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10 mars 2013 7 10 /03 /mars /2013 08:44

 

Krinomen du 31 janvier 2013 préparé, animé et modéré par Calypso Buijtenhuijs, Alexia Duc, Théo Lasnier et Jessica Robert.


Prise de note et compte-rendu : Margaux Charbonnier et William Petipas.

 

 

 

 

 

Pendiente de Voto est une création de Roger Bernat, présentée pour la première fois au CDN de Madrid en Février 2012. Après des études de peinture et d'architecture Roger Bernat se tourne vers le théâtre et intègre l'Instituto del Teatro à Barcelone où il décroche un prix en 1996. Il fonde et dirige ensuite la General Elétrica avec Thomas Aragay, dont il se séparera en 2001. Il met notamment en scène les spectacles 10.000 kgs (1998), Confort Domèstic (1998), Flors (2000), Bona gent (2003), Amnésia de Fuga, La la la la (2004), Das paradise experiment (2006), Dominic pùblic (2008),Le sacre du printemps (2010), co-dirigé avec Yan Duyvendack, S’il vous plaît, continuez (2011), et  Pendiente de voto en 2012. Il expérimente au fil de ses créations un théâtre participatif et immersif, comme pouvaient l'être Pendiente de Voto, Le sacre du printemps ou encore Dominic pùblic. Là, au sein d'installations, par un recours à la technologie de plus en plus grand, et en faisant en sorte que son public devienne acteur de son propre spectacle, il transforme et déjoue les codes de la théâtralité, exprime peu à peu son rejet de la fiction, faisant de Pendiente de Voto une expérience du monde quotidien et de la communauté.

            Pendiente de Voto ("vote en cours") interroge son public lorsqu'il le fait entrer dans son Parlement en tri-frontal, scène du jeu politique. Armé de sa télécommande, le spectateur entre dans le théâtre qui se fait territoire, il devient l'acteur, le citoyen votant d'une expérience démocratique, il a la parole, une parole qui se débat dans la communauté du peuple réuni dans l'hémicycle. Face à lui, la présence d’un écran, l'acte artistique, se fait Système de pouvoir qui dirigera la séance politique. Sous cet écran des sièges attendent des membres de l’audience qui auront des missions spécifiques. Au centre de cet espace, des pieds de micro et des objets comme des ventilateurs sont disposés.

 

Le droit de vote est donné à chaque spectateur par le biais d’une télécommande sur laquelle figure un numéro. Chaque numéro correspond à un siège précis. C'est au travers d'un écran que le Système se présente à nous. Il nous pose des questions et le temps des réponses est limité. Les propositions aussi, puisque nous pouvons choisir de répondre « Oui », « Non » ou de nous abstenir. Après chaque question, l'écran affiche nos réponses sous forme de pourcentages et affiche également un commentaire de la machine. Sur l’écran apparaît aussi un plan de la salle avec les numéros de chaque siège et les réponses que chacun a donné.

 

Une première partie du spectacle consiste à voter seul avec sa télécommande, dans une ambiance plutôt conviviale. Les questions posées sont très variées. Cela va de notre préférence entre Georges Brassens et Jacques Brel à notre avis personnel sur la prostitution comme travail légal, en passant par notre sentiment à pouvoir prendre une décision dans cette assemblée ce soir-là. Ceux qui répondaient « Non » à cette dernière question voyaient leur télécommande se bloquer pendant une dizaine de minutes, les empêchant de voter. Entre les questions, il est donc possible de voir sur l’écran les réponses de chaque personne dans la salle. Pendant cette partie sont désignés deux Présidents et deux membres de l’Armée. Après une première demi-heure de spectacle, il y a une pause de dix minutes pendant laquelle les spectateurs doivent changer de place. Ils sont classés selon les réponses données en fonction de leur appartenance la plus fréquente à la majorité.

Initialement personnel, le vote se partage après la pause avec la personne assise sur le siège d’à côté. Une télécommande sur les deux est alors bloquée. Avant de répondre, il faut débattre avec cette personne à côté de vous afin de trouver une réponse commune. Le temps laissé pour débattre avant de voter est à peu près de quinze secondes. Une série de questions va laisser plus de temps au public pour réfléchir. Des interrogations portant sur des sujets à réflexion, sur des questions d’éthique ou des questions d’actualités - telles que « La circoncision doit-elle être financée par le système publique ? » - vont bénéficier de 90 secondes de débat dans toute l’assemblée. Des micros circulent pour donner la parole à des personnes ou à des binômes. Les Présidents peuvent arrêter le temps pour que le débat prenne plus de temps. Deux membres vont être désignés pour représenter le Tribunal. Une seconde pause a lieu pendant laquelle le public change à nouveau de place.

Dans cette dernière partie, les spectateurs sont répartis sur quatre gradins selon leur adhésion à la majorité en fonction des réponses précédentes et le droit de vote est partagé entre 4 télécommandes. Chaque groupe est équivalent en nombre et dispose d’un représentant qui a la télécommande, ainsi que d’un porte-parole.  Diverses questions sont à nouveau posées et chaque groupe peut débattre en interne puis désigner un porte-parole qui va débattre avec les autres partis, avant de rendre une réponse commune par le biais de son représentant.

Le Système propose enfin une dernière série de questions qu'il ne pose finalement qu'à une seule télécommande. Cette personne peut décider pour tous ou laisser l’Assemblée entière s’exprimer. Le Système finit par prendre le dessus sur les spectateurs en se proclamant artiste.

 

ð  Par cette forme de théâtre immersif à l'image d'une assemblée parlementaire, Roger Bernat interroge la parole. Son but est de dénoncer l'absence de débats politiques au sein même de nos gouvernements. Se plaçant hors des cadres traditionnels, les spectateurs deviennent les acteurs d'une réflexion collective, qu’elle soit politique ou non.

 

 

Pendiente de Voto implique donc de manière importante le spectateur dans le déroulement du spectacle. Cette forme théâtrale sort le spectateur d’une ambiance de spectacle traditionnel. En quoi alors Pendiente de Voto a sa place dans un théâtre ?

 

L’ambiance de ce spectacle s’apparente plus à un jeu télévisuel qu’à un spectacle auquel on peut avoir l’habitude d’assister. Au début, on pourrait se croire dans un grand quizz retransmis où les spectateurs et les téléspectateurs jouent avec leurs télécommandes. Malgré un commentaire de la part du système à chaque question, rappelant la fonction du présentateur TV, il n’y a ici pas de bonnes ou de mauvaises réponses. Le public répond ce qu’il veut, non pas ce qu’il faut. La proposition s’éloigne toutefois du jeu télévisé car la séance n’est pas retransmise devant d’autres personnes. Les spectateurs sont entre eux dans une bulle. Ils sont ensemble, hors du monde et il peut s’en dégager une certaine ambiance assez conviviale.  Le rapport à l’écran et au virtuel n’est pas sans rappeler l’univers des médias qui aujourd’hui relaient l’information entre les citoyens, et particulièrement des réseaux sociaux où les êtres sont en en relation à travers un programme informatique, ce qui amène Eric Demey à dire que : « dans ce jeu de l’opinion à tout va […] tout se vaut, un « like » et un bulletin de vote finiront bien par avoir le même poids.»[1]

 

Dans cette pièce, on ne voit pas d’acteurs. Aucun comédien ne joue. Une machine est au centre de ce dispositif et anime la soirée. Une machine n’est pas vivante. Or le théâtre est un art vivant. Cette pièce présente donc un paradoxe et questionne le statut de l’acteur. Ici, le spectateur est amené à faire le spectacle. Sa participation fait que la forme est vivante. Et même si un système technologique est là pour guider le spectateur, cela suppose qu’il y a des gens derrière pour l’activer. Il y a bien une personne qui est à l’origine de ce projet, un artiste qui a pensé ce spectacle. Il a décidé de donner une certaine liberté au spectateur pour que chacun puisse créer la séance à laquelle il assiste. Une marge est possible d’une représentation à une autre puisqu’il existe des fins différentes. Certains crient pour qu’on leur neige dessus et d’autres restent quasiment sans voix et esquivent la question finale. L’artiste doit pouvoir étudier les changements chaque soir selon les publics. C’est comme un laboratoire. Bernat a invité un échantillon de citoyens à être les objets de cette performance. Le public se situe donc au centre d’une performance artistique, d’une pièce de théâtre et d’une expérience politique.

 

La question du lieu de la représentation se pose alors. Au vu des enjeux civiques et politiques que soulève la pièce, cette forme pourrait prendre place ailleurs que dans un espace clos et dédié au théâtre. Pourquoi pas dans un espace public ou un gymnase ? Pourquoi ce dispositif ne pourrait-il pas être utilisé par une collectivité qui s’interroge sur la démocratie participative ? Cette forme de spectacle peut se rapprocher du théâtre forum, genre particulier que développe Augusto Boal, artiste brésilien, dans les années 1960. Dans les favelas de Sao Paulo, des gens préparent une scène sur un sujet lié à l’oppression (sociale, raciale…) se terminant mal. Ils invitent alors les spectateurs à prendre leur place et à refaire la scène pour qu’elle se termine mieux. Ils veulent ainsi donner du pouvoir au peuple et permettre au public d’être acteur de sa vie en prenant conscience que le théâtre peut trouver des solutions et reformer la communauté. Pendiente de Voto invite dès le début à former une communauté. C’est une Assemblée Nationale d’un Etat qui va être amené à s’interroger sur des pratiques démocratiques. Pendiente de Voto, peut ainsi rappeler le film La Vague[2] et Roger Bernat veut nous montrer qu’une dictature peut arriver facilement sans que l’on s’en rende compte. De nombreux éléments y conduisent dans le spectacle sans qu’on le veuille et lorsque c’est le cas, on ne sait pas toujours quoi faire pour l’en empêcher.

 

Peut-on à ce moment-là parler de manipulation ? A travers quels procédés tente-t-on de nous manipuler ? Quelles sont les limites et les réussites de cette manipulation ?

 

Durant toute la performance, le spectateur est guidé. Roger Bernat sait où il veut nous emmener et quoiqu’on décide on en arrive toujours là où il veut. Roger Bernat a prévu un certain nombre de questions à poser pendant le spectacle. Ces questions fonctionnent comme un arbre et ses branches, c’est-à-dire qu’on nous pose une question et en fonction de notre réponse on nous en pose une autre. Si on répond oui, on se dirige sur une certaine branche de l’arbre où se trouvent certaines questions, si on répond non on se dirige vers une autre branche de l’arbre avec d’autres questions. Parfois, que l’on réponde oui ou non, la question suivante sera la même. Ainsi quelles que soient nos réponses, l’enchaînement des questions est organisé de telle façon qu’on arrive toujours à la même question finale.

 

La manipulation de Roger Bernat peut notamment passer par notre relation avec la machine, l’écran. Nous considérons cet écran comme une personne incarnée. C’est pour cela que lorsque cet écran se moque de nous à travers des phrases ironiques qui s’affichent après les résultats des votes, on ne peut s’empêcher de se remettre en question. On ne sait plus si on a bien fait de répondre ce que l’on a répondu, on voudrait pouvoir changer sa réponse, et la manipulation commence.

Dans ce spectacle, Roger Bernat veut recréer une micro société, un reflet de celle dans laquelle nous vivons pour nous montrer ses limites, ses défauts et nous faire réfléchir à notre situation de citoyen, à nos choix dans la réalité. Cette similitude avec la réalité se retrouve dans la formulation des questions. Celles-ci sont le plus souvent très radicales, ainsi les décisions que l’on doit prendre sont assez radicales aussi, elles ont des conséquences graves et pourtant on ne nous donne pas toutes les clés pour prendre ces décisions. C’est parfois le cas dans la vie quotidienne. Nous n’avons pas toujours de précisions, il faut vraiment aller chercher l’information pour se forger un avis sur des questions. Nos réponses sont aussi orientées par le fait qu’il y a souvent deux questions en une dans le spectacle, ainsi on doit répondre aux deux questions avec une seule réponse même si on voudrait y répondre séparément. Ces questions amènent d’autres questions, on voudrait pouvoir les reformuler mais on ne peut pas et ainsi on répond à contrecœur ou on s’abstient de répondre. Quel que soit notre choix on se sent frustré et on ne sait pas si on a fait le bon choix, on sent qu’on s’est fait manipuler mais on ne sait pas ce qu’on aurait pu faire pour l’éviter.

Le fait que l’on ne puisse pas choisir les questions ou leur formulation alors qu’on nous demande d’y répondre rappelle les élections présidentielles, on nous propose de choisir entre des candidats qu’on n’a pas sélectionnés, donc si aucun d’entre eux ne nous plaît on vote blanc ou on s’abstient. Si certaines idées d’un candidat nous plaisent, ce n’est pas le cas de toutes ces idées, et si on le choisit il essaiera de mettre la totalité de ses idées en place comme pour les doubles questions. Finalement entre deux maux on doit choisir le moindre.

Ce système est considéré comme une démocratie mais ne l’est pas vraiment. En principe, le peuple entier devrait avoir le pouvoir. C'est-à-dire l’ensemble des citoyens réunis. Aujourd’hui ce sont des instances représentatives qui ont le pouvoir. On peut parler de démocratie de façade, mais ce sentiment de frustration est bien présent. Il n’y a pas d’élections et on ne choisit pas les gens que l’on veut. Les Présidents élus dans le spectacle sont choisis au hasard. Cependant beaucoup de questions par rapport à la pseudo-démocratie que Pendiente de Voto met en jeu restent en suspens. La pièce ne va pas jusqu’au bout de la réflexion sur les régimes politiques et court le risque de se dissoudre.

Dans Pendiente de Voto le vote blanc n’existe pas, si on ne sait pas quoi voter on s’abstient forcément et une majorité d’abstention équivaut à un non donc nous sommes contraints de voter dans tous les cas. Cela entraîne des conséquences dont on peut se sentir responsable alors qu’on ne les souhaitait pas.

 

Une autre dimension à prendre en compte dans cette manipulation est le temps. En effet nous n’avons que quelques secondes pour voter, parfois même cinq secondes. C’est insuffisant pour réfléchir clairement à nos réponses et envisager les enjeux des questions. Lors des temps de débats, seuls les Présidents peuvent arrêter le temps et ils ne le font pas à chaque fois. Même si on leur demande, c’est uniquement selon leur bon vouloir que le temps s’arrête. Si l’on prend trop de temps pour réfléchir, le vote se fait sans nous et la télécommande considère que l’on s’est abstenu. Parfois même si l’on a eu le temps de répondre et que l’on est sûr de sa réponse on se rend compte que le résultat n’est pas du tout ce que l’on attendait. Nos réponses sont réinterprétées par la machine et en relisant la question, on se rend compte qu’en effet elle était ambiguë, ce qui ne se remarque pas toujours à la première lecture. De fait, on ne peut pas dire que notre réponse a été inversée mais on sent qu’on a été manipulé. D’autant plus que le vote blanc n’existe pas. Si on ne sait pas quoi voter, on s’abstient forcément et une majorité d’abstention équivaut à un non. Même si c’est un vote involontaire, il est comptabilisé. Cela entraîne des conséquences dont on peut se sentir responsable alors qu’on ne les souhaitait pas.

 

Les questions que l’on nous pose sont d’abord sans véritables conséquences, un peu simplettes, puis elles deviennent plus sérieuses. Au début du spectacle, on ne répond pas forcément honnêtement, on répond pour voir jusqu’où ça va aller, ainsi on se retrouve à décider que les « étrangers » (les retardataires) n’auront pas le droit de vote. Ces spectateurs ont payé comme nous, ils n’ont comme tort que d’être arrivés en retard et ils ne vont quasiment pas pouvoir participer au spectacle. Cela fait écho au fait que les étrangers en France et dans d’autres pays n’ont pas les mêmes droits que les français et notamment le droit de vote ; à quel point est-ce injuste de les empêcher de voter ?

 

Roger Bernat pousse à l’extrême les caractéristiques de la réalité ; il la caricature. On questionne le système, la place du citoyen, on remet tout en question après avoir vécu ce spectacle. Le créateur de Pendiente de Voto veut faire naître en nous la frustration nécessaire à cette remise en question. Cette frustration est due au fait qu’on ne peut pas aller plus loin même si on en a envie, car on n’en a pas le pouvoir, du moins tout nous pousse à croire qu’on ne l’a pas. Le fait de nous faire voter à l’inverse de ce que l’on pense représente l’hypocrisie de notre système, de nos politiciens et même notre propre hypocrisie face à la politique.

C’est cela qui permet à Roger Bernat de nous faire participer. C’est à travers ces changements de rythme et ces ruptures dans les registres de questions que le metteur en scène tente de nous tenir en haleine et fait en sorte que l’on continue à participer au processus.

 

A l’intérieur même du spectacle de Roger Bernat, on peut trouver des limites. Même s’il paraît y avoir un scénario assez libre mais quand même maîtrisé, tout dépend des réactions du public. Parfois le débat ne prend pas ou n’amène pas de consensus, les participants ne s’écoutent pas, le débat n’influence pas les réponses des autres et nous pouvons avoir l’impression qu’ils sont presque inutiles.

On peut aussi trouver des parades à la manipulation ; on peut empêcher le système de gagner. On peut prendre le parti de discuter entre nous sans répondre aux questions, sans prendre en compte la présence de l’écran, l’ignorer totalement. Aussi, si une question déplaît à la communauté, celle-ci peut demander l'annulation de cette question. On peut décider de ne pas prendre tout cela au sérieux et de répondre n’importe comment en se disant que, de toutes façons, il n’y aura aucune véritable conséquence (le système lui-même nous rappelle que l’on vote pour changer la météo –faire de la neige- ce qui est complètement absurde puisqu’on sait pertinemment que nous n’avons aucune influence sur la météo).

Si nous avions eu affaire à un animateur (un être humain face à nous) nos réactions auraient été différentes. On aurait pu le prendre à parti, se révolter contre lui. Le fait de ne pas savoir à qui s’en prendre, de n’avoir aucun interlocuteur nous plonge dans une logique contemplative. On sait qu’on devrait faire quelque chose mais on ne fait rien. Dans la réalité, on peut vivre des situations similaires. On ne sait jamais trop à qui s’en prendre et on peut se sentir livrés à nous-mêmes.

 

Il existe une grande part de ludique dans ce spectacle. Cet aspect est instauré au début de la représentation avec les télécommandes, puis il revient par touches lorsque le débat devient trop sérieux avec la neige (boules de polystyrène) ou les musiques que l’on choisit. Il permet de dédramatiser, de nous distraire du propos, de nous sortir du débat un instant. Le fait que nous sommes dans un théâtre nous pousse à vouloir du spectacle, c’est aussi pour cela qu’on répond oui à chaque fois que la machine nous propose de la neige. La dernière averse de neige arrive juste avant la question fatidique qui va déterminer si oui ou non nous allons laisser une seule personne répondre pour nous tous. Ainsi les derniers flocons de neige nous cachent en partie la question. On ne la lit pas correctement et on répond sans trop réfléchir, encore émerveillés de l’averse de neige. Le ludique permet à la manipulation de fonctionner. Cela peut rappeler la politique actuelle, dès qu’il y a un problème important, les médias parlent d’une histoire n’ayant aucun rapport, qui accapare notre esprit et nous déconnecte du problème initial qui se règle sans notre avis.

A cause de cette partie ludique qui est très présente, la participation au spectacle peut être détournée. De manière générale, cette expérience peut être vécue de manière très sérieuse. Des spectateurs peuvent prendre très à cœur certaines questions et s’impliquer personnellement dans le débat, voir être bousculés par les propos de certaines personnes, tandis qu’une attitude opposée est possible et consiste à considérer cette pièce comme un grand jeu. Le but n’est pas tant alors le débat et les questions, mais la rencontre et la bonne ambiance. Lorsqu’on adopte ce premier regard sur la pièce, on peut se sentir investi d’un pouvoir et subir plus facilement la manipulation, ce qui peut être vexant. Dans la seconde position, le spectateur a beaucoup plus de distance et de regard critique. Il s’amuse à voir ce qu’il se passe plutôt que d’essayer de convaincre les gens. Il se fait autant manipuler, mais par l’implication personnelle qu’il y met, le ressenti et les conséquences sont différentes. Ces deux conceptions sont opposées mais il y a entre les deux, des degrés différents d’investissements.

 

Un certain nombre d'individus aurait sans doute souhaité se révolter contre ce spectacle qui les manipule, de la même façon que le système dans la réalité, nous manipule. Mais comment se révolter ? La seule solution serait de sortir de la salle pour ne plus participer, cependant si tout le monde ne le fait pas ça n’aura aucun impact. On se sent impuissant et quoiqu’on fasse, le résultat ne sera jamais celui qu’on désirerait. Cela apparaît être la solution de facilité, une fuite. Le système lui-même nous dit que nous avons la possibilité de nous révolter. Il faudrait alors que tout le monde s’en aille. Si toute la communauté fuit, comme cela s'est produit à la première représentation de Pendiente de Voto, alors il y aurait véritablement une révolte. Mais le spectateur a payé son entrée et partir serait, pour certains, « gaspiller » son argent. D’autre part, le spectateur est curieux, il désir savoir où cette manipulation va le mener.

 

 

Ce spectacle a-t-il vraiment pour but de créer la révolte ? Est-ce que le but recherché ne serait pas justement de créer une communauté ?

 

Pendiente de Voto semble vouloir créer un esprit communautaire entre les spectateurs, en les réunissant selon leurs fréquences de réponses. Quelqu’un qui répond oui à une question où 45% ont répondu oui aura 45 points, comme les 44 autres personnes qui ont répondu oui. Si à la question suivante, il répond non comme 22% des spectateurs, il aura 22 points qui s’ajoutent aux 45 points. Chaque spectateur a ainsi un certain nombre de points qui lui permet d’être classé selon sa réponse et en fonction des réponses de l’assemblée. Le plus bas sera celui qui s’est le plus abstenu et le plus haut celui qui s’est retrouvé le plus souvent dans la majorité.

Le climat de voyeurisme de Pendiente de Voto ne favorise pas l'esprit de communauté. Les votes ne sont pas anonymes, de ce fait chacun peut se faire un avis sur l'autre. Mais malgré tout, il y a quand même des échanges, et donc plus de contacts entre les spectateurs que dans n'importe quel autre spectacle. Si un esprit communautaire réussit à exister malgré toutes ces contraintes, après le spectacle chacun repart de son côté. Justement, peut-être qu'un temps serait nécessaire pour échanger après cette expérience collective, et ce serait alors l'expérience de spectacle et non les avis sur les questions posées pendant le spectacle qui créerait une communauté.

 

Dans la dernière partie du spectacle, lorsqu'il n'y a plus que quatre votants, les groupes doivent discuter entre eux pour trouver un consensus, pour ensuite débattre entre eux par l'intermédiaire d'un porte-parole. Dans ce cas, les spectateurs peuvent adopter trois réactions différentes. Il y a ceux qui s'effacent et prennent du recul ; ceux qui essaient d'être modéré, de donner leur avis et d'écouter ceux des autres ; et ceux qui prennent beaucoup la parole et affirment leur position. Ce sont souvent ces derniers qui sont choisis comme porte-parole, parce qu'ils se sont le plus exprimés pendant le débat.

Le porte-parole peut également être choisi pour son charisme plutôt que pour sa capacité à synthétiser les avis du groupe. On le choisit parce qu’il est drôle et “présente bien”. Dans ce cas, l'esprit communautaire n'est pas vraiment présent : les porte-paroles débattent non pour l'idée du groupe mais pour leurs propres idées. D'une manière générale, le porte-parole a beaucoup de mal à formuler la réponse de son groupe et non sa réponse personnelle. La communauté suppose une écoute entre les participants, mais celle-ci est difficile à obtenir.

Le temps est aussi un obstacle à la réussite du consensus, si tout doit être décidé très rapidement, le groupe n'a pas le temps d'écouter chacun de ses membres, et finalement ce n'est pas la communauté qui tranche mais les quelques personnes qui ont pu s'exprimer dans le temps imparti.

Dans cette microsociété que nous formons le temps d’une soirée on voit ressortir des caractéristiques rappelant la réalité. Lors des débats on fait souvent confiance aux « experts », à ceux qui s’y connaissent le mieux dans le domaine du sujet de la question posée, on pense que du fait de leurs connaissances, ils prendront mieux les décisions qui s’imposent car ils connaissent les enjeux. Pour autant, ce ne sont pas les meilleurs pour nous représenter, parler au nom de tous et respecter les idées des autres. En revanche, il peut arriver que ceux qui ont les meilleures idées n’osent pas s’investir ou ne se sentent pas concernés.

Cela pose la question de nos agissements, nos choix, en tant que citoyen : à qui on donne la parole ? A qui fait-on confiance pour nous représenter ? Est-ce pour de bonnes raisons ?

 

            Pour aller plus loin sur ces questions de représentations et de débats d’opinions, il est possible d’aller lire un article de Pierre Bourdieu, publiée en Janvier 1973 dans la revue Les Temps modernes : L’Opinion publique n’existe pas. Il explore les analyses scientifiques, les méthodes de sondages concernant l’opinion publique et cela peut parfois faire écho au spectacle de Roger Bernat comme dans cet extrait : « L'analyse scientifique des sondages d'opinion montre qu'il n'existe pratiquement pas de problème omnibus ; pas de question qui ne soit réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est posée, le premier impératif étant de se demander à quelle question les différentes catégories de répondants ont cru répondre. Un des effets les plus pernicieux de l'enquête d'opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas posées. » (http://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/questions/opinionpub.html).

 

Ce spectacle sans acteurs pose des questions essentielles de théâtre sur l’acte artistique et le spectacle vivant. La technologie, qui est un outil scénographique de plus en plus important dans le théâtre contemporain, dépasse ici le simple outil scénographique puisqu’elle remplace l’acteur, le comédien physique. Roger Bernat n’est pas le premier à ôter le comédien du plateau, comme en témoignent les propositions d’artistes comme le collectif Berlin. Toutefois, dans sa proposition, Roger Bernat ne se contente pas de remplacer les acteurs par la technologie, il fait participer tous les spectateurs pour créer son spectacle. On peut alors se demander jusqu’où peut aller la technologie pour remplacer les comédiens ? Jusqu’où le média peut prendre place ? Ne peut-on pas imaginer le même concept de Pendiente de Voto avec des spectateurs à distance, où chacun serait derrière un ordinateur pour répondre à ces questions-là en simultané, mais sans former de communauté physique ?

 

 

 

[2] Film allemand de Dennis Gansel, 2008.

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