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Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).

Nous le passage - H. Meschonnic / Cie des Limbes


Eux les passeurs


 

 

Article paru dans Spirit / La clé des champs urbains en Gironde / n°46 / Déc 08 / Gratuit


 

Comédiens formés notamment au Conservatoire de Bordeaux, Romain Jarry et Loïc Varanguien de Villepin, 30 ans tous les deux, signent à quatre mains toutes les mises en scène de la Compagnie des Limbes. Depuis huit ans, ils essaient de créer un théâtre singulier qui place la parole poétique au centre de la représentation. Après des adaptations de Jon Fosse ou Virginia Woolf, ils proposent au TNT

Nous le Passage, spectacle créé d’après trois recueils du poète Henri Meschonnic.


 

 

Pourquoi avez-vous choisi de créer tout de suite votre compagnie ?


 

Romain Jarry : Une précision : nous ne sommes pas diplômés car nous avons refusé en 2000, avec presque toute notre promotion, de passer le diplôme final dans les conditions imposées par le conservatoire… Par la suite, on aurait pu mener une carrière individuelle, mais la pratique d’acteur demande beaucoup de souplesse. On avait déjà deviné qu’on pourrait y abîmer notre passion ou souffrir d’être impliqué dans des aventures qui ne nous ressemblent pas. Avec les Limbes, on a fait le choix de créer un outil de recherche et de création, d’être indépendants. Et on l’a fait à Bordeaux, parce qu’on a eu des opportunités d’y travailler dès le début.


 

Loïc Varanguien de Villepin : Le métier d’interprète est tout à fait respectable, mais nous avions le désir d’avoir une véritable

identité théâtrale. C’est sans doute la rencontre avec Pilar Anthony qui nous a fait découvrir une famille dans laquelle nous nous sommes reconnus, qui nous a donné envie de forger cette compagnie.


 

Comment définir cette famille?


 

Loïc Varanguien de Villepin : Un théâtre qui part avant tout d’un texte, qui veut faire entendre l’oralité, porter un texte à la scène. Une position éthique avant d’être esthétique. Un certain rapport à l’autre... Pour moi, c’est faire entendre une oeuvre dans sa globalité, pas dans la petite histoire qu’elle peut raconter. Ça passe par un travail avec l’acteur, qui devient passeur d’une oeuvre.


 

Comment avez-vous découvert l’oeuvre d’Henri Meschonnic ? Comment présenter ce poète ?


 

Romain Jarry : En allant voir une mise en scène de Claude Régy, d’après des psaumes traduits pas Meschonnic, on a découvert l’importance de son oeuvre : sa théorie du langage, ses traductions de la Bible, mais aussi ses poèmes. Ce sont eux qui nous ont donné envie de faire ce travail théâtral.


 

Loïc Varanguien de Villepin : Meschonnic est un poète contemporain et bien vivant - il a 75 ans - qu’on a rencontré, avec qui on a travaillé. Il nous a tout de suite fait confiance, avec une grande générosité ; il est venu voir nos travaux, il sera présent au TNT. C’est un homme de théorie éminent qui pourtant écrit des poèmes d’une limpidité bouleversante.


 

 

Romain Jarry : Ce qui est bouleversant, c’est qu’avec des mots ordinaires, d’une simplicité enfantine, il arrive à donner vie à des sensations intimes. Ses poèmes sont des fragments de vie d’une grande plénitude. C’est très oral et la question du rythme est essentielle. On s’est imprégné de son oeuvre. On a essayé d’affiner notre lecture vers ce qui fonde ce rythme, qu’il définit comme « l’organisation du mouvement de la parole par un sujet ». Il faut se mettre à l’écoute de tous les échos, la résonance, la prosodie pour donner à ressentir « ce que le langage fait », et non plus « ce que les mots disent ».


 

 

Quel travail avez-vous demandé aux acteurs ?


 

 

Romain Jarry : On essaie de faire en sorte que les acteurs soient concernés au plus profond d’eux-mêmes, dans leur intimité. On pourrait appeler ça l’ «intime extérieur ». L’acteur prend possession du texte, le vit et l’émane. Le corps est mû par le poème. On privilégie un rapport frontal, assez près du public, afin que ce soit une expérience pour les deux. L’acteur n’a pas d’histoire  laquelle se raccrocher, pas de personnages à incarner. Il doit s’ouvrir vers l’inconnu, renoncer à sa virtuosité, ses appuis de comédien, pour perdre pied.


 

 

Loïc Varanguien de Villepin : On veut créer l’écoute la plus aiguë, la plus sensible possible. On est passés par la méthode Feldenkrais, plutôt utilisée par les danseurs, qui met à l’écoute de l’infime du mouvement : pour nous, la parole est d’abord u mouvement du corps. On demande aux acteurs de se mettre à l’écoute du poème, du silence, comme s’ils découvraient ce qu’ils sont en train de dire. On essaie aussi de créer une érotisation du langage. C’est une croyance en la force du langage, en sa magie. Mais pour convoquer ça, il faut des heures de travail. Et les acteurs, Solène Arbel, Brieuc Jeandeau, Martine Valette et Romain, sont impliqués, disposés à se dissoudre, à s’effacer pour laisser place à la voix du poème. Nous avons voulu créer un climat sensuel, lumineux, solaire...

 

                                                                                                                                          propos recueillis par Pégase Yltar



Quand le théâtre est porté par le poème, il nous met au commencement du langage : un soir d’août à Blaye.

Romain Jarry et Loïc Varanguien de Villepin qui animent la Compagnie des Limbes ont lancé un chantier (« projet de recherche et de création ») « avec et vers les poèmes d’Henri Meschonnic. J’ai vu le jeudi 28 août dans le cadre du festival de Théâtre de Blaye et de l’Estuaire (19e édition) une première mise en espace de ce chantier en cours. Il s’est agi d’un long extrait de « Le monde arrêté repart » qui fait la seconde séquence de Je n’ai pas tout entendu (Dumerchez, 2000) avec Solène Arbel et Brieux Jeandeau accompagnés par Johann Loiseau pour l’écriture voix/lumière.

Il faut d’abord dire la déception qu’on éprouve généralement quand des comédiens disent des poèmes qu’ils soient ou non mis en scène. Dans le même registre, je prendrais un seul exemple récent qui précède cette soirée du 28 août : au colloque « Avec les poèmes de Bernard Vargaftig, l’énigme du vivant » à Cerisy-la-Salle début juillet, la lecture de Ce n'est que l'enfance (prix Nathan Katz, 2008) par Sarah Jalabert et Charles Gonzalès montra comment le poème devient inaudible parce que les habitudes déclamatoires veulent montrer la poésie, c’est-à-dire le connu du culturel, la représentation d’une séparation où la forme emphatique viendrait souligner le fond indicible que le comédien se charge de traduire, d’exprimer… quand le poème, tout au contraire et celui de Vargaftig exemplairement, porte une voix qui emporte dans son inconnu et ici dans cet imperceptible que déjà le titre suggère avec sa syntaxe qui met l’enfance au régime de la restriction, de l’infime et du fragile… Passons !

Il faut alors dire l’émerveillement dans lequel nous mettent ces 30 mn. qui préfigurent la création de « Nous le passage » au TNT Manufacture de chaussures à Bordeaux du 10 au 13 décembre 2008. Les poèmes d’Henri Meschonnic sont tout d’abord à prendre dans l’unité-poème qu’est le livre et ne faudrait-il pas dire l’œuvre, c’est-à-dire les livres qui continuent le poème d’une œuvre-vie. Aussi, ce moment d’écoute tient ce premier défi qui est celui de toute lecture : ne pas isoler, ne pas séparer, ne pas rompre le mouvement de l’œuvre, ne pas déchirer la voix et la vie. Le silence qui ouvre le spectacle n’est pas un blanc, n’est pas une absence de poème, il nous met dans l’écoute de tout ce qu’engage le poème en actes. Que Solène Arbel et Brieux Jeandeau nous regardent avant d’ouvrir la bouche dans une lumière douce, c’est tout simplement, tout profondément, tout divinement pour s’appuyer sur le poème qui précède la séquence qu’ils vont vivre (p. 30) :

un jour une vie

à visage visage et demi

des voix n’ont plus de sens

c’est le moment de s’y coucher

je voyage dans les voix

je change les voix

je change de visage

de vie en vie

maintenant un écho me raconte

un temps où c’était un autre

qui avait le soleil la lune

et les autres étoiles dans la bouche

comme moi comme moi comme

ce qu’il faut pour repartir

puisque c’est je te retrouvequi me remet dans ma voix

et j’oublie

Ils vont faire exactement ce que ce poème fait, ils vont avec nous, de face, engager la théâtralité du langage que ce poème intensifie, ils vont nous raconter cet oubli qui est aussi cette relation, ce « je te retrouve » que seul le théâtre quand il est porté par le poème fait. Le défi fait au théâtre avec le poème-Meschonnic c’est « tout ce silence à dire » (33) et surtout le défi c’est de vivre cette poussée qui n’a rien à voir avec les habitudes bruyantes de ces dernières décennies qui mettent toujours le silence dans le contraire de la vie, dans le contraire de la force du langage puisque c’est toujours l’impuissance, l’inanité du langage et donc de l’humain qui est célébrée quand le théâtre, la poésie, la littérature prétendent dire le silence alors qu’ici c’est le silence qui non seulement les porte mais les transforme. Oui, le théâtre et la poésie après une telle aventure intérieure, une telle intériorisation expansive, ne sont plus spectaculaire et encore moins démonstratifs ignorant la liberté du sujet du poème : ils s’inventent comme « un chant qui est un silence / un silence qui est un chant » (34).

Solène et Brieuc vont côte à côte inventer le corps du poème avec tout l’espace, tous ceux qui les écoutent pour que cette écoute qu’ils sont eux d’abord fasse voir ce corps du poème qui progressivement va prendre toute la place, tout l’espace en transformant l’immobilité en mouvement, l’invisible en visible, le silence en chant…

Leur diction douce est d’abord écoute du poème qui passe et porte leurs corps, l’espace, l’écoute même : ils tiennent à deux le continu jusque dans sa ponctuation et sa prosodie qui fait le rythme-relation de la voix, « d’un souffle / à un autre / souffle » (40). Les balancements à peine perceptibles de leurs corps s’unissant et sans que jamais ils ne deviennent métriques ni vraiment perceptibles car quand on veut en maîtriser la perception, ils disparaissent de même que les ombres qui les mêlent se défont quand on a cru qu’ils se confondaient. C’est que « cette rencontre / crée un monde » (44) et il nous faut abandonner nos repères, nos percepts, nos affects comme nos concepts habituels pour inventer un « voir entre » (47) et je dirais un écouter entre car quand Solène dit, c’est bien entre elle et Brieux que sa voix vient et elle fait venir la voix dans cet entre tout comme nous la faisons venir si nous nous abandonnons dans cet entre qui se généralise jusqu’à atteindre par moment cette « paix de plénitude » (50) que leur déplacement où Brieux se fond derrière Solène nous fait voir avant qu’ils échangent leurs places sans que nous nous en rendions vraiment compte car il n’y pas de places et même nous nous avons perdu notre place, nous sommes en vol, en écoute, porté par le poème, « libre / plus loin » (51).

Car il faut dire ce défi que fait le poème au théâtre : tout le drame du passage qui met la nuit et le jour en scène est celui qui met la voix dans une recherche d’autre chose qu’une place assignable (personnage ou représentation quelconque) vers une force qui demande qu’« on apprivoise / l’immobile / c’est le prix à payer pour / bouger » (53) et alors « on a tous les deux / gagné » (57). Ou encore plus explicitement montré avec ce passage qui indique comment se fait la théâtralité du langage dans l’invention d’un corps neuf, d’une relation totalement corps et langage : « c’est par toi / que mes genoux / pensent » (58). L’érotisation généralisée qui nous porte dans et par ce corps-langage de la voix résonant dans tout l’espace comme subjectivation maximale d’une relation où « nous sommes / emportés » (62). Il faut alors suivre la suggestion continue que fait une telle théâtralité dans et par le poème : le « je-tu » du poème qui passe de bouche en bouche puisqu’ils sont bien deux (« on est deux mais on est / dans la même » vie, 59) « sur ce courant » et dans « cette eau / qui nous unit » (63) est l’invention d’une marche qui « a le souffle / balance / entre le présent / et toi / qui vas venir » (65), c’est-à-dire très exactement ce mouvement qui ne fait que commencer au moment du théâtre et qui n’est pas près de s’arrêter, qui est très précisément un « se perdre / pour se retrouver » (72).

Et le défi est infini puisqu’alors le théâtre porté par le poème met vraiment à l’ordre du jour, à l’ordre de la circonstance, à l’ordre de nos vies, « du cœur dans la main » au point de déborder jusqu’à pouvoir vraiment se dire qu’« on est ensemble » (74). Par quoi l’intime est transformé en un extime et l’amour n’est plus une illusion qui ferait abandonner le monde mais bien une activité qui embrasse au point que maintenant « c’est la parole / qui nous tient / le corps au corps / quand le silence / nous enfermait / hors de nous-mêmes / la parole / commence le jour / le monde / arrêté / repart » (75). Plus qu’un programme pour un théâtre porté par le poème, c’est un faire que seul le théâtre rend visible quand, même si (et peut-être parce que) je n’ai pas tout entendu, « la douceur / ressemble au langage / elle commence / seulement à deux » (87) avec ce travail en cours qui engage de tels commencements. Revenant de Blaye, je n’arrête pas de recommencer avec le poème, le langage, la relation. Merci à Romain et à Loïc. Merci à Solène et à Brieux. Merci à Henri et à Régine. Merci à Claire et à Augustin qui m’ont dit leur écoute ce soir-là.

Serge Martin


 

Article extrait de www.letnt.com/saison/limbes.htm

                                                                                                   Article réalisé par Julien Chéné et Angéline Jaquin, L3
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