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14 novembre 2012 3 14 /11 /novembre /2012 17:11

 

 

Spectacle présenté au TNBA le 23 et 24 octobre 2012

 

 

« Si je pouvais peindre une image de ma vie, elle serait jaune, brillante, ensoleillée, avec du rouge deci delà. Mais tout refaire. Non, merci. C’était génial, fantastique mais un billet aller c’est suffisant. »[1]

 

 

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Les ballets C de la B,  compagnie créée en 1984 par Alain Platel réunit plusieurs chorégraphes tels que Alain Platel lui-même accompagné de Christine De Smedt, Lisi Estaras et Koen Augustijnen sans oublier Hans Van den Broeck et Sidi Larbi Cherkaoui qui en ont également fait partie. Cette compagnie forme ainsi un collectif centré sur la danse contemporaine. Cependant, elle intègre des approches plastiques et scéniques d’horizons variés comprenant notamment du cirque, du hip hop et du théâtre. Ainsi, Au-delà croise le théâtre, la danse contemporaine, le hip hop et le cirque.

 

 

« Pendant des années j’ai parlé de désespérance dans mes spectacles. Cette fois c’est différent. »            

 

« Ce spectacle est à la fois un voyage dans le réel, le surréel et l’irréel. »

 

 

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Lors de ses précédents spectacles, Koen Augusijnen s’intéressait principalement aux relations humaines et aux questions politiques et sociales qu’il traitait avec une certaine désespérance. Cette fois-ci, son désir est d’aller « au-delà ». Ayant récemment perdu son père, cet homme de 44 ans dont le corps de danseur commence à montrer le poids des années, a voulu faire face à la mortalité, qu’elle soit sienne ou universelle. S’inspirant du bouddhisme, Koen a voulu traiter ce sujet non pas de manière morbide ou avec une certaine amertume mais plutôt avec un sentiment d’espoir et d’apaisement.

 

Comment Koen Augusijnen exploite-t-il les corps dans leur espace kinesthésique et scénique ? Comment arrive-t-il à nous plonger dans un monde inconnu grâce à sa mise en scène et sa scénographie ?

 

Le chorégraphe a fait le choix de créer cette pièce avec des danseurs d’une certaine maturité, qui étaient susceptibles de pouvoir travailler dans une symbiose quant à l’épuisement des corps et se rassembler sur une réflexion commune, celle de la mort, l’idée qu’ils s’en font, la mort vue par le bouddhisme, et les expériences de mort imminente, expériences qu’ils ont pu lire dans un certain nombres de livres ou d’articles.       

 

 

 

« Mourir, perdre, vieillir et les problèmes d’accepter tout cela : c’est très présent dans ma vie actuelle. » « Connaitre nos limites physiques, c’est bien ce que nous explorons. »

 

 

 

Koen Augustijnen a fait le choix de fatiguer les corps de par leur présence constante sur scène durant 1h30, et par de beaucoup courses, qui témoignent d’un égarement entre deux mondes, ou simplement la découverte d’un univers inconnu. De plus, il utilise à plusieurs reprises la répétition du mouvement qu’il traduit littéralement par un rappel au mantra, prière bouddhiste qui a pour particularité d’être répétée plusieurs fois dans un certain rythme. Le tout e déroule dans un rapport très frontal, dans une adresse directe au public. Il est d’ailleurs possible, pour le spectateur, quelques jours avant la représentation, d’envoyer un texte qui décrit une relation avec une personne disparue, texte auquel le chorégraphe et ses danseurs feront référence lors du spectacle.

 

En outre, Koen Augustijnen n’utilise pas que des corps dansants, mais aussi des corps parlants. Le théâtre joue un rôle important dans sa création, chacun y va de sa pensée, souvenir, anecdote, vision de la mort et de la vie « si je pouvais peindre une image, elle serait jaune, brillante, ensoleillée, avec du rouge deci delà. Mais tout refaire. Non, merci. C’était génial fantastique mais un billet-aller c’est suffisant » raconte l’un des corps.                                                                                                                                            

 

Dans l’objectif de nous plonger davantage dans ce « monde », Koen Augustijnen fait usage du jazz qu’il qualifie comme un renvoi à la vie. Il recourt à la musique de Keith Jarrett ainsi qu’à une création de son père, dont la musique passe de « douce et tendre à forte, abstraite et puissante, de réconfortante à défiante », tel unvoyage entre le réel et le surréel. Un jeu de lumière blanche renvoie d’ailleurs à cet univers fantasmagorique.

 

« Un voyage qui part de résistance, confusion et douleur pour faire escale dans un lieu où tout est acceptation, calme et équilibre, c’est l’essentiel […] et ainsi, Au-delà, l’histoire de la mort devient l’histoire de la vie. »

 

 


 

Pour aller plus loin :

 

 

 

Comment le voyage « dans le réel, le surréel et l’irréel », pour reprendre les termes du chorégraphe se matérialise-t-il au plateau pour embarquer le spectateur dans l’ « au-delà » ? Comment le spectacle parvient-il à mettre en jeu le thème de la mort sans pour autant être mortifère ?

 

 

 

 

 

Quelques liens internet :

 

 

 

Les ballets C de la B : www.lesballetscdela.be

 

Au-delà : www.resmusica.com 

 

                http://www.envrak.fr/scenes/au-dela-de-koen-augustijnen-decoit/

 

 

Koen Augustijnen : www.theatre-chaillot.fr/danse/koen-augustijnen/au-dela        


 

 

 

 Extrait d’Au-delà :

 

 

 


 

 

 

 


Article réalisé par Marion Dubo, Florine Perlier et Mélissa Le Mindu.

 

 

 

 

                                   

 



[1] Cette citation et les suivantes sont extraites du dossier de présentation du spectacle.
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9 novembre 2012 5 09 /11 /novembre /2012 17:30

 

Présenté au TNBA du 9 au 20 octobre 2012

 

 

Emmigrant TNBA

 

©TNBA - Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine


Nadia Fabrizio est une comédienne qui dévoile ses qualités de chanteuse et ses talents d'auteur et metteur en scène dans Emigrant. D’origine suisse italienne, elle obtient en 1986 le diplôme d’art dramatique du conservatoire de Lausanne et détient deux premiers prix d’art dramatique, dont celui du concours de sortie. Elle intervient fréquemment à l’École Supérieure de Théâtre de Bordeaux en Aquitaine (Estba). Depuis 1988, elle collabore régulièrement avec Dominique Pitoiset (metteur en scène et directeur du théâtre National de Bordeaux depuis 2004), dont elle est l’actrice fétiche comme le démontre bon nombre de ses mises en scène dans lesquelles elle interprète les rôles principaux : Le pélican de Stringberg, Le Misanthrope de Molière, Othello et la Tempête de Shakespeare ou encore ladispute de Marivaux.

Emigrant,c’est le récit personnel d’une femme, petite fille d’immigrés italiens issus de La Carnia, région du Frioul, au nord de Venise à la recherche de ses racines. Elle n’a pas connu l’émigration, mais porte en elle cet héritage, qu’elle partage dans ce spectacle d’une heure et dix minutes, comme un besoin, par hommage.

Le spectacle débute dans le noir et nous plonge dans un univers très intime. En fond sonore, on entend un train qui passe, un bruit de cloche, un chant. C'est sa grand-mère, c'est l’église du village des grands-parents de l'auteur.

« J'ai l'impression d'avoir passé ma vie avec des valises » paroles de « la Mama », la grand- mère.

Parfois, les doigts de Nadia Fabrizio tremblent, elle serre les poings, nous surprend en enlevant brutalement son châle, danse en regardant les musiciens, baisse le regard. Chacun de ses gestes du quotidiens sont remplis d'une grande honnêteté. Entre chants passionnés et récits animés, elle transporte le spectateur dans son histoire, celle de ses origines, l’histoire d’un peuple.

« J’appartiens à cette grande nation de ceux et celles qui cherchent leurs racines. Pas même enlevée, arrachée à des souvenirs ou une vie, pas même émigrée moi-même, et pourtant en miettes, avec pour héritage, de la mélancolie, de la rage et des chants ». Nadia Fabrizio

Sur scène, elle est accompagnée de sa sœur, Katia Fabrizio Cuénot qui chante avec elle les textes de Giorgio Ferigo, du guitariste Flamenco Philippe Vranckx et du contrebassiste Christophe Jodet.

C’est à l’âge de 18 ans que Nadia Fabriozio et sa sœur découvrent le Povolâr Ensemble, un ensemble musical inspiré et cofondé par Giorgio Ferigo : « cet ensemble musical mène une recherche poétique et musicale sur les déchirures, les moralités, les contradictions et les rêves d’une petite communauté frioulane, la Carnia : 40 000 habitants et …40000 émigrés […] L’entreprise du Povolâr Ensemble est exemplaire : c’est une façon originale de se réapproprier son passé et ses racines, pour comprendre son présent, en luttant contre les oublis […] ».

Nadia Fabrizio et ses musiciens se sont emparés de cette musique, apportant leurs arrangements, leur touche personnelle, un nouveau souffle. Les chants dans la langue préservée du bout de l’Italie ponctuent le récit. Ils sont partie intégrante de l’Histoire, aussi bien de l’histoire de cette région du nord de l’Italie que de l’histoire que nous livre Nadia Fabrizio. Ils subliment la parole, expriment les sentiments avec beaucoup d’intensité et de passion. Textes et chants sont mêlés, et apparaissent indissociables. Cette juxtaposition équilibrée rythme le spectacle, permet de faire voyager le spectateur, entre formes théâtrale et musicale, entre mélancolie, rage, joie et amour.

La Pluridisciplinarité d’Emigrant, pose la question de la classification est-ce plutôt une pièce de théâtre parsemée de chants ou un concert parsemé de moments théâtraux ?

Nadia Fabrizio interprète son propre rôle avec beaucoup d’authenticité, de force, de caractère et de sensibilité à l’aide d’une langue rugueuse et râpeuse qui est celle de sa grand-mère paternelle (issue du dialecte du nord de l’Italie). La mise en scène est d’ailleurs très sobre, épurée, et intime. On ressent cette intimité entre les musiciens et Nadia Fabrizio sur scène, ils sont proches, en arc de cercle et laissent parfois voir des regards et des sourires complices.

Nadia Fabrizio et ses musiciens ne se déplacent pas sur scène ou très peu, chacun est à sa place et y reste tout au long du spectacle, pas de migration dans l’espace scénique, il ne s’agit pas d’un voyage du corps, mais des sens et de l’esprit, expliquant le parti-pris minimaliste des mouvements et des décors. Sur scène, on compte quatre chaises en bois, deux micros sur pieds et un tapis qui délimite la scène. Ce dernier renvoie aux carreaux de la cuisine de la maison de ses grands-parents. Cela nous donne l'impression qu'il ne reste plus que le carrelage de la maison, il n'y a plus de mur, plus rien autour.

« C'est triste une maison à volets clos. Et quand il s'agit de tout un village... […] J'étais adolescente, j'étais chacune de ses maisons détruites, mais j'étais prête à recommencer. » Texte extrait du spectacle, par Nadia Fabrizio.

Il y a du noir pour les costumes, une disposition scénique frontale, favorisant les échanges avec le public. Une sobriété maximale au service du jeu expressif du visage, donnant toute liberté au spectateur de se créer son propre voyage.

Emigrantoffre des sensations intenses et multiples qui résonnent en nous. Dès le début du spectacle elle proclame avec une grande ferveur : « toujours étrangère, jamais bien nulle part. » Le temps du spectacle, on a la sensation d'être nous-même emigrant (émigré). D'ailleurs, ne pourrait-on pas dire que nous le sommes tous à notre manière ? N'a-t-on jamais ressenti le manque d'un être cher qui serait éloigné de nous, la nostalgie d'un paysage, le besoin de revenir « aux sources », là où notre famille est née, là où l'on se sent bien, en sûreté? Chacun a ses raisons de se sentir émigré ! On l'oublie trop souvent, certains même refusent de l'admettre. Nadia Fabrizio par le biais d'une histoire très personnelle, ne parle t'elle pas d'un sujet universelle ?

 


Une photo de la famille de Nadia Fabrizio :

 

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© ''Enrica Della Pietra « Da Sina », Mario Fabrizio « Dal Dat », et leurs enfants, Giovanni Battista, notre père, Nives, Mirella et Rodolfo, en 1956 à Couvet en Suisse. '' Nadia Fabrizio.

 


A la fin du spectacle, lors d'un échange avec le public, l'auteur nous confie que cela faisait des années qu'elle rêvait de faire ce spectacle. Elle espère un jour jouer son spectacle « au pays », la Carnia. Il est vital pour elle d'y retourner chaque année.

 

Paroles et traduction du premier chant joué lors du spectacleEmigrant :

 

 

Il timp das radîs

 

Il Timp al era il Timp dai baraçs [bis]

i mi soi scuviert fuea ai tiei ramaçs

Timp dai baraçs

tu mi sês Nort

 

Il Timp al era il timp dai sclopons [bis]

peraulas solfadas tal segrêt dai cjantons

Timp dai sclopons

tu mi sês Nort

 

Il Timp al era il timp dal muiart [bis]

il Dean i ai passât par cjatâti

Timp dai muiart

tu mi sês Nort

 

Il Timp al era il timp das radîs [bis]

amôr malnudrît, fadia di essi vîfs

Timp das radîs

tu mi sês Nort

 

Il Timp al era il timp da giuligna [bis]

peràulas fruidas, bussadas glaçadas

Timp das radîs

tu mi sês Nort

 

E alora i lu vent par un franc [bis]

 

il gno cûr di banda che cumo al buta sanc

du sang

i lu ent par un franc

nol à plui il Nort

[bis]

 

 

Le temps des racines 

 

Le temps était le temps des ronces [bis]

je me suis découvert feuille à tes branches

Temps des ronces

tu es mon Nord

 

Le temps était le Temps des pissenlits [bis]

paroles susurées dans le secret des alcôves

Temps des pissenlits

tu es mon Nord

 

Le temps était le Temps des foins [bis]

J'ai traversé le Degano* pour te rejoindre

Temps des foins

tu es mon Nord

 

Le temps était le Temps des racines [bis]

amour mal nourri, fatigue d'être en vie

Temps des racines

tu es mon Nord

 

Le temps était le Temps du givre [bis]

paroles usées, baisers glacés

Temps du givre

tu es mon Nord

 

Et alors je le vends pour un franc [bis]

 

Mon cœur de fer-blanc qui maintenant vomit

je le vends pour un franc

il n'y a plus de Nord

[bis]

 

 

Liens :


Véronique Hotte, interview de Nadia Fabrizio sur Emigrant,journal culturel « la terrasse » : http://www.journal-laterrasse.fr/focus/nadia-fabrizio-la-quete-inlassable-des-racines

Extrait de Emigrant : http://www.youtube.com/watch?v=Y1HKck106l0

il timp das radîs, de l’ensemble Povolâr : http://www.youtube.com/watch?v=Ih1a7Xg3uh8

 

Pour aller plus loin :

Comment ce spectacle autobiographique dépasse-t-il le récit pour impliquer le spectateur dans ce qui se joue ?

Comment le "va-et-vient entre l'ici et l'ailleurs, le passé et le présent", pour reprendre les termes de Nadia Fabrizio dans sa note d'intention, se concrétise-t-il en jeu ?

 

Article réalisé par Alice Dufour et Elsa Mourlam

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18 octobre 2012 4 18 /10 /octobre /2012 15:14

Une constante qu’on peut reconnaître à la performance, cette forme spectaculaire aux manifestations hétéroclites qui se dérobe à une définition cloisonnée, apparaît dans ce qu’elle dévoile : l’artiste dans sa réflexion. Pas seulement par son engagement au sein même de l’œuvre, car cela voudrait alors dire considérer les autres formes comme des objets distincts de leur créateur, mais bien plutôt par son acceptation à montrer cet état de questionnement en cours. Présenter l’acte artistique dans la performance, voila la plus pure expression de l’artiste, la véritable création.

De ce point de vue, Olivier  de Sagazan, peintre-sculpteur-performer, mérite qu’on s’intéresse à son cas pour son implication enragée à éveiller les consciences de la mort. Tout récemment, il était artiste-associé des Rencontres Improbables (festival de performances, réparties entre Bayonne, Biarritz et Anglet), où pour la première fois le lieu d'exposition associait aux performances une partie de ses réalisations plastiques (sculptures et peintures, mais aussi films). Initiative qui permettait une réelle immersion dans la réponse artistique de Sagazan à ses préoccupations.

Avant d'aller plus loin dans le développement de ce qui serait le "propos" d'Olivier de Sagazan, une description rapide de ce en quoi consiste la performance (du moins celle du 16 novembre 2011) et de son déroulement semble incontournable :

Comme on le ferait dans une église, une petite centaine de personnes prennent place dans la salle du Carré (Bayonne), face à un espace où attendent déjà quatre ou cinq seaux par terre, une chaise et derrière elle, trois plaques de métal oxydées se superposent, suspendues au plafond.

Olivier de Sagazan arrive alors, il s'installe sur la chaise, et alors que dans ce silence concentré, la tension monte, il s'empare tout à coup d'un mélange de glaise et de kaolin, qu'il plaque frénétiquement sur ses cheveux d'abord, puis plonge à deux mains dans le seau d'argile pour s'en couvrir le visage. On entend quelques vociférations "Je dois chercher", "Aller chercher, au fond derrière". Commence alors la Transfiguration (intitulé de la performance) d'Olivier de Sagazan.

Se succèdent nombre de créatures terrifiantes, que l’artiste sculpte à même son visage, qui disparaît intégralement sous la glaise sans qu'il ne puisse plus ni respirer ni voir, ses doigts s'agitant alors à l'aveugle entre les différents pots, peinture, encre, sable, eau, matières filandreuses, baguettes... Des yeux surgissent de deux points enfoncés de peinture noire qui dégouline, une bouche jaillit rouge sang d'une lacération, des cheveux poussent, la veste vole, la chemise arrachée nerveusement; il rajoute, retranche, mélange la matière, créant formes et êtres monstrueux.

Comme en transe, parfois sous la pression, il dégage de la terre pour laisser échapper un cri, ou se projette violemment contre les plaques métalliques derrière lui, entre exaspération et désespoir...

 

 


Finalement, il n'y arrivera "pas ce soir". Ce soir-là, il considère ne pas être aller au fond, ne pas être parvenu à "passer derrière", intérieurement. Il se contente donc de rapidement saluer, puis redescend pitoyablement l'allée pour disparaître.

Sagazan ne raconte pas, on verra, par l'approche globale de son travail, qu'il y a bien sûr un fond à son acte, une raison pour lui mais aussi pour son spectateur. Mais jamais il n'est rattrapé pas la "mise en scène" de cet acte, il le vit réellement et au présent (malgré ce qu'on pourrait finalement appeler les répétitions, dans le sens de « réitération » de la recherche, depuis déjà plusieurs années) et c'est ce geste viscéral qui importe.

Dans son texte inspiré d'une des performances de l’artiste, l’écrivain Romain Verger les qualifie de "rite corporel". Il est en effet judicieux d’aborder ainsi l'univers de l'artiste sans risquer de s'en lasser. Du point de vue de la cérémonie ; dont on connaît les ingrédients mais dont on assiste de sa présence le déroulement, comme pour accompagner cet Être qui se sacrifie pour tous les autres. Ici, pour leur faire voir la violence, composante nécessaire de la vie, et à laquelle ils doivent réagir.

Par son engagement réel au moment de la performance, il ne laisse pas le public simple spectateur ou comme des adeptes hébétés devant leur gourou, car ce qui importe c’est bien l’écho de l’œuvre en chacun. Ce précepte n’est pas sans rappeler celui développé par Foucault quand il parle du « théâtre de la terreur », rituel social où « le personnage principal était le peuple, dont la présence réelle et immédiate était requise pour la performance »[1]. S’il y a cérémonie c’est ici dans le partage, le spectateur ne doit pas se départir de toute responsabilité sur l’artiste. Celui-ci est là pour lui montrer le chemin à suivre, mais il ne fait que ouvrir la marche par son atout d’expression.

 

Le titre même de la performance, Transfiguration, suggère ce rôle messianique, comme si l'artiste cherchait l'accès à une certaine divinité, ou en tout cas à révéler son vrai visage.

Comme si l'artiste voulait expulser, faire sortir de lui-même cet esprit trompeur, et laisser apparaître le disgracieux pour espérer revenir à ce que lui pense être la véritable face.

"Défigurer c'est percer le voile des apparences, affronter la personne en arrachant son masque, découvrir l’identité, déformer pour mieux connaître et sentir."[2]

Cette monstruosité peut s'inscrire dans la lignée d'un certain expressionnisme, pour la violence (des formes, des couleurs, de l'énergie révoltée, l'explosion des conventions en rigueur -bienséance du corps, dans la posture et le costume-) que Sagazan entend rendre visible dans son art. Une monstruosité quotidienne des images  auxquelles nous ne faisons plus attention, mais pourtant tellement en réponse à notre époque. Période d'autant plus sournoise qu'elle ne semble pas entachée d'aussi grands événements que la seconde guerre mondiale. C'est cela qu'il nous impose pour provoquer l'électrochoc salutaire.

 

Liberté nous est donc laissée d'ignorer le discours pour ce qui lui demeure principal, à savoir l'impact des images. C'est là encore qu'on rejoint la veine expressionniste, dans la provocation de la réaction émotionnelle, par le recours à une réalité déformée. L’artiste lui-même dit se retrouver dans des mouvements comme celui der Blaue Reiter ou die Brücke, pour cette immédiateté dans l’expression des ressentis, mais on peut penser aussi au Cri de Munch, avec ce personnage qui saisit son visage rond et gris, comme pour en faire sortir toute la souffrance existentielle.

Enfin la violence spectaculaire de l'artiste et la codification de la forme peuvent également rapporter le langage corporel Sagazan à celui du danseur Butô, pour l'expression de ses corps traumatisés, irradiés par les catastrophes nucléaires du Japon, pour la volonté à s'en retourner au plus profond des entrailles, pour le passage à un corps "archétypal" (par le grimage notamment) qui soit capable de représenter tout un chacun des corps souffrants...

Ce n’est donc pas sans raison qu’il emprunte à ces références, mais bien pour leur force d’expression, et l’intensité de leur forme esthétique.

 

Ainsi les images touchent pour elles-mêmes, sans être discursives. Pris dans la forme, dans le cadre du rituel, on est frappé de manière immédiate, et le raisonnement face à ce genre d'objet spectaculaire ne peut apparaître que dans un second temps. Car oui, bien sûr, par les créatures ou encore l'archaïsme que Sagazan convoque (entre les éléments et matières qu'il utilise et jusque dans sa façon de procéder, par le tâtonnement), on pense aux origines (le mythe de l'homme fait d'argile, le foetus en formation, les premiers instants de l'être) et puis à la dégénérescence naturelle (de la terre on revient à la terre, la momie, le fossile).

 

 


Prendre conscience de cette part de nous-mêmes, monstrueuse, cet état de décomposition d'où l'on vient et vers quoi l'on va. Penser à cette mort qui donne sa consistance à la vie ("La mort existe et sent mauvais, mais elle doit être regardée en face et son odeur donne, par contraste, le goût et le parfum de la vie (...) Il révèle donc autant la vie que la mort" Cécile Nivet, directrice de publication de l’association du Rayon Vert[3]).  Ne pas oublier que nous sommes faits d'aspérités, de mutations, de transgressions (intitulé de la toute première performance de l'artiste), qui sont autant de révélations de notre identité propre. Oser les affirmer et revivre en fuyant l'assainissement de nos existences. 

 

Encore une fois, pour peu qu'on ne soit pas entièrement robotisé par un décorticage analytique chronique, c'est notre sensibilité que Sagazan mobilise avant tout, et non notre intellect. Et c'est plus largement là le dépassement que l'on peut attendre dans le choix de la forme performative : un surpassement de notre pensée cartésienne qui prend trop souvent le pas sur notre émotivité endormie sinon anesthésiée, du moins à recevoir la violence dans ce qu'elle a de bénéfique à nous apporter. Oui, le discours existe, Sagazan le formule dans des écrits (voir encadré) sorte d’états des lieux, pistes personnelles qui n'interviennent jamais dans l'oeuvre même. On peut considérer de ce point de vue qu’à sa manière, il s’inscrit dans un prolongement de la pensée d’Artaud avec son théâtre de la Cruauté ; d’ailleurs aussi emprunt de l’exubérance expressionniste dans ces gestes enfiévrés et le souci de donner à voir la puissance mortelle que l’humain refoule alors qu’elle le constitue. Cette cruauté au sens large évidemment, comme « conscience qui donne à l’exercice de tout acte de vie sa couleur de sang, sa nuance cruelle, puisqu’il est entendu que la vie c’est toujours la mort de quelqu’un ». Il s’agit bien, en s’adressant simplement aux sens, et non par le divertissement séduisant, d’ébranler les consciences. Artaud développe dans le Théâtre et son double, l’idée selon laquelle le théâtre doit remettre « à la mode les grandes préoccupations et les grandes passions essentielles que le théâtre moderne ont recouvertes sous le vernis de l'homme faussement civilisé (...) l'action du théâtre, comme celle de la peste est bénéfique pour (...) révéler à des collectivités leur puissance sombre, leur face cachée »[4] (cf. le costume que porte Sagazan, comme attribut de l'homme moderne). Et c’est donc au poète -à l’artiste en général- qu’en incombe la charge. L’artiste n’étant rien d’autre qu’un « agitateur issu de cette lucidité supérieure que confère la dé-raison », pour reprendre les termes de Thierry Galibert, au sujet de l’expressionnisme d’Artaud.[5]

 

Si je devais finalement retenir une pensée de Transfiguration, ce serait donc que les gens engagés dans l'expression artistique sont ceux qui ont le courage de se sacrifier pour ouvrir les yeux à tous les autres et les tirer de leur léthargie fataliste ; et que cet acte est nécessairement brutal car extrême. Oui, Olivier de Sagazan nous provoque en attaquant notre émotivité,.mais il n’y a rien de gratuit : il faut provoquer pour susciter la réaction, et ne justement pas nous laisser pauvres spectateurs de ceux qui vivent.

Vivre est une responsabilité, car ce n’est pas simplement subir une vie, mais s’exprimer et s’interroger dessus, n’emploie-t-on pas le terme de « vivant », pour dire de quelqu’un qu’il est animé ? Evidence peut-être, mais qu'un petit nombre d'oeuvres parviennent à atteindre aussi franchement.

 

 

«Certaines questions animent mon travail depuis 15 ans ; si la vie n'avait aucun sens

j'allais lui en donner un en me mettant en quête d'un. «La vie n'a de sens qu'à la condition que j'en manque.» Le vide devient pour moi une nourriture fondamentale et je ne cesse de m'en nourrir. S'interrogeant sur la vie, la mort apparaît comme une donnée dont on ne peut se séparer.

 

Est-ce qu'il faut figurer la mort ? La mort est-elle un moteur à l'art ? Faut-il la représenter pour pouvoir chasser ses démons ?

De même dans les arts primitifs, ce qui nous touche c'est que rien n'est gommé.

La mort, la sexualité... Tout est dit... Dans les églises romanes voyez comment le sacré cotoîe le burlesque.

En matière de monstruosité, ils n'y allaient pas de mains mortes ! Aujourd'hui,

on aseptise, on intellectualise, il faut évacuer l'émotion.

Paroles d’Olivier de Sagazan

 

« Juin 2000 est un triste mois, aucune production, concentration impossible, je ne sais pas où j'en suis, ni ce que je cherche. Il me vient alors une idée étrange, si j'ai perdu "la tête", il me faut la "ressentir", la remettre en place, je vais avec les mains toucher mon visage, y mettre de la terre et tous les matériaux que j'utilise pour ma peinture et ma sculpture. »

Olivier de Sagazan, Ame de boue, texte de 2010.

 

 


 

 



[1] Surveiller et punir, Foucault, p.61, Gallimard, NRF, 1975, 

[2] Notes personnelles d’Olivier de Sagazan

[3] Association dont fait partie Olivier de Sagazan

[4] Oeuvres complètes, Antonin Artaud, tome IV, p39 et p 147, Gallimard, NRF, 1956

 

[5] « Le rôle social du poète est ici indéniable, sans qu'il s'agisse pour autant de participer à l'élaboration d'un contrat collectif, mais d'ouvrir les yeux sur l'hostilité croissante de l'époque à l'égard de l'individu. », Le Poète et la modernité, T. Galibert, p.152, Collection L’Ouverture philosophique, 1998

 

© Photogrammes tirés d’une captation de Alexandre Cardinali

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  • : Le "krinomen" est un débat critique qui regroupe les étudiants d'Arts du spectacle (théâtre et danse) de l'Université Bordeaux Montaigne, de la Licence 1 au Master 2. Ce blog constitue un support d'informations sur les spectacles vus pendant l'année, ainsi que le lieu de publication d'une partie des travaux réalisés en TD de critique (critiques de spectacles, entretiens...).
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