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18 octobre 2012 4 18 /10 /octobre /2012 15:14

Une constante qu’on peut reconnaître à la performance, cette forme spectaculaire aux manifestations hétéroclites qui se dérobe à une définition cloisonnée, apparaît dans ce qu’elle dévoile : l’artiste dans sa réflexion. Pas seulement par son engagement au sein même de l’œuvre, car cela voudrait alors dire considérer les autres formes comme des objets distincts de leur créateur, mais bien plutôt par son acceptation à montrer cet état de questionnement en cours. Présenter l’acte artistique dans la performance, voila la plus pure expression de l’artiste, la véritable création.

De ce point de vue, Olivier  de Sagazan, peintre-sculpteur-performer, mérite qu’on s’intéresse à son cas pour son implication enragée à éveiller les consciences de la mort. Tout récemment, il était artiste-associé des Rencontres Improbables (festival de performances, réparties entre Bayonne, Biarritz et Anglet), où pour la première fois le lieu d'exposition associait aux performances une partie de ses réalisations plastiques (sculptures et peintures, mais aussi films). Initiative qui permettait une réelle immersion dans la réponse artistique de Sagazan à ses préoccupations.

Avant d'aller plus loin dans le développement de ce qui serait le "propos" d'Olivier de Sagazan, une description rapide de ce en quoi consiste la performance (du moins celle du 16 novembre 2011) et de son déroulement semble incontournable :

Comme on le ferait dans une église, une petite centaine de personnes prennent place dans la salle du Carré (Bayonne), face à un espace où attendent déjà quatre ou cinq seaux par terre, une chaise et derrière elle, trois plaques de métal oxydées se superposent, suspendues au plafond.

Olivier de Sagazan arrive alors, il s'installe sur la chaise, et alors que dans ce silence concentré, la tension monte, il s'empare tout à coup d'un mélange de glaise et de kaolin, qu'il plaque frénétiquement sur ses cheveux d'abord, puis plonge à deux mains dans le seau d'argile pour s'en couvrir le visage. On entend quelques vociférations "Je dois chercher", "Aller chercher, au fond derrière". Commence alors la Transfiguration (intitulé de la performance) d'Olivier de Sagazan.

Se succèdent nombre de créatures terrifiantes, que l’artiste sculpte à même son visage, qui disparaît intégralement sous la glaise sans qu'il ne puisse plus ni respirer ni voir, ses doigts s'agitant alors à l'aveugle entre les différents pots, peinture, encre, sable, eau, matières filandreuses, baguettes... Des yeux surgissent de deux points enfoncés de peinture noire qui dégouline, une bouche jaillit rouge sang d'une lacération, des cheveux poussent, la veste vole, la chemise arrachée nerveusement; il rajoute, retranche, mélange la matière, créant formes et êtres monstrueux.

Comme en transe, parfois sous la pression, il dégage de la terre pour laisser échapper un cri, ou se projette violemment contre les plaques métalliques derrière lui, entre exaspération et désespoir...

 

 


Finalement, il n'y arrivera "pas ce soir". Ce soir-là, il considère ne pas être aller au fond, ne pas être parvenu à "passer derrière", intérieurement. Il se contente donc de rapidement saluer, puis redescend pitoyablement l'allée pour disparaître.

Sagazan ne raconte pas, on verra, par l'approche globale de son travail, qu'il y a bien sûr un fond à son acte, une raison pour lui mais aussi pour son spectateur. Mais jamais il n'est rattrapé pas la "mise en scène" de cet acte, il le vit réellement et au présent (malgré ce qu'on pourrait finalement appeler les répétitions, dans le sens de « réitération » de la recherche, depuis déjà plusieurs années) et c'est ce geste viscéral qui importe.

Dans son texte inspiré d'une des performances de l’artiste, l’écrivain Romain Verger les qualifie de "rite corporel". Il est en effet judicieux d’aborder ainsi l'univers de l'artiste sans risquer de s'en lasser. Du point de vue de la cérémonie ; dont on connaît les ingrédients mais dont on assiste de sa présence le déroulement, comme pour accompagner cet Être qui se sacrifie pour tous les autres. Ici, pour leur faire voir la violence, composante nécessaire de la vie, et à laquelle ils doivent réagir.

Par son engagement réel au moment de la performance, il ne laisse pas le public simple spectateur ou comme des adeptes hébétés devant leur gourou, car ce qui importe c’est bien l’écho de l’œuvre en chacun. Ce précepte n’est pas sans rappeler celui développé par Foucault quand il parle du « théâtre de la terreur », rituel social où « le personnage principal était le peuple, dont la présence réelle et immédiate était requise pour la performance »[1]. S’il y a cérémonie c’est ici dans le partage, le spectateur ne doit pas se départir de toute responsabilité sur l’artiste. Celui-ci est là pour lui montrer le chemin à suivre, mais il ne fait que ouvrir la marche par son atout d’expression.

 

Le titre même de la performance, Transfiguration, suggère ce rôle messianique, comme si l'artiste cherchait l'accès à une certaine divinité, ou en tout cas à révéler son vrai visage.

Comme si l'artiste voulait expulser, faire sortir de lui-même cet esprit trompeur, et laisser apparaître le disgracieux pour espérer revenir à ce que lui pense être la véritable face.

"Défigurer c'est percer le voile des apparences, affronter la personne en arrachant son masque, découvrir l’identité, déformer pour mieux connaître et sentir."[2]

Cette monstruosité peut s'inscrire dans la lignée d'un certain expressionnisme, pour la violence (des formes, des couleurs, de l'énergie révoltée, l'explosion des conventions en rigueur -bienséance du corps, dans la posture et le costume-) que Sagazan entend rendre visible dans son art. Une monstruosité quotidienne des images  auxquelles nous ne faisons plus attention, mais pourtant tellement en réponse à notre époque. Période d'autant plus sournoise qu'elle ne semble pas entachée d'aussi grands événements que la seconde guerre mondiale. C'est cela qu'il nous impose pour provoquer l'électrochoc salutaire.

 

Liberté nous est donc laissée d'ignorer le discours pour ce qui lui demeure principal, à savoir l'impact des images. C'est là encore qu'on rejoint la veine expressionniste, dans la provocation de la réaction émotionnelle, par le recours à une réalité déformée. L’artiste lui-même dit se retrouver dans des mouvements comme celui der Blaue Reiter ou die Brücke, pour cette immédiateté dans l’expression des ressentis, mais on peut penser aussi au Cri de Munch, avec ce personnage qui saisit son visage rond et gris, comme pour en faire sortir toute la souffrance existentielle.

Enfin la violence spectaculaire de l'artiste et la codification de la forme peuvent également rapporter le langage corporel Sagazan à celui du danseur Butô, pour l'expression de ses corps traumatisés, irradiés par les catastrophes nucléaires du Japon, pour la volonté à s'en retourner au plus profond des entrailles, pour le passage à un corps "archétypal" (par le grimage notamment) qui soit capable de représenter tout un chacun des corps souffrants...

Ce n’est donc pas sans raison qu’il emprunte à ces références, mais bien pour leur force d’expression, et l’intensité de leur forme esthétique.

 

Ainsi les images touchent pour elles-mêmes, sans être discursives. Pris dans la forme, dans le cadre du rituel, on est frappé de manière immédiate, et le raisonnement face à ce genre d'objet spectaculaire ne peut apparaître que dans un second temps. Car oui, bien sûr, par les créatures ou encore l'archaïsme que Sagazan convoque (entre les éléments et matières qu'il utilise et jusque dans sa façon de procéder, par le tâtonnement), on pense aux origines (le mythe de l'homme fait d'argile, le foetus en formation, les premiers instants de l'être) et puis à la dégénérescence naturelle (de la terre on revient à la terre, la momie, le fossile).

 

 


Prendre conscience de cette part de nous-mêmes, monstrueuse, cet état de décomposition d'où l'on vient et vers quoi l'on va. Penser à cette mort qui donne sa consistance à la vie ("La mort existe et sent mauvais, mais elle doit être regardée en face et son odeur donne, par contraste, le goût et le parfum de la vie (...) Il révèle donc autant la vie que la mort" Cécile Nivet, directrice de publication de l’association du Rayon Vert[3]).  Ne pas oublier que nous sommes faits d'aspérités, de mutations, de transgressions (intitulé de la toute première performance de l'artiste), qui sont autant de révélations de notre identité propre. Oser les affirmer et revivre en fuyant l'assainissement de nos existences. 

 

Encore une fois, pour peu qu'on ne soit pas entièrement robotisé par un décorticage analytique chronique, c'est notre sensibilité que Sagazan mobilise avant tout, et non notre intellect. Et c'est plus largement là le dépassement que l'on peut attendre dans le choix de la forme performative : un surpassement de notre pensée cartésienne qui prend trop souvent le pas sur notre émotivité endormie sinon anesthésiée, du moins à recevoir la violence dans ce qu'elle a de bénéfique à nous apporter. Oui, le discours existe, Sagazan le formule dans des écrits (voir encadré) sorte d’états des lieux, pistes personnelles qui n'interviennent jamais dans l'oeuvre même. On peut considérer de ce point de vue qu’à sa manière, il s’inscrit dans un prolongement de la pensée d’Artaud avec son théâtre de la Cruauté ; d’ailleurs aussi emprunt de l’exubérance expressionniste dans ces gestes enfiévrés et le souci de donner à voir la puissance mortelle que l’humain refoule alors qu’elle le constitue. Cette cruauté au sens large évidemment, comme « conscience qui donne à l’exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu que la vie c’est toujours la mort de quelqu’un ». Il s’agit bien, en s’adressant simplement aux sens, et non par le divertissement séduisant, d’ébranler les consciences. Artaud développe dans le Théâtre et son double, l’idée selon laquelle le théâtre doit remettre « à la mode les grandes préoccupations et les grandes passions essentielles que le théâtre moderne ont recouvertes sous le vernis de l'homme faussement civilisé (...) l'action du théâtre, comme celle de la peste est bénéfique pour (...) révéler à des collectivités leur puissance sombre, leur face cachée »[4] (cf. le costume que porte Sagazan, comme attribut de l'homme moderne). Et c’est donc au poète -à l’artiste en général- qu’en incombe la charge. L’artiste n’étant rien d’autre qu’un « agitateur issu de cette lucidité supérieure que confère la dé-raison », pour reprendre les termes de Thierry Galibert, au sujet de l’expressionnisme d’Artaud.[5]

 

Si je devais finalement retenir une pensée de Transfiguration, ce serait donc que les gens engagés dans l'expression artistique sont ceux qui ont le courage de se sacrifier pour ouvrir les yeux à tous les autres et les tirer de leur léthargie fataliste ; et que cet acte est nécessairement brutal car extrême. Oui, Olivier de Sagazan nous provoque en attaquant notre émotivité,.mais il n’y a rien de gratuit : il faut provoquer pour susciter la réaction, et ne justement pas nous laisser pauvres spectateurs de ceux qui vivent.

Vivre est une responsabilité, car ce n’est pas simplement subir une vie, mais s’exprimer et s’interroger dessus, n’emploie-t-on pas le terme de « vivant », pour dire de quelqu’un qu’il est animé ? Evidence peut-être, mais qu'un petit nombre d'oeuvres parviennent à atteindre aussi franchement.

 

 

«Certaines questions animent mon travail depuis 15 ans ; si la vie n'avait aucun sens

j'allais lui en donner un en me mettant en quête d'un. «La vie n'a de sens qu'à la condition que j'en manque.» Le vide devient pour moi une nourriture fondamentale et je ne cesse de m'en nourrir. S'interrogeant sur la vie, la mort apparaît comme une donnée dont on ne peut se séparer.

 

Est-ce qu'il faut figurer la mort ? La mort est-elle un moteur à l'art ? Faut-il la représenter pour pouvoir chasser ses démons ?

De même dans les arts primitifs, ce qui nous touche c'est que rien n'est gommé.

La mort, la sexualité... Tout est dit... Dans les églises romanes voyez comment le sacré cotoîe le burlesque.

En matière de monstruosité, ils n'y allaient pas de mains mortes ! Aujourd'hui,

on aseptise, on intellectualise, il faut évacuer l'émotion.

Paroles d’Olivier de Sagazan

 

« Juin 2000 est un triste mois, aucune production, concentration impossible, je ne sais pas où j'en suis, ni ce que je cherche. Il me vient alors une idée étrange, si j'ai perdu "la tête", il me faut la "ressentir", la remettre en place, je vais avec les mains toucher mon visage, y mettre de la terre et tous les matériaux que j'utilise pour ma peinture et ma sculpture. »

Olivier de Sagazan, Ame de boue, texte de 2010.

 

 


 

 



[1] Surveiller et punir, Foucault, p.61, Gallimard, NRF, 1975, 

[2] Notes personnelles d’Olivier de Sagazan

[3] Association dont fait partie Olivier de Sagazan

[4] Oeuvres complètes, Antonin Artaud, tome IV, p39 et p 147, Gallimard, NRF, 1956

 

[5] « Le rôle social du poète est ici indéniable, sans qu'il s'agisse pour autant de participer à l'élaboration d'un contrat collectif, mais d'ouvrir les yeux sur l'hostilité croissante de l'époque à l'égard de l'individu. », Le Poète et la modernité, T. Galibert, p.152, Collection L’Ouverture philosophique, 1998

 

© Photogrammes tirés d’une captation de Alexandre Cardinali

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O
merci<br /> ODS
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