Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Ô VIEILLESSE AMIE
Et si, pour une fois, on mettait en scène les vieux, leurs fantômes, leurs fantasmes ?
La jeune Julie Bérès a osé.
Julie Bérès a un profil de vainqueur moderne : jeunesse (elle a 35 ans), beauté (un physique de comédienne, et avec du chien), dynamisme (sa première mise en scène a été accueillie à Chaillot), soit tous les signes extérieurs de la réussite sociale. Elle ne s'en trouve pas pour autant exemptée d'interrogations sur l'exclusion ou le "devenir vieux". Sa dernière création l'a amenée, deux mois durant, dans une maison de retraite. Elle y a rencontré et filmé des vieux – le terme "personnes âgées" lui tombe des lèvres – a fouillé avec eux leur mémoire, a apprivoisé leur langage, leurs langueurs, leurs langues de vipère. Autant de mots qui nourrissent le spectacle On est pas seul dans sa peau (et qui réapparaîtront en écho dans un surprenant documentaire...).
Du haut d'une maison de guingois, Rose, héroïne vieillissante, nous transporte simultanément à trois âges de sa vie – un âge par étage. On la retrouve, plus jeune, au rez-de-chaussée et au jardin, où les fantasmes se superposent aux fantômes, et les voix se distordent. Rose a été rock star (ou pas ?), vit dans une solitude ouatée, pèle des kilos de patates, menace de s'abreuver à son aquarium. Elle grogne, soliloque, danse, rivalise d'acrobaties, revit le passé à tous les paliers, dans des miroirs ou sur fond de vidéos. Sa voix enfle et se brouille, sa vue se trouble et la nôtre à sa suite. Sans un gramme d'angélisme, Julie Bérès construit un onirique portrait de femme et chorégraphie un voyage intérieur dans les arcanes d'une mémoire qui se perd, phobie majeure des temps présents. Que reste-t-il alors de l'identité qui va avec? Ici, de tendres et fantasmagoriques images sonores. Et des instantanés de vies de vieux, révélés par un regard singulier.
Ô...
Comme la performance scénique est une compétition, il faut que les créateurs soient pourvus d'un profil de vainqueur moderne. Mais comment obtenir un excellent profil de vainqueur moderne? Pour cela, une recette simple et basique vous est proposée par Cathy Blisson dans le numéro du 29 septembre de Télérama : un savant mélange de jeunesse (35 ans paraît être l'âge idéal), de la beauté (prenez plutôt un physique de comédienne, si possible qui a du chien) et du dynamisme (vous en trouverez apparemment au marché de Chaillot). Avec ça, vous obtiendrez une magnifique réussite sociale qui épatera tous vos amis.
J'entends déjà ici ou là s'insurger des voix contre la rigueur de la composition de ce met délicat et douter de sa pertinence. Je dis à ceux-là qu'ils ne sont pas dignes de Cathy Blisson. Parce que là où la magie opère, c'est que cette jeune, belle et dynamique comédienne que décrit la critique, n'est pas seulement jeune, belle et dynamique : elle aime aussi les vieux. A vrai dire, comment pourrait-on s'interroger sur l'exclusion lorsque l'on est moins jeune, moche et que l'on n'a pas joué sa première mise en scène à Chaillot? Cette jeune, belle et dynamique artiste se paie même le luxe d'être politiquement incorrecte et Cathy Blisson ne manque pas de le faire remarquer dans le chapeau de l'article: "La jeune Julie Bérès a osé" mettre en scène les vieux, et plus loin, entre deux tirets: "le terme "personnes âgées" lui tombe des lèvres "! Vous trouverez aussi, en dessous de la recette, une annexe présentant brièvement un exemple de performance dont est capable cette vainqueur moderne, où vous apprendrez qu'elle interprète une vieille en dansant.
Cathy Blisson consacre la moitié de sa critique à l'apologie de l'image de la jolie comédienne en accord avec son temps. Et spirituelle avec ça! On dirait presque qu'elle fait le portrait d'une infirmière de la Croix-Rouge qui prend soin des vieux et de tout ce que la vieillesse a de bon. Bien que richement parée de mots appartenant au langage soutenu, la description qu'elle fait du spectacle se rapproche plus du lyrisme de salon que de la critique théâtrale. Aussi en apprenons-nous plus sur la performance même en lisant les sept mots qui constituent la légende de la photographie : "Un voyage onirique dans les souvenirs d'une femme".
Au final, l'intérêt d'une telle critique, c'est que grâce à Cathy Blisson, Julie Bérès sera peut-être sollicitée par le Président de la république pour intégrer la commission de réflexion sur la maladie d'Alzheimer, car si l'on s'en tient à cet article, notre jeune, belle et dynamique comédienne a le profil de l'invitée parfaite dans ce domaine pour le journal de 13 heures, entendez le profil de vainqueur moderne.
STEPHANE GOMOT