour la cruauté de son acte meurtrier, mais peut au moins la comprendre, comprendre son rejet parce qu'elle est seule dans sa vie de femme criminelle, comme l’est le comédien sur scène. Le sentiment de compassion et le processus d'identification peuvent donc tout à fait survenir chez le spectateur.

 

 

Le monologue s'impose donc comme un genre particulièrement approprié à l'écriture de l'intime, qui vise à toucher le spectateur, à lui faire ressentir une multitude d'émotions et à le faire entrer dans la compréhension sensible du personnage solitaire. Et si Sandre constitue un exemple de monologue dramatique, qui fait éprouver au spectateur de la tristesse, de la colère ou encore de la peur, son alter ego comique d'aujourd'hui, à savoir le « one man show », est tout aussi intéressant à étudier dans sa structure (une seule personne présente sur scène, exposant avec humour des faits quotidiens, le plus souvent, et visant à faire rire le public) et ses mécanismes.

 

 

Lors du krinomen, nous discuterons :

- de la figure de la femme infanticide dans Sandre, en prenant pour référence le personnage et la pièce de Médée ;

- de la forme adoptée par Solenn Denis pour la pièce Sandre, celle d'un monologue confié à un homme ;

- de l'isolement et de l'enfermement du personnage de Sandre, portés par le texte comme par la scénographie ;

- du flou et du trouble introduits dans le texte autour du personnage de Sandre, à travers les trous, les ellipses et les confusions que présente son récit.

 

 

 

Sources et références

 

Autour du collectif Denisyak :

 

- Sur son historique : http://sstockholmdesolenndenis.wordpress.com/le-collectif-denisyak/

- Sur ses membres : http://sstockholmdesolenndenis.wordpress.com/lequipe/

- Sur l'auteure Solenn Denis : http://sstockholmdesolenndenis.wordpress.com/lauteur/ et

http://solenn.denis.free.fr/bio.html

- Sur la notion de collectif : http://www.artfactories.net/La-notion-de-collectif-Mars-2008.html

- Sur le dispositif d'aide du CNT : http://www.cnt.asso.fr/auteurs/dispositif.cfm

- Sur la pépinière du Soleil Bleu : http://www.compagniesoleilbleu.fr/la-compagnie/la-pepiniere

 

 

Sur l'infanticide :

 

- Bydlowski Monique, « Le néonaticide ou infanticide néonatal », Perspectives Psy, 4/ 2011 (Vol. 50), p. 311-313, URL de référence : www.cairn.info/revue-perspectives-psy-2011-4-page-311.htm.

- Zagury Daniel, « Quelques remarques sur le déni de grossesse », Perspectives Psy, 4/ 2011 (Vol. 50), p. 314-321, URL de référence : www.cairn.info/revue-perspectives-psy-2011-4-page-314.htm.
- Romano Hélène, « Meurtres de nouveau-nés et processus psychiques à l'œuvre chez les femmes néonaticides », Devenir, 4/ 2010 (Vol. 22), p. 309-320, URL de référence : www.cairn.info/revue-devenir-2010-4-page-309.htm.

- Bydlowski Monique, « À propos de l'infanticide néonatal », Champ psy 4/ 2009 (n° 56), p. 17-21, URL de référence : www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2009-4-page-17.htm.

 - Florence Dupont, « Introduction », Médée de Sénèque ou comment sortir de l'humanité, Paris, Belin, p. 5-10.

 

 

Sur le monologue :

 

- Patrice Pavis, entrées « Monologue » et « Soliloque », Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2006, p. 216-217 & 332-333.

- Nicolas Ancion et al., Enfin seul (vol.1), recueil de monologues, Paris, Lansman, 2001.

- Françoise Heulot-Petit, Dramaturgie de la pièce monologuée contemporaine - L'altérité absente ?, Paris, L’Harmattan, 2011.

 

 


[1] Voir notamment la présentation du collectif Denisyak sur le site Internet consacré au spectacle SStockholm, URL de référence : http://sstockholmdesolenndenis.wordpress.com/le-collectif-denisyak/.

[2] Extrait du descriptif concernant le dispositif d’Aide à la création de textes dramatiques et la bourse du CnT : « Depuis janvier 2007, le Centre national du Théâtre est en charge de la gestion du dispositif national d’Aide à la création de textes dramatiques, anciennement géré par le ministère de la Culture et de la Communication. A cette occasion, le CnT a créé le Pôle auteurs dont la vocation est de recevoir les manuscrits originaux, de coordonner la Commission nationale d’Aide à la création et d’apporter son soutien aux auteurs — puis d’effectuer le suivi du montage des textes sélectionnés. […] » S.n., « Aide à la création - Le dispositif », article publié sur le site Internet du Centre National du Théâtre, s.d., consulté le 12/12/14, URL de référence : http://www.cnt.asso.fr/auteurs/dispositif.cfm.

[3] Pour plus de détails, voir la rubrique « La Pépinière » sur le site Internet du Soleil Bleu, URL de référence : http://www.compagniesoleilbleu.fr/la-compagnie/la-pepiniere.

[4] Solenn Denis, « Sandre », texte mis en ligne sur le site Internet de Solenn Denis, en 2012, URL de référence : http://solenn.denis.free.fr/ecrire.html.

[5] Bydlowski Monique, « À propos de l'infanticide néonatal », Champ psy 4/ 2009 (n° 56), p. 17-21
URL : www.cairn.info/revue-champ-psychosomatique-2009-4-page-17.htm

[6] S.n., « L’Etat de stress péri-traumatique », article publié sur le site Internet de L’Institut de victimologie, consulté le 10/12/14, URL de référence :  http://www.institutdevictimologie.fr/trouble-psychotraumatique/espt_21.html

[7] Véronique Courjault, in Stéphane Durand-Souffland, « La détresse et la confusion de Véronique Courjault », article publié sur le site Internet du Figaro, le 11 juin 2009, consulté le 10/12/14, URL de référence : http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2009/06/11/01016-20090611ARTFIG00004-veronique-courjault-la-detresse-et-la-confusion-.php.

[8] Daniel Zagury, « Quelques remarques sur le déni de grossesse », Perspectives Psy, 4/ 2011 (Vol. 50), p. 314-321, URL de référence : www.cairn.info/revue-perspectives-psy-2011-4-page-314.htm

[9] Nicolas Ancion et al., Enfin seul (vol.1), recueil de monologues, Paris, Lansman, 2001, p. 146.

 

 

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