Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
Vu au Carré des Jalles le vendredi 26 Septembre 2008
Par Romain Finart
J’arrive au carré des Jalles.
La queue pour les billets puis je vais terminer mon sandwich dehors.
D’autres gens font la queue, la file est importante.
Bon, ce soir Shakespeare, par une compagnie qui, d’ordinaire fait du théâtre de rue et va jouer à l’intérieur… étrange…
Soudain une sirène d’alarme retentit, beaucoup de bruit, les portes laissent s’échapper une masse de gens. Premier évènement spectaculaire de la soirée. Qu’est-ce qu’il se passe ? Disfonctionnement ? Quelque chose a pris feu ? Je ne sais pas, les gens ne savent pas non plus.
Puis la sirène retentit à nouveau. Le spectacle aurait-il déjà commencé ? Attendons de voir la suite pour en être totalement sûr. Après quelques minutes, une table est amenée dehors. Une dame, qui se présente comme une programmatrice, nous annonce que suite à un problème électrique, le spectacle aura du retard. Tu parles ! La sirène retentit encore .Cette fois j’en suis sûr, nous sommes déjà dedans. Des spectateurs commencent à protester, arguant que c’est inadmissible. Tiens mais tu parles bien fort toi, et cette façon de placer ta voix… Tu es sûr que tu es un spectateur lambda, comme tu le prétends ?
Vous voulez la jouer théâtre de l’invisible et faire croire au spectateur lambda, (le vrai cette fois), que toute cette mascarade est réelle ? Soit, mais je ne vous suis pas là-dessus, l’effet est déjà épuisé en ce qui me concerne. Beaucoup de bruit pour rien, ma main au feu que vous l’avez fait exprès.
Je ne vois pas tout, parce que je suis assis, et que la plupart des gens sont debout, j’essaie de me rapprocher de la table où est concentrée l’action à ce moment là.
Deux autres spectateurs parlent de différentes mises en scène de Shakespeare, là aussi très fort. Des théâtreux qui vont au spectacle et qui comme par hasard discutent de Shakespeare ? Puis une anecdote sur Avignon 2003 : le monsieur avait des copains grévistes mais lui a pas pu la faire la grève, puisqu’il était sur un gros tournage. Dans le tas, un syndicaliste donne de la voix. D’autres continuent de manifester ostensiblement leur désapprobation de spectateurs frustrés qui voulaient voir du Shakespeare à l’intérieur. Mais ce ne sont pas les seuls à se faire entendre.
Un étrange vagabond donne de la voix, guitare en main. Ah ok, toi aussi tu es comédien…
Bon, où est-ce que vous voulez en venir avec ça ? Puis des comédiens se rassemblent près de la table. Tiens, mais, toi, toi, et toi, vous n’étiez pas dans le public ? Bien sûr que si. Bon, finalement vous aller jouer Shakespeare enfin, des fragments parce que vous devrez faire avec les moyens du bord, car entre-temps le plateau a bien sûr été inondé et la mise en scène contemporaine dans un bunker est-allemand sous les bombes-avec vidéos, musiques et chorégraphies tombe à l’eau.
Enfin on entre dans le vif du sujet après une demi-heure à tourner autour du pot. Puis on change de focale et c’est le vagabond qui prend le relais quelques mètres plus loin, le temps que les techniciens commencent à installer les flammes sur le parking. Là aussi, je suis parti pour ne pas y voir grand-chose et finalement, je me retrouve bien placé puisque je suis aux côtés du conteur, par contre pour la discrétion, c’est raté.
Puis enfin le public est installé quelques mètres plus loin, dans une disposition circulaire, autour des flammes qui seront installées au fur et à mesure du spectacle.
Le spectacle peut enfin se déployer et prendre son envol. Certains comédiens sont au centre et en costumes, tandis que d’autres sont disséminés dans le public et interviennent ponctuellement, mais toujours en lien avec le déroulement de l’action.
Chaque comédien incarne un type de personnage ;
Le vieux briscard expérimenté, le jeune premier, la jeune première, le vrai faux benêt. Dans le public on croisera pêle-mêle, le vagabond, la programmatrice du spectacle, la prof de lycée qui fait travailler ses élèves sur la pièce, le prof intello un peu ringard qui connaît tout sur tout, un syndicaliste, une spectatrice réac’ fan de Jacques Chirac, et une spectatrice-lambda-qui-parle-pas fort et qui demande aux comédiens si ça fait longtemps qu’ils font du théâtre. Des personnages aux traits suffisamment gros pour qu’on ait un jour croisé de vrais gens qui leur ressemblent.
Les comédiens dégageront succinctement la fable de la pièce :
Deux couples voulant se marier, dont l’une des femmes est considérée à tort comme adultère. Mais Shakespeare est un prétexte pour faire des allers-retours justement entre ce théâtre de texte, et la société dans laquelle nous vivons. Le spectacle partage ce trait en commun avec le théâtre élisabéthain, qui lui aussi était un jeu permanent d’allers-retours entre plusieurs niveaux de lecture, entre la situation représentée et l’espace réel dans lequel elle est représentée.
C’était aussi le cas ici donc, avec en prime quelque petites piques au théâtre contemporain, par l’intermédiaire de la-mise-en-scène qui-aurait dû-avoir lieu mais-qu’on a-pas-pu jouer. Théâtre contemporain qui serait perçu comme dépressif et conceptuel par opposition au théâtre de rue qui lui serait bien vivant et serait un théâtre populaire. C’est un discours que je peux comprendre et pour lequel, je pourrais même avoir de la sympathie.
Cependant, même si on peut considérer sur certaines formes que le théâtre contemporain tombe parfois dans des choses uniquement « egotistes » et conceptuelles, il peut lui aussi proposer des formes qui sollicitent l’imaginaire et laissent de la place au spectateur. Posture militante que je respecte, pour 26 000 Couverts, mais prenons quelques pincettes quand même.
Pour moi, la sauce a pris mais il m’a fallu du temps. La première partie du spectacle reposant sur une certaine forme de théâtre de l’invisible m’a paru s’essouffler assez vite. Quand le théâtre veut se faire passer pour réel, ce qu’il n’est jamais complètement, de toute façon, il ne faut pas longtemps avant que le masque tombe. La suite aura contrebalancé cela, ne serait-ce que par la capacité de présence et de générosité des comédiens et l’ingéniosité/efficacité de leur construction dramaturgique, façon revival du théâtre élisabéthain. Certes, ils prenaient de (grosses) libertés avec le texte de Shakespeare, ce qui pourrait déplaire aux puristes, mais ils nous ont quand même donné à entendre quelques morceaux choisis et l’esprit m’en a semblé intact en tout cas.
Durant cette soirée, il y aura eu beaucoup de bruit, mais finalement pas pour rien quand même.