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11 mars 2013 1 11 /03 /mars /2013 04:25

Krinomen du 7 février 2013 préparé, animé et modéré par Margaux Boisserand, Juliette Cousin-Genty, Anastassia Molina, Thomas Vivien.


Prise de note et compte-rendu : Élise Lestié, Margot Cazaux-Ribère

 

 

Jean-François Sivadier explore une version du Misanthrope très « rock n’roll »

 

Jean-François Sivadier est un comédien et metteur en scène de théâtre et d'opéra né en 1963. Comédien au Centre théâtral du Maine puis élève du Théâtre national de Strasbourg, il rencontre Didier-Georges Gabily, encore peu connu à cette époque, avec lequel il créera le groupe T'chang'. Proches, ils travaillent entre autres sur la mise en scène, laissée inachevée, du diptyque Dom Juan / Chimère et autres bestioles en 1996. Après une entrée remarquée dans le monde du théâtre avec notamment La Folle journée ou Le mariage de Figaro de Beaumarchais et La Vie de Galilée de Brecht, il s’installe parmi les grands noms de la scène française. Il crée également Madame Butterfly et Noli me tangere.

Dans La Mort de Danton de George Büchner, La Folle Journée de Beaumarchais, La Vie de Galilée de Brecht ou encore Le Roi Lear de Shakespeare, il met en scène l’histoire d’un homme ou même d'une société toute entière qui semblent emportés dans un mouvement qui les dépasse, une démarche qu’il poursuit avec Le Misanthrope où l’on retrouve un mouvement analogue. 

Le Misanthrope ou L’atrabilaire amoureux, comédie de Molière en cinq actes, fut représentée pour la première fois au Palais Royal le 4 Juin 1866. Elle est inspirée du Dyscolos de Ménandre. Dénigré par ses contemporains, ce texte traite de l'hypocrisie de la société en abordant les thèmes de l’amour et de la justice.

 

            La mise en scène de Sivadier offre une scénographie riche de nombreux éléments. Un sol jonché de confettis noirs et parsemé de paillettes est, à deux reprises, balayé par les comédiens pour dessiner de nouveaux espaces au sol. Des ballons lumineux déplaçables attirent le regard et éclairent par moment des espaces intimes restreints. Un long rideau noir transparent en fond de scène nous laisse deviner des mouvements qui se déroulent en fond de plateau. Un petit rideau blanc traverse le milieu de scène lorsque le comédien le tire et le place où il le souhaite, et des petites lumières dessinant des lignes au sol structurent l’espace. Une table en fond de scène à cour, un tas de chaises à jardin, deux petites fontaines à cour et à jardin en avant-scène, et une plus conséquente placée davantage vers le fond, additionnés à deux lustres construits avec des chaises dont les pieds sont arborés de petites lumières, créent une ambiance à la fois luxueuse et désordonnée.

 

Les enjeux d'une scénographie spectaculaire au service d'un texte abordant le thème de la superficialité et de l'hypocrisie

 

La scénographie proposée est impressionnante de par l'esthétique qu'elle propose, mais également grâce aux surprises dont elle recèle. Des matières très variées sont utilisées, qu'elles soient lourdes, fluides, brillantes, mates, légères, imposantes ou discrètes. Cette scénographie est en perpétuelle évolution, de nombreux mouvements accompagnent les décors : les fontaines s'allument et s'éteignent, les lumières changent, les rideaux créent des espaces mouvants, des paillettes tombent du plafond... Cela offre de grandes possibilités de jeu aux comédiens qui semblent s'amuser avec cet espace riche.

 

Vient alors la question du sens que produit ou non cette scénographie, des propos qu'elle vient soutenir, de la lecture qu'elle nous donne à voir du Misanthrope. Partant d’une réception première, cette scénographie, que l’on peut aisément considérer comme « belle », peut suffire à combler les attentes du spectateur, les éléments scénographiques venant soutenir un engagement qui serait purement esthétique. La scénographie est vue comme une machine à jouer et non comme un moteur de production du sens.

 

Du point de vue de l’analyse, ce dispositif scénographique peut évoquer la manière dont le théâtre était créé à l'époque de Molière. Les lampions présents sur le plateau feraient référence aux bougies qui éclairaient les spectacles au XVIIème siècle. Le principe du palais à volonté serait également retrouvé dans cette mise en scène de Sivadier dans le fait que la scénographie offre la possibilité de se figurer de nombreux espaces : des intérieurs, des salons, des extérieurs, des jardins....

On peut alors relever que le lieu dans lequel se déroule le Misanthrope n'est pas clairement défini par Molière. Cette ambiguïté est soulignée par la scénographie qui présente elle aussi un ou des lieux abstraits. C'est un endroit où tout peut se passer mais où rien ne se passe, un "nulle part" qui pourrait être partout.

Ce décor foisonnant joue sur l'apparence. Il semblerait donc qu’il puisse apporter une image de la société mondaine qu’évoque Molière dans le Misanthrope. Pour aller plus loin, le sol est de la même couleur que la robe de Célimène, on peut donc voir un lien entre ce personnage et la manière dont est construit le décor. Célimène est une précieuse, un personnage tout en extravagance, au même titre que ses amis de cour ; les changements de décor se font très rapidement si bien que l'on passe vite d'un espace à un autre : dans cette même analyse, on peut y voir un lien direct avec le caractère d'Alceste qui hésite constamment et ne semble jamais réellement savoir ce qu'il veut. La scénographie ferait donc écho aux vices des personnages.

 

Nous soulevons pourtant ce qui pourrait apparaître aux yeux de certains comme étant une ambiguïté : lorsque l'on observe cette scénographie avec plus de précision, on se rend compte qu'elle n'est pas si brillante qu'elle y paraissait au premier coup d’œil. Ce que l'on pensait être des paillettes recouvrant le sol sont en réalité des morceaux de sacs poubelles. Le tas que forment les chaises empilées sur le plateau donne une grande impression de désordre. L'absence de pendrillons offre à voir la régie et les techniciens au début du spectacle. Le char d'Arsinoé qui semble extraordinaire n'est, en réalité, constitué que d'un plateau posé sur roulettes et d'une chaise le surplombant. Tout cela n'est donc pas réellement luxueux.

Sivadier semble accorder beaucoup d'intérêt à un travail sur le recyclage dans son art. Il souligne régulièrement son désir de travailler sur le paradoxe entre l'Arte Povera (mouvement artistique italien qui tend à n'exploiter que des matériaux pauvres comme du sable, des chiffons, ou de la poussière par exemple) et le luxe de l'art baroque. Ce parti pris se retrouve très clairement dans la scénographie du Misanthrope qui allie de la matière de sac poubelle avec des tissus très fins et nobles pour créer un décor grandiose.

Pourtant, on arrive à se questionner sur la cohérence de ce parti pris, non seulement car il s’éloigne de la portée du texte de Molière mais aussi car, n’étant pas assumé jusqu’au bout, il n’est pas aisément accessible et brouille notre interprétation du spectacle.

 

            Un spectacle qui mélange sans retenue le classique et le contemporain

 

De nombreux éléments du spectacle tendent à nous montrer une cohabitation entre le théâtre de Molière, tel qu'il était au XVIIème siècle, et notre théâtre contemporain, tel que le conçoit Sivadier. On trouve, par exemple, des costumes modernes qui ont la coupe des costumes du XVIIème siècle. Les classiques manches bouffantes se mêlent aux extravagantes chaussettes vertes. Nous percevons le même décalage lorsque les personnages portant des kilts se voient ornés de perruques mondaines. Ces assortiments improbables apportent des effets de surprise qui rendent le spectacle intriguant et captent l'attention du spectateur. Ces mélanges peuvent être considérés comme des moyens dont Sivadier use pour moderniser le texte de Molière. Un fil est tiré entre le XVIIème siècle et la modernité.

Le mélange des époques apparaît aussi très clairement dans les choix musicaux que fait Sivadier, par exemple lorsqu'un morceau des Clash est suivi d'un passage des Quatre Saisons de Vivaldi. Comme le travail sur le paradoxe dans la scénographie, ce travail sur le mélange des époques peut paraître trop peu assumé par le metteur en scène car ces entrevues modernes restent superficielles et ne sont pas utilisées jusqu’au bout, provoquant quelque peu de frustration chez les spectateurs.

 

            Le traitement peu classique des alexandrins attire également notre attention. Les comédiens ont en effet une grande liberté quant à la diction de l'alexandrin. Nous insistons sur le fait que, pour ce spectacle, Sivadier n'a pas souhaité travailler l'alexandrin en tant qu’exercice particulier afin d'arriver à une sorte de "démocratisation" de la diction. Cette prise de liberté par rapport aux règles classiques de diction de l'alexandrin donnerait du sens au texte, lui permettant d’être plus facilement compréhensible pour un public non habitué aux alexandrins. Pourtant, par cette modernisation de la diction et par le jeu d’acteur et leur manière trop linéaire et monotone de déclamer l’alexandrin a pu rendre le texte difficilement accessible. Bien que la volonté de moderniser l’alexandrin et de lui faire quitter sa raideur classique puisse être reconnue, on peut aussi l’interpréter comme une façon de se moquer de la forme classique, tant les comédiens, par moment, exagéraient leurs intonations.

            Ensuite, plusieurs passages de chant, de danse et de pantomime sont insérés dans le spectacle. Ces moments sont soit perçus comme des passages de pur jeu, soit comme des satires acérées de la préciosité tant masculine que féminine.

Lors de leurs premières mises en scène, les spectacles de Molière étaient rattachés à leur époque : on peut voir dans ces insères chorégraphiques un moyen pour Sivadier de rattacher, à son tour, la pièce à notre époque.

 

 

            Des rapports ambigus entre la mise en scène et la portée politique et sociale du texte

 

            On peut considérer que la portée de ce spectacle n'a rien de politique. Quelques éléments de mise en scène nous laissent distinguer ce qui semblerait être un léger flirt avec des messages politiques mais ceux-ci se rapprochent plus de la moquerie et de la satire que de la véritable révolution. Les propos politiques, aussi peu nombreux soient-ils, sont alors considérés comme n'étant utilisés que pour servir le spectaculaire. 

Parmi ces éléments effleurant un quelconque message politisé, on trouve l'utilisation par l'un des personnages d'une photo de Berlusconi. Face à cela nous nous demandons inévitablement si Sivadier a cherché par là à porter un véritable message politique ou si cet élément n'avait d'utilité qu'à actualiser le texte de Molière et à le rendre “parlant” pour les spectateurs de notre époque.

Nous prenons rapidement conscience que tout le monde n'a pas pu distinguer la figure de Berlusconi, l'image tenue par le personnage étant trop petite, mais chacun a compris le concept de moquerie. Il apparaît alors que l'important n'était pas l'évocation de la personne Berlusconi en particulier mais la mise en parallèle de la tirade avec un homme politique actuel. Ceux qui ne pouvaient pas distinguer le visage de Berlusconi pouvaient choisir la tête de turc qu'ils voulaient, et le comique de la situation fonctionnait tout aussi bien. Le portrait ayant pu être celui de n'importe quel homme politique actuel, il nous parait donc clair que ce passage n'a pas de portée dénonciatrice mais une visée essentiellement comique qui soutient l'aspect spectaculaire de la pièce.

 

            Le rapport scène-salle effleure aussi ce côté politique dans le sens où les critiques sur les hommes et la société sont adressées directement aux spectateurs ou même déclarés dans la salle. Nicolas Bouchaud descend dans le public pour énoncer sa tirade, s’adressant à tous. On ne peut alors que se sentir concerné par son texte et par sa critique. La présentation de la photo de Berlusconi semble renforcer cette recherche de la cohésion des spectateurs : une vague de chuchotements se crée dans le public pour donner l’information sur l’identité de l’homme politique montré. Que ce soit négatif ou positif, la communauté de spectateurs se crée, nous partageons nos défauts tels que celui d’appartenir à cette société superficielle, mais également nos qualités comme celle du partage des connaissances.

Ce rapport est mis en pratique dès l’entrée des spectateurs dans la salle pendant laquelle les comédiens sont sur scène, sans encore jouer leur rôle puisqu’ils répondent aux salutations. Durant la première scène en frontal, ce rapport comédien-personnage reste ambigu car on peut y voir non seulement les personnages mais aussi les comédiens, ce qui pose un questionnement sur l’illusion théâtrale. En effet, une représentation de théâtre n’est pas seulement illusion, ce qui se crée entre les comédiens et le public est bien réel. La tirade en alexandrin qui annonce la pièce en début de spectacle renforce ce phénomène de cohésion sociale : elle permet aux spectateurs de se sentir concerné directement.

Pourtant, cette volonté sociale ne semble pas être évidente pour tous les spectateurs. Bien que ces tentatives soient intéressantes, elles ne sont pas assez approfondies car le quatrième mur est toujours bel et bien présent lors de la majorité des scènes. Nicolas Bouchaud semble hésitant lorsqu'il descend dans le public, et il n’y reste que trop peu de temps. L’apport d’un message social dans cette mise en scène est donc perceptible mais trop effleuré pour pouvoir avoir un réel impact sur le spectateur.

 

 

 

            Le but de Sivadier ne semble donc sans doute pas de faire un spectacle engagé mais d’exploiter différentes voies, que les comédiens s’amusent et amusent le public, l’entraînant dans une expérience collective. Il ne dénonce pas, il ne démontre pas. Il joue sur les attentes du spectateur, sur la frustration, tant avec le décor qui offre de nombreuses opportunités pas toutes exploitées qu'avec tous les points explicités précédemment : de nombreuse tentatives de jeux, de diction, de mélanges des époques qui sont effleurés sans pour autant être exploitées suffisamment en profondeur. La mise en scène de Sivadier n’est donc sans doute pas à intellectualiser mais invite à se laisser porter par ses attentes, ces questionnements, ces frustrations.

Gratuité ou paradoxe ? dès le début du spectacle, les comédiens sont  au plateau et non les personnages, ce qui place le spectateur entre réalité et fiction. Dès que la pièce commence, le rideau de fond tombe, dissimulant la machinerie théâtrale, on entre dans le théâtre. Mais dès la première scène, l’ambiguïté s'installe et le spectateur peut naviguer entre ces deux pôles et rester sans cesse dans cette hésitation et ce questionnement.

 

           

La portée de ce spectacle étant principalement esthétique, on peut alors se demander quel est l’intérêt de monter un classique aujourd’hui : est-il revisité pour son intérêt culturel ou pour son intérêt esthétique ? Et quel intérêt un Centre Dramatique National trouve-t-il dans la diffusion de ce classique ?

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