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18 février 2015 3 18 /02 /février /2015 18:03

 

Krinomen du jeudi 12 février 2015 animé par : Nina Ciutat, Amély Colas, Margot Leydet-Guibard, Céline Mouchard, Marie Sassano et Juliette Villenave

 

Compte-rendu rédigé par : Pauline Fourès et Marine Soulié

 

 

 

 

Le krinomen du jeudi 12 février 2015 a porté sur la soirée 30''30' dédiée à trois formes courtes circassiennes. Deux spectacles sur trois ont été retenus pour le débat : Still life de la compagnie du Cirque Bang Bang et Mañana es mañana de la Cridacompany.

 

Le premier spectacle de la soirée du 3 février, Still life, est un duo de jongle de 25 minutes, composé et interprété par les jongleurs Elsa Guérin et Martin Palisse. Exécutant leur prestation sur un tapis roulant de 7 mètres, ils ont fait le choix non  d'offrir une démonstration spectaculaire de jonglerie, mais de toucher à la performance, suivant un programme esthétique que Martin Palisse formule ainsi : « S'avancer doucement, sauter à pieds joints dans la vie, se laisser emporter dans l'espace-temps, entrer en jonglage comme dans un tunnel obscur, le souffle court à faire corps, être ensemble, trébucher, s'effondrer, reprendre du poil de la bête, être encore en vie... »[1].

 

Le troisième spectacle de notre soirée, Mañana es mañana, est un quatuor de 35 minutes, qui mêle performance, jongle, portés acrobatiques, sur un ton comique proche du clownesque. Gabriel Andrès Agosti, Anicet Leone, Jur Domingo Escofet et Julien Vittecoq offrent un spectacle qui enchaîne plusieurs petits numéros dans une atmosphère décalée, parfois même absurde, comme l’annonçait le programme du festival : « Le quatuor met en scène, avec fragilité et virtuosité des personnages humoristiques pris dans des situations cocasses, entre douleurs et sentiments »[2].

 

 

La séance de krinomen a débuté avec la réinterprétation par les animatrices de moments ou de gestes issus des deux spectacles, pour accompagner l'arrivée du public : une d’entre elles et un volontaire réquisitionné devant la MdA ont imité le numéro de jongle de Still life en marchant de cour à jardin (et inversement), pour suggérer les mouvements du tapis ; une autre montrait son dos renversé à l’assistance tandis que sa tête était enfouie dans un tas de pommes de terre – clin d’œil au début du spectacle de la Cridacompany – ; enfin, la dernière personne à s'asseoir dans le public s’est fait secouer les bras et les jambes par les autres animatrices, là encore dans l'esprit de la Cridacompany. Une manière ludique et légère de rafraîchir la mémoire de tout le monde.

 

Avant que le débat ne s’engage sur les deux spectacles retenus pour le krinomen, l’équipe de recherche de terrain (Céline Mouchard et Juliette Villenave) a restitué le fruit des entretiens qu’elle avait menés avec des artistes invités à 30’’30’. Ces entretiens permettaient de regarder le festival 30’’30’ et la forme courte du point de vue des artistes invités, tandis que ceux menés par l’équipe de recherche de terrain du précédent krinomen s’étaient consacrés au point de vue du directeur de la manifestation, Jean-Luc Terrade.

 

 

RESTITUTION DES RECHERCHES DE TERRAIN

 

Synthèse rédigée d'après les entretiens menés auprès des interprètes de la compagnie T.R.A.S.H. (We must be willing to let go) au TnBA (Bordeaux) le 29 janvier 2015, d’Elsa Guérin – co-fondatrice et interprète du Cirque Bang Bang –  (Still life) au Galet (Pessac) le 3 février et de Gianni-Grégory Fornet – metteur en scène de la compagnie Domosphère – (Oratorio Vigilant Animal) à la brasserie « Chez Marcel » (Bordeaux) le 5 février.

 

 

Les artistes et la forme courte

 

La majorité des artistes invités sur 30’’30’ – les rencontres de la forme courte – ont l’habitude de créer des spectacles de formats longs, traditionnels. Peu nombreux sont les artistes qui travaillent spécifiquement sur la forme courte comme le fait Gianni-Gregory Fornet. Avec Oratorio Vigilant Animal, c’est la troisième fois qu’il travaille sur un format court, d'une vingtaine de minutes. Dans sa démarche artistique, il commence souvent un projet sur une idée de début pour voir où ça le mène ; cela débouche souvent sur un objet spectaculaire adapté à la forme courte, à même d'être développé en format long par la suite. Dans son travail, Gianni-Grégory Fornet a également exploré la forme du triptyque par deux fois et reprend ce schéma pour Oratorio, qui est le premier volet d’une succession de formes courtes.

 

Au sein du festival, on trouve donc des compagnies qui travaillent pour la première fois sur la forme courte – comme c'est le cas pour T.R.A.S.H. ou le Cirque Bang Bang – et qui sont invitées sur le festival pour la première fois. D'autres spectacles présentés sont issus de formes longues raccourcies à la demande de 30’’30’ ; c'est le cas du spectacle Mañana es mañana de la Cridacompany, présenté le 3 février au Galet à Pessac. Enfin, certains des artistes ont l’habitude de travailler la forme courte, on l’a vu, et l'ont notamment expérimentée dans de précédentes éditions de 30’’30’.

 

Tous les artistes que nous avons rencontrés perçoivent la forme courte comme un challenge. T.R.A.S.H. évoque la difficulté de mettre en place un rythme, de permettre des variations tout en installant un crescendo, de créer un suspens pour le spectateur en conservant une tension dans la dramaturgie interne au spectacle, en même temps que dans le rapport au public. De son côté, le Cirque Bang Bang met en exergue le rapport particulier qui s’instaure avec le public dans la forme courte ; il s'agit pour eux, au sein d’une telle forme, de développer d’autres enjeux du spectaculaire  notamment dans leur discipline, le jonglage – et de créer un nouveau rapport au spectateur, en jouant par exemple de ses attentes. La forme courte, c’est aussi une émotion particulière pour l’artiste, l’envie d’expérimenter une sensation sur le plateau pour l’inscrire dans les corps et l’espace. Le format court permet de retranscrire une certaine spontanéité de la création, puisqu'il permet la mise en forme rapide de l’idée.

 

Enfin, la forme courte peut parfois être une alternative aux contraintes financières, un moyen de lancer une production, de commencer à jouer, notamment quand on débute…

 

 

Les artistes et 30’’30’

 

Les différents artistes invités semblent tous avoir un rapport particulier au festival et à son directeur, Jean-Luc Terrade. Entre fascination et reconnaissance, tous ont une certaine affection pour les rapports artistiques et humains qui sont créés au sein de 30’’30’.  Les artistes saluent l’engagement dont fait preuve Jean-Luc Terrade, ne serait-ce que par le fait de permettre la diffusion de spectacles non-conventionnels via le format court et par l’accent qu’il met sur la performance au sein de son festival.

 

Aucun des artistes que nous avons rencontrés n’a participé à d’autres festivals de formes courtes, car il en existe peu. Ils se produisent le plus souvent dans des festivals « thématiques » et liés ou consacrés à leur discipline (danse, théâtre ou cirque). Par ailleurs, ils sont globalement satisfaits du fait que leur spectacle soit programmé avec d’autres spectacles dans la même soirée, toujours par souci du public. Les artistes apprécient le fait de permettre au spectateur la découverte de différents univers et d’esthétiques plurielles. Tous trouvent la programmation de leur soirée cohérente et intéressante, bien qu’ils n’aient pas vu les spectacles qui la composent… Seul le Cirque Bang Bang connaissait le travail de la Cridacompany dans sa forme longue.

 

Concernant plus précisément la soirée du 3 février au Galet à Pessac, la programmation est annoncée circassienne, contrairement à la soirée du 29 janvier au TnBA, qui se voulait pluridisciplinaire. Elsa Guérin du Cirque Bang Bang est en accord avec ce choix de proposer trois spectacles de cirque, notamment parce que trois univers singuliers sont présentés, ce qui évite ainsi un potentiel effet de redondance. Pour Gianni-Grégory Fornet, s’il trouve intéressante la programmation pluridisciplinaire, il relève que le public des soirées circassiennes peut avoir des attentes singulières, et que, par conséquent, le mélange des genres peut être moins opérant dans ce cadre. Il conclut sur ce point par cette formule : « un spectacle de cirque et après de la littérature, j'ai un peu de mal à voir... ».

 

 

 

Après cette présentation, le débat s'est déroulé en trois temps : il a d’abord porté sur Still life, puis sur Mañana es mañana, et s’est terminé par une mise en parallèle des deux spectacles.

 

 

 

I/ DEBAT SUR STILL LIFE

 

 

 

Still life du Cirque Bang Bang © Philippe Laurençon

                                  

 

Le premier temps du débat a commencé par une description de Still life, menée avec les participants par Marie Sassano, et dont voici le résumé. Ce spectacle de 25 minutes était interprété par deux jongleurs, un homme et une femme (Martin Palisse et Elsa Guérin), sur un tapis roulant de 7 mètres divisé en deux, chacun évoluant sur une moitié du tapis. Ils étaient habillés de la même manière : une chemise et des chaussures blanches, avec un pantalon gris. Ils évoluaient sur une musique électronique faite de sons métalliques et de rythmes marqués. La musique ne prenait pas beaucoup de place, elle ne faisait qu’accompagner discrètement les gestes et mouvements scéniques. Les deux jongleurs reprenaient en boucle de petits enchaînements de mouvements de balles chorégraphiés, sans jamais sortir du tapis. Le spectacle allait crescendo au niveau de la vitesse de jonglerie comme du volume sonore de la musique. Un jeu s'opérait entre les différents plans et les différentes positions, par les mouvements verticaux et horizontaux des jongleurs, et entre les deux orientations possibles, imposées par les mouvements du tapis ; et mêlé au premier, un autre jeu s’opérait entre les mouvements des deux jongleurs, qui étaient tantôt identiques et synchronisés, tantôt légèrement décalés dans le geste, dans l’espace et/ou dans le temps, tantôt différents et autonomes l’un de l’autre. Ils montraient tous deux une attitude neutre ou stoïque, voire fermée ; et l'ambiance générale du spectacle se voulait semble-t-il froide, brute et lisse (le texte de présentation du spectacle dans le programme du festival parle d' « une installation brute pour une performance brute »[3]).

 

 

Puis est venue la première question, posée à l’assemblée par Nina Ciutat : « La soirée du 3 février est présentée sur la feuille de salle comme "une soirée autour de trois propositions circassiennes", Still life a par ailleurs été sous-titré "jonglage-performance" par ses créateurs ; et pourtant, il est simplement étiqueté "performance" dans le programme de 30''30'. Pourquoi, selon vous, ce spectacle n'est-il rattaché qu'à la discipline "performance" ? Le terme de "jonglage" ou celui de "proposition circassienne" aurait-il posé problème quant aux attentes des spectateurs lecteurs du programme ? »

 

Les trois propositions de la soirée[4] s’inscrivent dans la large catégorie du « nouveau cirque ». Or, le terme « performance », qui a été employé pour qualifier le spectacle Still life, est souvent rattaché à ce qui est « nouveau » ou « expérimental ». Il vient donc ici accentuer l'idée d'un art nouveau du jonglage et est employé dans le but de rendre le spectateur « vierge » des préconçus et des attentes qui peuvent s’attacher aux termes de « cirque » et de « jonglage », pour qu'il se détache de tout a priori qu'il peut associer à cet art ou à cette technique.

 

Il a aussi été suggéré lors du débat que l'appellation de « performance » venait peut-être de la contrainte qu’avaient les jongleurs de devoir toujours évoluer sur le tapis, combiner la jongle avec les balles et l'évolution sur le tapis roulant, ce qui va au-delà du « simple » numéro de jonglerie. Juliette a complété cette idée avec les propos d'Elsa Guérin, recueillis dans la recherche de terrain : le Cirque Bang Bang a employé le terme de « performance » pour ce spectacle car il reste singulier dans les arts du cirque et car il met en œuvre un enjeu de dépassement de soi[5].

 

Le débat a continué avec la lecture par Caroline Saugier d’un passage de l’édito qu'Agnès Santi avait écrit, fin 2014, pour le numéro spécial « Le cirque contemporain en France » du journal La Terrasse. Un passage qui permettait de définir le cirque et la performance en même temps, et de regarder le cirque comme un art de la performance : « L'artiste de cirque ne joue pas, ne triche pas, et risque la blessure ou pire pour exercer son art. Il acquiert par un travail long et patient une technique avant de se la réapproprier et de s’en libérer pour créer. Utilisation totale et intense du corps, précision et attention à chaque seconde, et bien sûr hubris plus que mimésis […]. »[6].

 

 

Deuxième question sur ce spectacle : « Le fait que ce spectacle a une dramaturgie marquée fait-il passer au second plan la prouesse circassienne qu'est la jonglerie ? »

 

L’assemblée a d’abord réagi à cette question en demandant pourquoi les animatrices parlaient de « dramaturgie marquée ». Le caractère marqué de la dramaturgie vient en première analyse du fait que le spectacle va plus loin que du « simple » cirque traditionnel : il n'est pas montré qu'une prouesse technique mais tout un univers esthétique. Elsa Guérin et Martin Palisse interrogent leur (ou notre) rapport au temps à travers le contraste qu’ils créent entre la vitesse et la lenteur, par des accélérations et décélérations du mouvement, d’une part ; et d’autre part, quand elle est donnée en extérieur (comme c’est normalement le cas – voir détails dans le paragraphe suivant), ce contraste naît de l’inscription de la performance dans un environnement (urbain ou campagnard) qui suit son propre rythme, décalé. C’est du moins ce qu’a pu ressentir une partie des spectateurs et ce que met en avant le texte de présentation de Still life, dans le programme de 30’’30’, qui annonçait, en plus d’une « installation brute » et d’une « performance brute », « une réflexion sur notre rapport au temps » et même « une réflexion sur l’interdépendance entre les êtres vivants »[7].

 

Dès lors, les participants du krinomen ont pu d’une part trouver la dramaturgie peu consistante voire assez « cliché », et d’autre part se demander ce qu’apportait le jonglage en tant que tel à l'action, aux mouvements principaux des jongleurs (marcher ensemble et se tourner autour). Reprenons ces deux points l’un après l’autre. Tout d’abord, le débat était partagé quant à la consistance d’une telle dramaturgie, avec notamment des participants du krinomen qui ont trouvé le spectacle peu abouti voire bâclé (l'idée que porte la performance n’étant selon eux pas amenée jusqu'au bout, avec une technique qui n’est pas au point), et d’autres qui ont considéré la dramaturgie comme « bateau » (car utiliser un tapis roulant pour développer un propos sur le temps qui passe semble un peu facile). Dans la continuité de ces réflexions critiques, ont été relevés deux éléments essentiels à même d’expliquer l’inaboutissement ou l’inefficacité dramaturgique de Still life, dans sa version du 3 février. Premier élément : le cadre spectaculaire. C'était en effet la première fois que cette performance se jouait en intérieur ; normalement, le spectacle se donne à voir dans un espace ouvert, rural ou urbain, ce qui le rend plus contemplatif et surtout instaure un vrai dialogue entre les mouvements circassiens et la nature ou le milieu urbain. Les éléments extérieurs constituent une part du spectacle, de sa scénographie et de sa dramaturgie, part qui est tout bonnement supprimée par le passage du cadre extérieur à la « boîte noire » théâtrale. Second élément : le rapport au public. Il a été fait un parallèle entre Still life et un spectacle programmé au Théâtre des Quatre Saisons de Gradignan en 2014, lors d’une soirée deux spectacles : Duo de la compagnie Pedro Pauwels[8]. Duo et Still life sont marqués l’un comme l’autre par une ambiance froide et distante ; ils ne dialoguent pas avec le public, aucun lien scène-salle n’est établi. Dans Still life, l'attitude des deux jongleurs n'engage pas le spectateur, et le fait de les voir souvent de profil empêche la création d’un rapport avec la scène – ce en quoi le spectacle balance entre performance et installation.

 

La seconde question (celle de l’intérêt du jonglage) peut être envisagée sous un angle non dramaturgique mais disciplinaire. En rapprochement avec ce spectacle, certains participants du débat ont parlé de l'image de la danse hip-hop, car cette danse à la base purement technique constitue aujourd’hui le cœur de nombreux spectacles de danse contemporaine. Still life découle du même procédé : celui de sortir l'art du jonglage du domaine de la technique pour l’amener dans l’univers de la création artistique.  En lien avec ce sujet, l’enseignante a lu un deuxième extrait du hors-série de La Terrasse sur le cirque contemporain, écrit par Pascal Jacob, historien du cirque : « A partir de la fin des années 1970, le faisceau de disciplines qui composent une représentation, acceptées depuis deux siècles comme des "techniques de cirque", redeviennent indépendantes, sont à l’origine de spectacles monodisciplinaires et incarnent désormais, comme autant de formes singulières et autonomes, les arts du cirque. Le jonglage, le jeu clownesque ou l’acrobatie identifient à la fois des pratiques et des compagnies et suggèrent un nouveau langage créatif, une manière de revitaliser en se les réappropriant les racines les plus profondes d’un ensemble de gestes et de figures initiés et codés quelques milliers d’années plus tôt. »[9] Autrement dit, en deux mots, les spectacles monodisciplinaires contemporains exploitent et revivifient une pratique du cirque traditionnel.

 

 

Enfin, la troisième question sur Still life se rattachait à la précédente : « Le public est-il de ce fait plus disposé à accepter une erreur technique, comme faire tomber ses balles ? »

 

Lors du numéro, Elsa Guérin se laisse emporter dans le temps et fait tomber ses balles à plusieurs reprises. Les avis formulés en krinomen sur ces erreurs techniques étaient mitigés. Certains les voyaient comme servant le spectacle, car la difficulté éprouvée par l'artiste faisait ressortir sa nature de « performance » ; les erreurs à répétition ont créé un certain suspens pour ces spectateurs, les faisant plus entrer dans le spectacle. Une étudiante, sur un ton mi-sérieux, mi-moqueur, a mis ces fautes techniques en lien avec la dramaturgie, en faisant des balles tombantes une métaphore du temps qui nous échappe.

 

Mais une majorité de l'assemblée a vu les erreurs comme un point négatif du spectacle. Pour cette partie du public, la dramaturgie a été évaporée et l’expérience esthétique diluée voire empêchée par ces fautes qui tendent à faire sortir le spectateur de la contemplation. Celui-ci, face à ces erreurs répétées, n’a guère la possibilité de laisser se dissiper son malaise à cause de la faible durée du spectacle. Son petit format ne laisse pas le temps d'oublier les erreurs commises, et le spectateur risque ainsi de rester focalisé dessus.

 

           

Même si le débat sur ce point n’était pas tout à fait épuisé, les animatrices ont dû passer à la deuxième partie, qui portait sur l’autre spectacle au programme du krinomen : le troisième et dernier de la soirée 30''30' – le deuxième étant L'Essay[10] d'Hugo Mega, qui n'a pas été abordé en krinomen.

 

 

 

II/ DEBAT SUR MAÑANA ES MAÑANA


Compte-rendu de krinomen - Soirée "Performance et arts du cirque", Festival 30''30'

Montage de photos de Mañana es mañana de la Cridacompany © Etienne Perra

 

 

Ce spectacle de cirque de 35 minutes est interprété par trois hommes habillés d'un pantalon, d'une chemise et d'une veste, et une femme filiforme, habillée d'une robe rouge. Composé de petits numéros qui s'enchaînent, il emploie des éléments peu communs au monde circassien, comme des pommes de terre, un fond d'écran, une chaise, un micro et un fusil, ce qui donne le ton du spectacle : un ton comique et cocasse, de bout en bout. Les sons proviennent pour la part des actions scéniques : le bruit des pommes de terre fait l’effet d’un galopement, le personnage féminin fait un passage de vocalises, les clappements de main des hommes battent le rythme. Quant aux autres sons, ils sont enregistrés, comme le bruit de détonation du fusil ou la bande son répétitive qui vante le numéro de jonglage final et le vend comme « un bon numéro ». Ce quatuor, qui se joue des codes du cirque et des attentes des spectateurs à cet endroit, cherche à inventer un nouveau langage et à faire du corps un « moyen d'expression essentiel »,  en « travaill[a]nt sur l'empêchement, l'obstacle et la déformation ».[11]

 

 

La première question sur Mañana es mañana, posée par Amély Colas, visait à situer l’assemblée dans son rapport au comique que le spectacle mettait en œuvre. « Parmi les personnes présentes au débat du krinomen, qui n'a pas ri pendant le spectacle ? Ou qui a vu un spectateur peu réceptif au comique du spectacle ? »

 

Tout le monde a ri au moins une fois pendant le spectacle, mais certains pas pour toutes les situations, tous les numéros comiques. Par exemple, au début du spectacle, l’interprète féminine tente de se coiffer et de s'habiller pendant que les trois hommes lui font trembler tout le corps, avant de la faire voltiger en tous sens : certains ont plus vu dans cette image un rapport de domination de l'homme sur la femme, plutôt que de la cocasserie gestuelle. De manière plus globale, le comique a parfois été ressenti comme trop insistant. Mais les animatrices du krinomen ont gardé l'hypothèse que toute la salle avait ri, dans un certain sentiment de « faire groupe », et donc que le spectacle cherchait un rire consensuel[12] et contagieux ou autoentretenu (au sein du public, le rire amenait le rire).

 

 

Puis est venue une question plus analytique : « Quels outils la compagnie utilise-t-elle pour provoquer un rire général dans le public ? »

 

Le spectacle apparaît comme un divertissement et l’on ressent que la Cridacomany forme une bande d'amis qui se donne à voir au public. Le petit groupe utilise des gags enfantins, juste dans le but de rire. Les outils comiques que la compagnie emploie dans ce spectacle sont principalement l'absurde, la répétition et la surenchère. De plus, leur humour se base beaucoup sur le corps (sans l’usage d’un texte, qui contraindrait peut-être davantage l'interprétation) et se montre accessible car il exclut toute appréhension intellectuelle. Le comique est aussi porté par le personnage féminin, qui emploie un air bête, perdu, et se laisse faire jusqu'à la fin (marquée par son retour sur le plateau avec un fusil). Pour autant, la femme de la bande n'est pas mise en retrait ni montrée comme une « potiche », elle fait le lien entre les autres personnages à l'aide de son rôle clownesque.

 

 

La dernière question de cette partie s’est portée, pour conclure la réflexion sur le comique de Mañana es mañana, sur les thèmes qui y étaient ou non abordés : « Y a-t-il des thèmes qu'elle évite d'exploiter pour ne pas diviser le public ? »

 

Il n'y avait pas dans le spectacle de thèmes politiques, sujets souvent utilisés pour amener le comique, mais qui divisent la plupart du temps, ni d’ailleurs d’autres thèmes de quelque nature que ce soit. Dans Mañana es mañana, il n'y avait rien à comprendre, comme l’exposait la feuille de salle, reprenant un propos de Jur et Julien : « Notre démarche ne se veut pas cérébrale »[13].

 

Le rire général a provoqué un sentiment de groupe – qui préexistait déjà, en partie (le public était notamment composé de groupes d’élèves et d’étudiants, ainsi que de spectateurs plus ou moins familiers du travail de la compagnie) – et, en retour, la réception du public stimulait l'énergie comique au plateau. D'ailleurs, au sein des numéros, les spectateurs étaient mis en condition pour rire. Aussi, cet effet comique fait partie de l'attente principale du spectacle, qui repose sur le rire. De fait, les spectateurs étaient soit en prédisposition soit « mis en condition » pour rire : d’une part, les spectateurs familiers du travail de la compagnie s'attendaient à ce que les artistes exécutent des actions ou montrent des situations drôles, inhabituelles et « décalées » ; d’autre part, pour les autres spectateurs, qui ne connaissaient pas le travail de la Cridacompany, cette dimension comique constituait l'attente principale du spectacle, vu que la description dans le programme l'avait présenté de cette manière : « ils cherchent la prouesse dans le détail infime, faisant émerger des situations et des personnages emprunts d'un humour déroutant... ».[14] Et par ailleurs, chacun, connaisseur ou non du travail de la Cridacompany, pouvait sentir l’influence du rire général sur ses propres réactions face aux éléments comiques du spectacle.

 

 

Pour finir, le débat du krinomen a porté sur les deux spectacles au programme, en tentant une mise en parallèle sur deux points : le rapport entre implication du public et forme (traditionnelle ou contemporaine) du spectacle puis le rapport de ces spectacles aux codes du cirque traditionnel.

 

 

 

III/ MISE EN PARALLELE DES DEUX SPECTACLES

 

 

Première question de cette dernière partie, conduite par Margot Leydet-Guibard : « Qu'est-ce qui fait, selon vous, que le public a été plus impliqué dans le spectacle Mañana es mañana que dans le premier ? La forme plus traditionnelle du troisième spectacle ne laisse-t-elle pas plus de place au public pour réagir voire interagir ? »

 

Mañana es mañana a généralement été ressenti comme plus chaleureux et accueillant que Still life, invitant davantage le public à entrer dans son univers. Bien sûr, on peut penser qu’il a attiré l'intérêt du spectateur essentiellement par son comique. Mais selon les participants, ce n'est pas le caractère comique ni la forme plus traditionnelle du spectacle qui a fait que le spectateur s’est senti plus impliqué dans le troisième spectacle que dans le premier ; c’est plutôt son ambiance et sa capacité à impliquer le spectateur comme le degré d’implication de ses interprètes. En effet, Still life a été perçu comme un spectacle plutôt froid, dans lequel la volonté du Cirque Bang Bang n'était pas du tout de faire rire, certes, mais surtout dans l’univers duquel le spectateur avait l'impression de n'être qu’à moitié invité. On le sait, bien sûr, un spectacle peut toucher et impliquer autrement que par le rire ; l'engouement du public ne se joue pas uniquement sur le degré de comique du spectacle, mais également au niveau de l'implication des artistes dans leur spectacle et de l’implication des spectateurs par les artistes. Aussi, le spectateur est-t-il resté dans un état de contemplation devant Still life, alors qu'il a directement été impliqué dans Mañana es mañana, par les regards des artistes en direction du public, notamment. L'énergie de la soirée a été croissante, grâce au passage d’une forme à l’autre ; d'une simple contemplation jusqu'à une véritable communication du spectateur avec les artistes de la Cridacompany.

 

Un autre aspect, enfin, a été mis en avant pour expliquer la plus grande réceptivité de nombreux spectateurs à Mañana es mañana : la présence de texte dans ce spectacle, quoique faible, a été considérée comme bienvenue par quelques participants du débat, en contrepoint de son absence totale dans les deux premières formes de la soirée.

 

 

Enfin, la dernière question s’est portée sur le rapport de ces deux spectacles de cirque contemporain au cirque traditionnel : « Qu'est-ce que les deux spectacles discutés ont fait des codes du cirque traditionnel ? »

 

Le cirque traditionnel possède, on le sait, ses propres codes : l'enchaînement de numéros se déroulant sur la piste, la présence d'un M. Loyal, la volonté de montrer du spectaculaire, etc. Dans les deux cas, point de piste bien sûr. Par ailleurs, le numéro disparaît dans le premier spectacle pour laisser place à une performance monodisciplinaire, alors que le troisième spectacle est structuré en numéros, de diverses disciplines, donc plus proche de la composition « classique » d’un spectacle circassien traditionnel. Enfin, dans Still life, le spectaculaire est absent ou réduit à son minimum. Dans Mañana es mañana, au contraire, se ressent l'idée d'impressionner, de faire de l’effet, sans chercher à montrer une prouesse physique. La technique n'est pas plus poussée que dans le premier spectacle, mais la réception du public s'est plus rapprochée de celle d’un spectacle de cirque traditionnel, au vu des réactions marquées et expressives qu'il a suscitées (l'étonnement admiratif ou le rire). L'ambiance générale du spectacle faisait davantage écho au cirque traditionnel avec ses lumières chaudes et son univers loufoque. Il procédait en quelque sorte à une moquerie, une fantaisiste mise en dérision du cirque traditionnel. En ceci, on pourrait considérer ce spectacle comme du « nouveau cirque traditionnel » : une forme de cirque contemporain qui, dans un esprit de dérision vis-à-vis du cirque traditionnel, en reprend des numéros tout en les détournant (par exemple, dans certains spectacles de cette veine, les fauves sont remplacés par des chats), mais qui en crée aussi de nouveaux, en s’inspirant de la tradition circassienne dont le cirque d’aujourd’hui a hérité. Mañana es mañana se sert donc, avec la liberté qu’appelle la mise en dérision, des codes du cirque traditionnel, alors que le premier spectacle aurait plutôt tendance à rompre avec ces mêmes codes.

 

           

Pour conclure ce krinomen, Marie Sassano a lu des extraits des textes de présentation des deux spectacles au programme du débat, en demandant à la fin de chacun à quel spectacle il était rattaché.

 

 

« S'avancer doucement, sauter à pieds joints dans la vie, se laisser emporter dans l'espace-temps, entrer en jonglage comme dans un tunnel obscur... faire corps, être ensemble, trébucher, s'effondrer, reprendre du poil de la bête, être encore en vie... »[15]

 

« Utilisant le corps comme moyen d'expression essentiel, les artistes travaillent sur l'empêchement, l'obstacle et la déformation. »[16]

 

« Entre douleurs et sentiments pour faire tanguer l'ivresse circassienne et déboussoler la danse. »[17]

 

Ce procédé a montré que les textes pouvaient décrire aussi bien un spectacle que l'autre, parmi les deux qui ont été débattus en krinomen, ce qui a amené (ou renforcé) l’idée que les descriptions de spectacles faites dans les programmes étaient souvent « clichées », rapportant toujours tout aux thèmes de l'espace-temps, de l'humain, de son interdépendance, etc. En ouverture à ce krinomen, il a donc été posé cette question : a-t-on encore le droit en tant qu'artiste de faire un spectacle sans fond, qui ne questionne rien, ou les artistes doivent-ils tout justifier en permanence ?

 

En conclusion de ce compte-rendu, notons que les participants au débat ont été peu partagés, la majorité ayant préféré Mañana es mañana à Still life, ce dernier ayant été jugé plus froid et sa dramaturgie plus sensible aux erreurs techniques qui ont été faites par Elsa Guérin. Mañana es mañana, de son côté, parce qu’accessible et bon enfant, a su toucher la majorité du public. Le débat sur le ton humoristique du spectacle a fait ressortir que l'effet de groupe provoqué dans le public a aidé chacun à apprécier le spectacle. Enfin, il a été ressenti que les codes du cirque traditionnel étaient plus présents dans le troisième spectacle plutôt que dans le premier, grâce à ses enchaînements de numéros variés.

 

Tout comme pour la soirée 30''30' du TnBA, il a été remarqué que ce format particulier des formes courtes semble encourager l'expérimentation et la performance, terme par lequel les spectacles étaient majoritairement désignés dans les programmes. La forme courte permettrait-elle davantage de liberté et un plus grand potentiel d’expérimentation qu'un spectacle de format plus long ? Par ailleurs, il a notamment été reproché à Still life un manque de préparation technique qu’attestaient, selon certains, les erreurs commises par la jongleuse. Mais la prise du risque de l'échec ne fait-elle pas aussi partie d'une certaine idée de la performance ?

 

 

Pour aller plus loin :

 

  • Sylvie Ferré, « La Performance, l’art de la rencontre », in programme du festival d'Avignon, 2005, p. 57-58. Le pdf de ce programme est téléchargeable depuis le site Internet du festival d’Avignon, URL de référence : http://www.festival-avignon.com/fr/archives-2005.

 

  • Nathalie Yokel, « De la technique à l'émotion », et Manuel Piolat Soleymat, « Le corps circassien », in La Terrasse, hors-série « Le cirque contemporain en France », n°225, octobre 2014, p. 22-23 et 24-26. Les articles de ce numéro hors-série peuvent être lus et le pdf du numéro téléchargé sur une page dédiée du site Internet de La Terrasse, URL de référence : http://www.journal-laterrasse.fr/hors-serie_numero/le-cirque-contemporain-en-france/.

 

 


 

[1] Martin Palisse, cité par s.n., présentation de Still life, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12, p. 22.

[2]  S.n., présentation de Mañana es mañana, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12,, p. 23.

[3]  S.n., présentation de Still life, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12, p. 22.

[4]  Still life du Cirque Bang Bang, suivi de L'Essay d'Hugo Mega et Mañana es mañana de la Cridacompany.

[5] Pour plus de détails, voir la synthèse de l’entretien qui a été publiée en annexe de l’article (partie 1), sur le blog du krinomen, URL de référence : http://krinomen.over-blog.com/2015/02/soiree-trois-spectacles-presentee-le-3-fevrier-2015-au-galet-pessac-dans-le-cadre-du-festival-30-30-les-rencontres-de-la-forme-court

[6]  Agnès Santi, « Le cirque, un art du dépassement », in La Terrasse, hors-série « Le cirque contemporain en France », n°225, octobre 2014, p. 3. Les articles de ce numéro hors-série peuvent être lus et le pdf du numéro téléchargé sur une page dédiée du site Internet de La Terrasse, URL de référence : http://www.journal-laterrasse.fr/hors-serie_numero/le-cirque-contemporain-en-france/.

[7] S.n., présentation de Still life, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12, p. 22.

[8] Il faisait suite à la représentation de Sous leurs pieds, le paradis de Radhouane El Meddeb, le 18 mars 2014.

[9] Pascal Jacob, « Le cirque, une cristallisation d’influences », in La Terrasse, hors-série « Le cirque contemporain en France », n°225, octobre 2014, p. 7.

[10] Numéro de tissu aérien de 10 minutes.

[11]   S.n., présentation de Mañana es mañana, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12, p. 23.

[12] Définition du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales (URL de référence : http://www.cnrtl.fr/definition/consensus) : « Dans l'usage récent, consensus glisse vers la signification ''opinion ou sentiment d'une forte majorité'' ».

[13] Jur Domingo et Julien Vittecoq, cités dans le texte de présentation de Mañana es mañana, feuille de salle de la soirée 30’’30’ du 3 février 2015, Galet, Pessac, p. 2.

[14]   S.n., présentation de Mañana es mañana, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12, p. 23.

[15] Martin Palisse, cité par s.n., présentation de Still life, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12, p. 22.

[16] S.n., présentation de Mañana es mañana, programme du festival 30''30' – Les rencontres de la forme courte, #12, p. 23.

[17]  Id.


 

 

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  • : Le blog du krinomen
  • : Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
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